Édition du 17 décembre 2024

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Livres et revues

L’écologie de Marx à la lumière de la MEGA 2 (I)

Depuis une trentaine d’années, les études destinées à évaluer la portée de l’œuvre de Marx (tout comme de celle d’Engels, qui lui est étroitement liée) à l’aune de la thématique et de la problématique écologiques se sont multipliées. Aiguillonnées par la conscience grandissante de l’ampleur de la catastrophe écologique dans laquelle nous sommes engagés et de l’urgence qu’il y a à l’affronter, elles ont cherché à déterminer si et dans quelle mesure cette œuvre était susceptible d’éclairer les tenants et aboutissants de cette catastrophe et de contribuer à formuler des réponses appropriées permettant d’envisager d’en sortir.

23 novembre 2021 | alencontre .org

Deux tendances se sont rapidement dégagées à ce sujet. Pour les uns, non seulement l’œuvre de Marx n’aurait rien à nous apprendre sur ce terrain mais toute pensée sérieusement soucieuse de prendre cette thématique et problématique à bras-le-corps devrait sans détourner, tant elle serait restée en définitive prisonnière d’un prométhéisme exaltant de manière irréfléchie la croissance des forces productives, en en faisant une des conditions sine qua non du socialisme. Elle aurait ainsi ouvert la voie à la cécité dont le mouvement socialiste (tant dans sa version sociale-démocrate que dans celle déclinée par le soi-disant « socialisme réel ») a fait preuve au regard de la dynamique génératrice de la catastrophe écologique, en portant de ce fait une part spécifique de responsabilité dans cette dernière [1]. Pour d’autres, au contraire, l’œuvre de Marx, correctement évaluée ou réévaluée, non seulement témoignerait d’une sensibilité écologique certaine mais encore dégagerait des perspectives originales en ce qui concerne tant la compréhension théorique des racines de la catastrophe écologique que la formulation de propositions politiques pour tenter d’y faire face [2].

Kohei Saïto suit manifestement cette seconde voie, aujourd’hui déjà bien balisée [3]. Son originalité tient, cependant, d’abord aux sources qu’il exploite. Il ne se contente pas, en effet, de reparcourir une nouvelle fois les textes canoniques de Marx. S’appuyant sur l’ensemble des volumes de la MEGA 2 déjà parus [4], il étend considérablement le corpus de référence à nombre de textes jusqu’alors inédits de Marx, qu’il s’agisse de la somme considérable de manuscrits qui ont préparé ou accompagné l’élaboration de sa critique de l’économie politique, laissée finalement en plan avec Le Capital, ou de la somme encore plus importante des carnets de lecture et des notes apposées par Marx en marge des ouvrages figurant dans sa bibliothèque et qui y ont été conservés. Les pièces nouvelles ainsi versées au dossier permettent de mieux suivre l’évolution de la pensée de Marx sur les questions relatives à l’écologie. Elles éclairent aussi, plus largement, la manière dont Marx travaillait et elles expliquent finalement pourquoi, loin de nous avoir laissé en héritage un monument théorique, c’est un véritable chantier, dans tous les sens du terme, qu’il nous a légué. A charge pour nous de continuer à y travailler.

Des intuitions fondatrices précoces

A partir de l’automne 1843, établi à Paris, pour approfondir la critique de la société civile bourgeoise à laquelle l’ont amené tant son activité de journaliste au sein de la Rheinische Zeitung que sa relecture de la philosophie du droit de Hegel, Marx entreprend la lecture des principaux économistes classiques (à commencer par Adam Smith et David Ricardo), inaugurant ainsi une recherche qui l’occupera pendant tout le restant de sa vie. En témoigne la série des cahiers de notes et de réflexions que Marx rédige alors, connue sous le nom de Manuscrits de 1844 ou Manuscrits économico-philosophiques.

