Quinze mois après que des millions d’ÉgyptienNEs, guidéEs par la jeunesse révolutionnaire, s’étaient uniEs pour demander la fin de la corruption et de la suffocante dictature, ils et elles se sont présentéEs en rang dispersés dans les bureaux de vote pour élire leur nouveau président. Le Conseil suprême militaire qui assure la transition depuis le renversement de M. Hosni Moubarak en février 2011, a trahit sa promesse de maintenir les buts de la révolution en renforçant les éléments corrompus de l’ancien régime.
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Qu’est-il donc arrivé et comment comprendre les résultats électoraux en ce moment ?
Les révolutionnaires sont divisés. Il ne fait aucun doute que l’incapacité des groupes révolutionnaires à s’entendre pour présenter un seul candidat ou un ticket présidentiel (candidats président et vice-président) leur a couté la possibilité d’arriver au deuxième tour. Leurs candidats ont à eux deux obtenu 37% des voix exprimées. Cela aurait pu leur garantir la victoire s’ils avaient fait campagne en commun. Mais malgré bien des efforts pour arriver à cet objectif l’un et l’autre ont refusé toute concession. Abol Fotouh invoque que l’électorat favorisait un candidat lié à l’Islamisme et que donc il détenait une position de consensus. Il avançait pouvoir réconcilier les Islamistes et les laïques. De son côté, M. Sabahi estime que le pays n’a pas besoin d’un candidat islamiste de plus après leur victoire aux élections parlementaires où ils ont raflé 75% des sièges. Au cours des trois dernières semaines, les partisans de M. Sabahi ont mené une campagne féroce contre M. Fotouh alors qu’ils ne pouvaient lui ravir que quelques votes. Par ailleurs ils ne pouvaient espérer faire des gains aux dépens de M. Mursi, le candidat des Frères musulmans ou de M. Shafiq l’anti révolutionnaire et dernier premier ministre de l’ancien régime. La tactique a pourtant fonctionné et les observateurs estiment que M. Sabahi a probablement doublé ses appuis au cours des dernières semaines en s’accaparant la part du lion chez les supporteurs de M. Fotouh.
Faible participation : Malgré le haut niveau d’intérêt et les enjeux majeurs impliqués, il semble que les ÉgyptienNEs soient tout simplement fatiguéEs et ne sont pas alléEs voter en masse. Certains groupes révolutionnaires ont appelé au boycott invoquant que les élections n’avaient aucun sens puisque l’État est toujours sous le contrôle des militaires. Lors des élections parlementaires à la fin de l’année dernière, 27 millions de personnes avaient voté. Maintenant, sur 51 millions d’électeurs-trices inscritEs seulement 24 millions ont voté soit 47%. Il y en avait eu 62% aux élections parlementaires.
Les Frères musulmans ont fait leur campagne seuls : Tous les groupes anti Moubarak étaient unis dans leur revendication pour la fin de la corruption lors de la révolution. Même si les Frères musulmans ont pris beaucoup de précautions avant de joindre la révolution à ses débuts, leur participation a été cruciale dans ses succès. Mais, peu après, ils ont brisé le consensus avec les groupes révolutionnaires et ont pris leur propre chemin avec leur énorme habileté à s’organiser et à mobiliser. Ils se sont détachés des autres groupes révolutionnaires grâce à une entente tacite avec le pouvoir militaire à l’intérieur de laquelle ils ont abandonné les demandes révolutionnaires à un moment crucial. Il n’y a plus que la méfiance entre ces deux parties en ce moment. Quand les Frères musulmans ont trahi leur engagement et décidé de présenter un candidat, ils faisaient surtout confiance à leur capacité de mobilisation de leurs partisanEs. Aucun des groupes révolutionnaires de la place Tahrir ne leur a donné leur appui. Sur le terrain, plusieurs supporteurs des Frères se sont mis à attaquer M. Fotouh ce qui a encore plus désarçonné et découragé les électeurs-trices. Finalement les révolutionnaires se sont retrouvéEs totalement découragéEs. Pourtant le vote en faveur des Islamistes est passé de 10 millions lors des élections parlementaires il y a 6 mois à 6 millions cette fois-ci.