Ces manuscrits sont d’une grande densité théorique. Marx y multiplie les formules brillantes, certaines pas des plus claires, encore frappées au coin d’une pensée marquée par l’héritage hégélien, révisé à travers le prisme jeune-hégélien, notamment celui de Ludwig Feuerbach. On y trouve pour commencer une conception originale des rapports entre l’homme et la nature, destinée à éclairer toutes ses élaborations ultérieures à ce sujet. La nature y est en effet définie comme « le corps non-organique » de l’humanité.

« L’universalité de l’homme apparaît en pratique précisément dans l’universalité qui fait de la nature entière son corps non-organique, aussi bien dans la mesure où, premièrement, elle est un moyen de subsistance immédiat que dans celle où, [deuxièmement], elle est la matière, l’objet et l’outil de son activité vitale. La nature, c’est-à-dire la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non-organique de l’homme. » [5]

Mais, d’emblée, Marx marque la spécificité de l’unité de l’humanité et de la nature qu’est le travail. Car ce n’est que par la médiation du travail, de la transformation de la nature que ce dernier opère, que l’humanité peut y puiser la substance de son existence. Au sein de ces Manuscrits, encore sous l’emprise de l’hégélianisme, Marx renvoie d’abord cette spécificité au caractère conscient, donc volontaire, réfléchi, finalisé du travail, là où, au contraire, l’éventuelle activité transformatrice de la nature pratiquée par l’animal reste prisonnière de son instinct et, par conséquent, du cercle étroit de ses besoins. Ce qui introduit une seconde différence essentielle : alors que le travail animal est limité à ces derniers et à son écosphère particulière, celle de l’homme tend à devenir universelle (elle étend constamment son champ dans la mesure même où elle engendre constamment de nouveaux besoins) :

« L’activité vitale consciente distingue directement l’homme de l’activité vitale de l’animal […] L’animal ne façonne qu’à la mesure et selon les besoins de l’espèce à laquelle il appartient, tandis que l’homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l’objet sa nature inhérente ; l’homme façonne donc aussi selon les lois de la beauté. » [6]

Sur cette base, Marx reproche fondamentalement au capitalisme d’avoir rompu cette unité fondamentale, constitutionnelle, entre l’humanité et son corps inorganique, en rendant du coup la première étrangère à la seconde et réciproquement, en introduisant ainsi une dimension d’aliénation dans leurs rapports. Cette dernière plonge en définitive sa racine dans l’expropriation des producteurs : leur séparation de fait et de droit d’avec leurs moyens de production, d’avec les conditions objectives de la production de leurs moyens de consommation, d’avec les conditions matérielles de leur subsistance, dont la principale n’est autre que la terre.

Cette thèse émerge lorsque Marx entreprend d’expliciter dans ses cahiers la différence entre la propriété foncière féodale et la propriété foncière capitaliste. Un passage sur lequel Saïto attire justement l’attention (pages 33-44), en notant qu’il a le plus souvent échappé à celle des commentateurs de ces manuscrits [7].

Dans le cadre de la propriété féodale, paysans et paysannes sont asservi·e·s : réduit·e·s au statut de serfs. Or le servage se définit par un double lien : celui du serf au domaine dont il est en somme partie intégrante (à ce titre, il peut être vendu avec le domaine) : « le serf est l’accessoire de la terre » (il est adscriptus glebae, assigné à la terre, selon le droit féodal) ; celui du serf au seigneur de ce domaine, dont il est l’homme lige, auquel le lie un rapport d’allégeance, de dépendance personnelle ; ce qui donne à la domination et à l’exploitation féodales une allure gemütlich dit Marx [8], par-delà son caractère de rapport de force brutal. Le point important ici est que le producteur direct (le serf) reste lié à la terre comme moyen de production ; dans le servage, la terre reste « le corps non-organique » du producteur, tout comme elle l’est d’ailleurs pour son propriétaire même, le seigneur, le maître, qui n’appartient pas moins au domaine que ses serfs : c’est ce que signifie fondamentalement sa particule, il est baron, comte, marquis, duc, prince de…, quand il ne se dénomme pas directement par le nom du domaine : ainsi des Valois, des Guise, des Bourbon, des Habsbourg, des Lancaster, des York, etc.

C’est précisément ce qui fait totalement défaut au travailleur salarié, qu’il soit agricole ou non. Celui-ci est, par définition, un « travailleur libre ». Et même doublement « libre » : libéré de tout lien de dépendance personnelle et communautaire et libéré de tout moyen de production en propre. Ne lui reste comme seule propriété que sa propre personne, ses facultés personnelles qui constituent sa force (puissance) de travail, dont il peut par contre entièrement disposer à sa guise : il est un sujet de droit privé à ce titre. Mais, du coup, pour se procurer ses moyens de subsistance, il n’a plus d’autre possibilité que de mettre cette force de travail en vente, en espérant que quelqu’un-e la lui achète (en échange d’un salaire), au service duquel ou de laquelle il devra se mettre, généralement dans le but de valoriser un capital, en formant plus de valeur que la valeur propre de sa force de travail. Autant dire que, contrairement au serf, ses conditions d’existence ne sont nullement assurées par les rapports de production dans le cadre desquels il opère, qui peuvent parfaitement le compter et le traiter en surnuméraire « inutile au monde ».

Sous le régime capitaliste, par conséquent, le producteur n’a plus de rapport direct à la terre comme moyen de production et de reproduction de sa propre existence, comme « corps non-organique », même lorsqu’il s’agit d’un salarié agricole. Dans ce dernier cas, ce n’est qu’accidentellement et marginalement qu’il produit ses moyens de subsistance : la terre n’est plus que le moyen de valoriser un capital investi dans l’agriculture. Inversement, tandis que ce moyen de production qu’est la terre a été séparée de celui qui la travaille, elle se sépare aussi de lui et peut ainsi devenir pleinement marchandise, être achetée et vendue à toutes les fins possibles, comme moyen de production ainsi que comme moyen de consommation (objet de jouissance pour son propriétaire ou possesseur).

L’ensemble de ces thèmes et thèses constituent un fonds théorique qui va continuer à alimenter la pensée de Marx, bien au-delà des Manuscrits de 1844. On les retrouve jusque dans ses œuvres de la maturité qui développeront sa critique de l’économie politique. Par exemple dans le passage suivant des fameux Grundrisse (1857-1858) qui semble répéter terme à terme les précédents :

« Ce n’est pas l’unité des hommes vivants et actifs avec les conditions naturelles, inorganiques, de leur échange de substance avec la nature ni, par conséquent, leur appropriation de la nature, qui demande à être expliquée ou qui est le résultat d’un procès historique, mais la séparation entre ces conditions inorganiques de l’existence humaine et cette existence active, séparation qui n’a été posée comme séparation totale que dans le rapport du travail salarié au capital. Cette séparation ne se produit pas dans les rapports d’esclavage et de servage ; mais une partie de la société est traitée par l’autre en simple condition inorganique et naturelle de sa propre reproduction. » [9]

Ici encore, la rupture de l’unité constitutionnelle entre l’humanité et la nature, soit la séparation entre l’être humain, nature subjectivée, et son corps inorganique, condition objective de son existence et de son activité laborieuse, est donnée par Marx comme la caractéristique principale de l’univers capitaliste et la condition même de la formation du capital qui lui sert de base et de cadre.

Marx face à Liebig

Pour autant, Marx ne va pas se contenter de répéter ad nauseam ces formules. Au contraire, il va chercher à les vérifier en les confrontant aux sciences positives de son temps. Ce qui va lui permettre de les enrichir de nouvelles déterminations mais va aussi le contraindre à les nuancer et à les rectifier pour une part. Tout ce travail théorique marxien est méticuleusement scruté et rendu par Saïto.