Le candidat des militaires et l’état de la sécurité dans le pays : Bien des analystes ont débattu autour de la présence ou non d’un candidat « des militaires » dans cette course. Même s’il déclare n’avoir favorisé aucun candidat, le Conseil militaire a permis que les ressources de l’État soient utilisées au bénéfice de M. Shafiq. Avec l’aide de la bureaucratie d’État, l’appareil sécuritaire (qui a été reconstruite sur la base des anciens éléments du secteur et qui avait gardé leurs liens avec des officiers locaux qui n’ont jamais démissionné), a mobilisé ses capacités en faveur de leur candidat préféré. Plusieurs rapports sont apparus dans les médias égyptiens qui font état des moyens employés par l’armée pour s’assurer l’appui d’officiers de police et que des instructions ont été données aux fonctionnaires par leurs supérieurs, de voter pour M. Shafiq. Aux membres de l’armée, qui n’ont pas le droit de vote, on a demandé qu’ils s’assurent que les membres de leurs familles allaient voter pour lui. Tous les employés de l’État ont eu congé mardi pour qu’ils puissent aller voter pour le candidat préféré des hauts dirigeants militaires.
Depuis décembre 2011, la situation sécuritaire et économique n’a cessé de se détériorer dans le pays. Il s’agit d’une politique délibérée du Haut commandement militaire qui assure l’intérim au gouvernement de telle sorte que les citoyenNEs ressentent le manque de sécurité et subissent les rigueurs économiques comme un effet direct de la révolution. Même l’élection du nouveau parlement n’a fait qu’empirer la situation. M. Shafiq s’est appuyé sur cette situation pour déclarer qu’une fois élu, il rétablirait la sécurité en 24 heures et que son attachement à la loi et à l’ordre ramènerait la prospérité économique.
En plus, la commission électorale, qui a rétablit la candidature de M. Shafiq après la lui avoir retirée, n’a pas appliqué ses propres lois sur le financement des campagnes électorales. Elle avait établit un plafond de 10 millions de livres de dépense pour chaque candidat dans la course à la présidence. Il était clair que M. Shafiq dépensait bien plus que cela sans être du tout inquiété. Il a été révélé que ses seules publicités avaient couté 22 millions de livres. Il a fait diffusé des douzaines d’annonces télévisées au prix de 200,000 livres chacune. Ce n’est pas nouveau en Égypte que des sommes énormes soient dépensées par les politiciens. Mais dans ce cas précis cela a atteint de nouveaux plafonds et sans comptes à rendre à qui que ce soit.
Sur la base de fausses espérances : Toute la machine de l’ancien parti de M. Moubarak, le Parti démocratique national maintenant interdit et les gens d’affaire corrompus se sont mis en marche aussitôt la candidature de M. Shafiq officiellement annoncée. Des fuites venues de l’intérieur parlent de l’épouse de l’ancien directeur de l’organisation du parti, le milliardaire Ahmad Ezz (qui a supervisé l’élection entachée de fraude en 2010 et qui purge en ce moment une peine de 10 ans de prison pour corruption financière et politique et contre qui d’autres accusations sont à venir), qui aurait payé 100 millions de livres à des officiers locaux dans la région du Delta pour soutenir la campagne de M. Shafiq. Les paysans qui vivent au cœur du Delta sont complètement contrôlés par les maires et les divers officiers locaux, qui auraient dépensés des millions pour que ces gens, avec leurs familles, votent pour M. Shafiq. Dans un reportage d’Al-Jazeera un journaliste demande à un paysan pourquoi il allait voter pour M.Shafiq. Sa réponse ? « Comme à tout le village, on m’a dit de voter pour lui pour que la sécurité et la prospérité revienne ». Et il ajoute : « et j’ai amené ma famille voter pour lui ». Dans les cinq provinces du cœur du Delta le candidat Shafiq a recueilli 2,5 millions de votes soit environ 50% de son total. En comparaison, M. Mursi, qui est probablement en tête, n’en a recueilli que 1,7 million et les candidats Sabahi et Fotouh n’en ont recueilli que 1,3millions et un seul respectivement.