Le passage précédemment cité des Grundrisse emploie ainsi une notion nouvelle, encore inconnue du Marx des Manuscrits de 1844, celle d’échange de substance entre l’homme et la nature, qui traduit littéralement l’allemand Stoffwechsel. D’autres traducteurs, dont Billy, ont opté pour le terme de métabolisme, qui est sans doute beaucoup plus fidèle aux origines du terme.

Le concept de métabolisme est emprunté à la biologie, plus exactement même à la physiologie. Au sein de cette dernière, il y désigne, d’une part, le système des échanges de substances diverses entre l’ensemble des parties d’un organisme vivant (végétal, animal ou humain), échanges par lesquels ce dernier se régénère en permanence tout en maintenant son ordre interne propre (c’est le métabolisme interne) ; d’autre part, les échanges auxquels tout organisme vivant est tenu de procéder avec son milieu de vie (son biotope), par lesquels il y prélève les substances nécessaires à son fonctionnement comme organisme vivant et y rejettent différents déchets résultant de ce fonctionnement (c’est le métabolisme externe). Métabolisme externe et métabolisme interne sont donc intimement liés : le premier fournit au second les substances qui, directement ou après transformation, sont assimilées par l’organisme pour se maintenir en vie, tout en se chargeant de l’élimination de ses sous-produits (déchets).

Le concept semble avoir été introduit en physiologie dans les années 1800-1810, avant de devenir d’un usage courant dans les années 1840, notamment à la suite de la publication par le chimiste allemand Justus von Liebig (1803-1873) de deux ouvrages majeurs, Die Chemie in ihrer Anwendung an Agriculturchemie und Physiologie (La chimie appliquée à l’agriculture et à la physiologie) (1840) et Die Chemie in ihrer Anwendung auf Physiologie und Pathologie (La chimie appliquée à la physiologie et à la pathologie) (1842), qui ont jeté les bases de la chimie organique et de la biochimie.

En s’appuyant sur les cahiers de notes et de lectures de Marx du début de sa période londonienne, Saïto (pages 71-80) établit que c’est à la lecture début 1851 du manuscrit de Mikrocosmos. Entwurf einer physiologischen Anthropologie (Microcosmos. Essai d’anthropologie physiologique) de Roland Daniels, un médecin de Cologne, membre comme lui de la Ligue des communistes, que celui-ci lui avait fait parvenir pour avis critique, que Marx doit l’usage du concept de métabolisme. Et c’est cette même lecture qui va l’amener à s’intéresser aux travaux et publications de Liebig dans les mois suivants, pendant lesquels il lira et annotera la quatrième édition de Die Chemie in ihrer Anwendung an Agriculturchemie und Physiologie (1842). A partir de quoi, il va faire partie intégrante de sa conceptualité propre, comme en témoignent les Grundrisse au sein desquels le terme est repris par Marx à une vingtaine de reprises pour désigner tant les échanges matériels internes à la société (le métabolisme social) et les échanges matériels internes à la nature (le métabolisme naturel) que les échanges matériels entre hommes et nature (Saïto : 80-85). Et c’est ce dernier métabolisme que le capital vient perturber, en rompant l’unité immédiate de l’humanité et de son corps inorganique.

Liebig n’y est cependant pas cité, ce qui laisse à penser que, tout en en ayant recueilli pour partie l’apport, Marx ne lui accorde pas encore l’importance qu’il va prendre pour lui par la suite. Différents indices attestent en effet que Marx a repris la lecture de Liebig, plus exactement de Die Chemie… parue en 1862 (Saïto : 176-177 et 181-184), entre mi-1863 et mi-1865 alors qu’il rédige une version primitive de l’ensemble du Capital, sans doute en liaison avec sa théorie de la rente foncière [10]. Et que, cette fois-ci, cette (re)lecture aura une incidence décisive. Tâchons de déterminer ce que Marx en a retenu.

Liebig a jeté les bases de la biochimie de la croissance du végétal en montrant celle-ci est conditionnée non seulement par des éléments ou composés organiques (par exemple l’azote, le gaz carbonique) mais encore par des composés inorganiques (par exemple des sels minéraux), les premiers pouvant être fournis par l’atmosphère (l’air ou la pluie) tandis que les seconds ne peuvent résulter que d’une décomposition chimique du sol. Dans les premières éditions de l’ouvrage précédent, il établit ainsi deux lois fondamentales régissant cette croissance. Une loi dite du minimum : un sol doit contenir une quantité minimale de tous ces nutriments, organiques et inorganiques, pour être fertiles. Et une loi dite de restitution : il faut nécessairement, d’une manière ou d’une autre, rendre au sol ces nutriments, dont la croissance des végétaux tend à le priver, pour qu’il reste fertile et que les rendements restent durables ; faute de quoi, son exploitation ne peut qu’être prédatrice, en condamnant le sol au dépérissement (Saïto : 176-188).

Sur cette base, dans la quatrième édition de son maître ouvrage (1842), celle sur laquelle Marx avait travaillé au début des années 1850, Liebig laisse clairement entendre qu’une agriculture rationnelle, respectant certains principes – la pratique de la jachère ou de l’assolement, avec notamment l’introduction du trèfle, l’usage d’engrais naturels (cendres, os, excréments animaux) destinés à restituer au sol ses nutriments inorganiques en attendant d’éventuels engrais artificiels capables de les remplacer, etc. – est en mesure de maintenir intacte la fertilité des sols, voire de la faire croître. Et s’il mentionne déjà le phénomène de baisse des rendements agricoles en Europe, c’est pour en imputer la responsabilité à la négligence des principes précédents (Saïto : 219-221).

Dans ces conditions, le revirement que Liebig opère dans la septième édition de Die Chemie…, dont Marx prend connaissance entre 1863 et 1865, n’en est que plus étonnant. Ce revirement le conduit à formuler une sorte de troisième loi, que l’on pourrait appeler loi du maximum par opposition à la loi du minimum, qui tourne radicalement le dos à la voie qu’il préconisait encore quelques années auparavant. Il explique en l’occurrence qu’on ne peut faire croître indéfiniment le rendement (la productivité) d’un sol en proportion des apports supplémentaires de travail (drainage, ameublement du sol, irrigation, etc.), d’eau, d’ensoleillement, de chaleur, d’engrais, etc., qu’on peut lui assurer, qu’il existe une limite à cette croissance, tout simplement parce que les nutriments nécessaires dont on peut pourvoir un sol (un volume déterminé de celui-ci) sont eux-mêmes en quantité limitée, par exemple du fait des limites de sa désagrégation chimique, et surtout parce que les plantes ne sont capables d’absorber, par leurs feuilles ou leurs racines, qu’une quantité limitée de ces nutriments dans un temps donné (une saison par exemple). Au-delà de cette limite, tout apport supplémentaire ne peut au mieux que produire des résultats positifs temporaires qui se paieront du prix d’un épuisement ultérieur du sol, du fait du non-respect en définitive de la loi de restitution (Saïto : 230-239).

Marx va en fait largement s’approprier les différentes lois établies par Liebig, au moins dans un premier temps. Les deux premières vont lui permettre de préciser et d’approfondir la notion de perturbation métabolique qui, depuis les Manuscrits de 1844, caractérise en propre la production capitaliste à ses yeux. Dans la dernière section du Chapitre XIII du Livre I du Capital, il dénonce les effets sociaux mais aussi écologiques de l’introduction du capital dans l’agriculture. A commencer par le fait qu’en ruinant les petits agriculteurs mais aussi en diminuant le nombre (relatif) des ouvriers agricoles, l’agriculture capitaliste dépeuple les campagnes et grossit les villes. De la sorte, elle en vient à perturber le métabolisme ancestral entre l’humanité et la nature qui permettait à la première de rendre en définitive à la seconde, sous forme de déchets (détritus de ses activités) et de rejets (ses propres excréments et ceux des animaux d’élevage et de trait), ce qu’il lui prenait comme substances nutritives par sa pratique agricole :