Chez les artisans de la campagne de M. Shafiq il existe une forte espérance que son arrivée au pouvoir voudrait dire qu’éventuellement tous ceux et celles de l’ancien régime qui croupissent en prison pour corruption en ce moment (dont M. Moubarak et ses fils s’ils étaient condamné) pourraient bénéficier d’un pardon général. Ils rêvent aussi de retrouver leur ancien statut social perdu avec la fin du régime Moubarak.
Le rôle des Soufistes : La montée des Salafistes lors de l’élection
parlementaire a crée une véritable division, sur la base des croyances et des pratiques religieuses, avec les groupes se réclamant du Soufisme. Il existe environ 12 millions d’ÉgyptienNES appartenant à ce courant de tradition, dont une bonne partie des habitantEs de la région du Delta du Nil. Cette partie du pays dépend largement de l’industrie du tourisme religieux pour vivre. Les chefs de ces groupes se sont sentis menacés par le discours des Salafistes qui promettaient de mettre fin à leurs manières de vivres « païennes ».
M. Shafiq a sauté sur cette polémique et déclaré qu’il appartenait lui-même au soufisme et qu’il s’engageait, si élu, à préserver leurs traditions. Les chefs lui ont donné leur appui.
Le vote des chrétiens : Même si beaucoup de Chrétiens coptes ont participé à la révolution pour renverser O. Moubarak, plusieurs dans l’Église et chez les laïcs ont peur de la montée des groupes islamistes. Pendant plusieurs semaines, les leaders de cette communauté ont déclaré qu’ils voteraient pour un candidat « civil » désignant ainsi M. Amr Moussa. Mais la semaine dernière, une grande majorité des Coptes ont déclaré qu’ils voteraient pour M. Shafiq parce « il est le seul capable de stopper la montée islamiste ». Les sondages à la sortie des bureaux de vote, lundi et mardi dernier et des observateurs confirment que de 70 à 80% des Chrétiens ont voté pour le candidat Shafiq. Le Patriarche copte par intérim a déclaré au journal al-Shrouk qu’il était au courant de ces rapports et qu’il avait suspendu deux membres de la haute hiérarchie de l’Église et qu’ils étaient sous enquête.
Et maintenant…. ?
Personne ne connait la réaction des leaders révolutionnaires sortis du jeu électoral face à ces résultats. Même s’il ne semble pas y avoir de preuves de fraudes patentes, il est clair que le rôle des structures autoritaires de l’État a influencé les résultats. Même chose pour ce qui est de l’argent dépensé pour corrompre la volonté politique des ÉgyptienNEs. Au-delà de sa réponse aux allégations d’inconduites et éventuellement de fraudes, la Commission électorale va engager le deuxième tour entre Ms Mursi et Shafiq. La plupart de ceux et celles qui ont participé à la révolution, sauf les islamistes, sont placéEs devant un choix inexorable : voter pour un islamiste ou pour un membre du régime qu’ils et elles ont pourtant renversé !
Peu importe la situation, Ahmad Shafiq ne devrait jamais avoir la possibilité de gagner. Contre l’appui des partisans de Ms Fatouh et Sabahi, les Frères musulmans devraient offrir à ces candidats un engagement sincère envers les valeurs de la révolution et appeler à l’unité pour arriver à cet objectif. Cette offre devrait dépasser les simples discours et être accompagnée de gestes forts et inclusifs ; comme leur offrir généreusement des postes de haut niveau, tels ceux de vice président ou premier ministre. Si les Frères pensent gagner cette élection sans l’apport des groupes révolutionnaires ils se trompent complètement. Non seulement les partisans de M. Moussa vont-ils voter pour le candidat Shafiq, mais maintenant que ce revenant a réussi au-delà des espérances les plus folles, ses supporteurs vont redoubler d’efforts et utiliser toutes leurs vieilles manigances pour lui assurer la victoire finale. Avec l’appui actif des militaires et de l’appareil de l’État.
Seul le retour à la détermination et à l’unité d’action des premiers jours de la révolution encore incomplète peut garantir qu’elle se poursuive jusqu’à son terme. Les Frères musulmans ne peuvent se permettre de bousiller cette opportunité une nouvelle fois. Car, l’alternative serait probablement une autre révolution pour remplacer celle qui aurait ainsi avorté.