« Avec la prépondérance toujours croissante de la population urbaine qu’elle entasse dans de grands centres, la production capitaliste amasse d’un côté la force motrice historique de la société et perturbe d’un autre côté le métabolisme entre l’homme et la terre, c’est-à-dire le retour au sol des composantes de celui-ci usées par l’homme sous forme de nourriture et de vêtements, donc l’éternelle condition naturelle d’une fertilité durable du sol. » [11]

En conséquence, il dénonce la manière dont cette agriculture, si elle augmente dans un premier temps la productivité du travail agricole, finit par épuiser le sol et en compromettre la fertilité, donc par nuire à cette même productivité :

« […] tout progrès de l’agriculture capitaliste est non seulement un progrès dans l’art de piller le travailleur, mais aussi dans l’art de piller le sol ; tout progrès dans l’accroissement de sa fertilité pour un laps de temps donné est en même temps un progrès de la ruine des sources durables de cette fertilité. Plus un pays, comme par exemple les Etats-Unis d’Amérique, part de la grande industrie comme arrière-plan de son développement et plus ce processus de destruction est rapide. » [12]

C’est donc la même logique prédatrice qui préside et à l’exploitation de la force de travail humain et à l’exploitation du sol, plus largement des ressources naturelles, ces deux sources de toute richesse sociale, ces deux facteurs fondamentaux du métabolisme entre humanité et nature :

« Si bien que la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. » [13]

Marx dénonce donc la mise en œuvre par le capital dans son rapport à la terre la même logique mortifère qu’il avait fustigée, dans le Chapitre VIII de ce même Livre, dans le rapport du capital à la force de travail :

« La production capitaliste qui est essentiellement production de survaleur, absorption de surtravail, produit donc avec la prolongation de la journée de travail non seulement l’amoindrissement de la force de travail humaine, privée de ses conditions normales de développement et d’activité physique et morale ; mais aussi l’épuisement et la mort prématurée de cette force. Elle allonge le temps de production du travailleur pendant une période donnée en abrégeant son temps de vie. » [14]

Quant à la troisième loi de Liebig, elle va convaincre Marx de se rallier à la thèse des rendements agricoles décroissants. Cette dernière avait été formulée dès la seconde moitié du XVIIIe siècle par différents auteurs sur la base de leur observation de l’évolution de l’agriculture anglaise et reprise notamment par David Ricardo dans le cadre de sa théorie de la rente foncière développée dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1815). Selon Ricardo, les rendements agricoles ne peuvent que décroître, par conséquent les prix de marché des produits agricoles augmenter et, avec eux, la rente agricole, pour deux raisons. D’une part, au fur et à mesure du développement de l’agriculture, pour faire face à l’augmentation de la demande (liée à celle de la population), les producteurs agricoles sont contraints de recourir à des terrains de moins en moins fertiles ; d’autre part, le rendement d’un même sol n’augmente jamais en proportion directe du surcroît de capital (donc en définitive de travail mort et vivant) investi en lui pour améliorer sa productivité.

Jusque dans les Manuscrits de 1861-1863, Marx s’était montré très réticent voire franchement hostile à l’adoption du second volet de cette thèse (Saïto : 165-176). Faute d’un fondement scientifique, il n’était à ses yeux qu’une hypothèse, d’autant moins acceptable qu’elle faisait le jeu de la théorie ricardienne de la rente foncière et surtout celui de son ennemi juré, Thomas Malthus et sa loi de la population. C’est ce qu’il laisse clairement entendre dans une lettre à Engels du 14 août 1851 :

« Plus j’avance dans ce foutu sujet, plus je me persuade que la réforme de l’agriculture, donc aussi de cette saloperie de propriété dont c’est la base, sera l’alpha et l’oméga de tout le chambardement qui vient. Sans cela, c’est le père Malthus qui aura gagné » (Saïto : 219).

A l’opposé de la thèse des rendements décroissants, Marx exprimait alors clairement sa conviction qu’une agriculture rationnelle, fondée sur la propriété collective du sol et l’application méthodique des résultats de la science agronomique (recommandant le drainage, l’aération et l’ameublement du sol, l’irrigation, la rotation des cultures, l’usage d’engrais naturels ou artificiels, etc.), pouvait laisser espérer une amélioration constante des rendements agricoles, voire une croissance indéfinie de la productivité du travail agricole semblable à celle du travail manufacturier. Et il avait cherché et trouvé à alimenter sa conviction chez différents auteurs qu’il avait lus, dont Liebig lui-même (Saïto : 209-224).

C’est la lecture de la 7e édition du maître ouvrage de Liebig qui va le convaincre de changer de position, en tirant en quelque sorte les conséquences du revirement de Liebig lui-même. Marx peut désormais adopter la thèse des rendements décroissants, puisque celle-ci peut se fonder scientifiquement sur les lois physiologiques du règne végétal, que ni la mécanique ni la chimie ne sont en mesure d’abolir et de dépasser. Et dès lors Marx va pouvoir l’intégrer à sa propre théorie de la rente foncière agricole, en la faisant la base de la rente différentielle II.

De manière plus générale et plus radicale, la troisième loi de Liebig va convaincre Marx qu’il existe des limites absolues à la modification anthropologique (technique et scientifique) de la nature dont les hommes ne peuvent s’affranchir. Ce qui implique de rompre avec tout prométhéisme naïf : toute volonté irréfléchie de domination de la nature, tout culte de la croissance aveugle des forces productives sociale, etc. Il faut ainsi renoncer au projet d’une domination totale et absolue de la nature, qui ne peut être qu’un fantasme, pour réduire celle-ci à ce qui est compatible avec les lois naturelles et les limites qu’elles imposent à l’humanité.

C’est ce que Marx exprime clairement dans le passage des manuscrits de 1863-1865, dont Engels s’est servi pour éditer sa version du Livre III du Capital. Marx y affirme résolument la nécessité d’un rapport rationnel de la société à la nature à partir de la dialectique de la nécessité et de la liberté, un rapport qui ne pourra se réaliser que dans le cadre d’une société émancipée des rapports capitalistes de production :

« De même que l’homme primitif doit lutter contre la nature pour pourvoir à ses besoins, se maintenir en vie et se reproduire, l’homme civilisé est forcé, lui aussi, de le faire et de le faire quels que soient la structure de la société et le mode de la production. Avec son développement s’étend également le domaine de la nécessité naturelle, parce que les besoins augmentent ; mais en même temps s’élargissent les forces productives pour les satisfaire. En ce domaine, la seule liberté possible est que l’homme socialisé, les producteurs associés, règlent rationnellement le métabolisme que constituent leurs échanges avec la nature, qu’ils le contrôlent ensemble au lieu d’être eux-mêmes dominés par lui comme ils le seraient par une puissance aveugle et qu’ils accomplissent ces échanges en dépensant le minimum de force et dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais cette activité constituera toujours le royaume de la nécessité. C’est au-delà que commence le développement des forces humaines qui est lui-même une fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne peut s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. La condition essentielle de cet épanouissement est la réduction de la journée de travail. » [15]

Alors que sous le régime capitaliste le métabolisme entre l’humanité et la nature échappe au contrôle des producteurs (capitalistes aussi bien que salariés) et qu’ils les dominent comme une puissance étrangère, aliénée et aliénante à la fois, puisque procédant malgré tout de leurs propres activités productives, la tâche des producteurs associés que constitue une société communiste est de régler consciemment et rationnellement leur métabolisme avec la nature, ce qui implique notamment de maîtriser leur domination de la nature de manière à la rendre compatible avec les limites que lui imposent la Terre et leur indépassable dépendance à l’égard de cette dernière. Dans l’ordre de leurs rapports à la nature, la seule liberté que puissent conquérir les hommes tient dans cette maîtrise rationnelle ainsi que dans la réduction du temps de travail, rendue possible par les progrès de la productivité du travail, dont ce sera devenu la fin prioritaire. (A suivre)


[1] Cf. par exemple Alfred Schmidt, Le concept de nature chez Marx, traduction française, Presses universitaires de France, 1994 (édition originale : 1974) ; Hans Immler, « Vergiss Marx, entdecke Schelling » dans Hans Immler et Wolfdietrich Schmied-Kowarzig (sld), Marx und die Naturfrage, Kassel University Press, Kassel, 2011 ; Serge Audier, La société écologique et ses ennemis : pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 2017.

[2] Se situent dans cette orientation notamment Paul Burkett, Marx and Nature : A Red and Green Perspective, 2e édition, Haymarket Books, Chicago, 2014 (1ère édition 1999) ; John Bellamy Foster, Marx’s Ecology. Materialism and Nature, Monthly Review Press, New York, 2001 ; Henri Pena-Ruiz, Karl Marx : penseur de l’écologie, Paris, Éditions du Seuil, 2018.

[3] Kohei Saïto, La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, traduit de l’allemand par Gérard Billy, Syllepse, Page 2, M Éditeur, Paris, Lausanne, Montréal, 2021. Par la suite, l’ouvrage sera mentionné dans le corps du texte par Saïto.

[4] MEGA : acronyme de Marx-Engels-Gesamtausgabe, Édition complète des œuvres de Marx et Engels. Une première tentative d’une telle édition, la MEGA 1, a été initiée en 1927 par David Riazanov, directeur de l’Institut Marx-Engels de Moscou, qui, tout comme Riazanov lui-même, sera victime de la dictature stalinienne en étant interrompue à la fin des années 1930. Le projet d’une MEGA 2 est lancé à la fin des années 1960 à l’initiative des Instituts du marxisme-léninisme auprès du comité central du Parti communiste d’Union soviétique et du comité central du Parti socialiste unifié d’Allemagne alors au pouvoir en République démocratique allemande (habituellement dénommée Allemagne de l’Est). Un moment interrompu par la « chute du mur de Berlin » et l’effondrement de l’URSS, le projet est repris et poursuivi à partir de 1990 par la Internationale Marx-Engels Stiftung (IMES : Fondation internationale Marx-Engels) située à Amsterdam. La publication est subdivisée en quatre sections. La section I comprend l’intégralité des écrits conservés de Marx et d’Engels, qu’ils aient été publiés de leur vivant ou non, à l’exception de l’ensemble des manuscrits et publications qui ont préparé et accompagné l’édition du Capital. Cet ensemble fait l’objet de la section II. La section III est occupée par la correspondance de Marx et Engels, que ce soit entre eux ou avec des tiers. Enfin, une quatrième section réunit l’ensemble des carnets et notes de lecture de Marx et d’Engels ainsi que les notes portées en marge des ouvrages qu’ils ont lus et qui nous sont parvenus. L’ensemble s’étalera sur 115 tomes, dont certains subdivisés en plusieurs volumes. A noter qu’en France une Grande Edition Marx-Engels (GEME) est également en cours : https://geme.hypotheses.org/

[5] Manuscrits de 1844. Économie politique et philosophie, traduction par Emile Bottigelli, Éditions Sociales, Paris, 1969, page 62.

[6] Id., pages 63-64.

[7] Le passage en question se trouve aux pages 50-52 de la traduction des Editions Sociales.

[8] Le terme est difficile à rendre dans toutes ses nuances en français. Bottigelli l’a traduit par sentimental (page 51) ; Billy par apaisé, paisible, détendu, familial (Saïto : pages 33, 37, 40). En fonction du contexte, il serait même possible de le traduire par paternaliste.

[9] Fondements de la critique de l’économie politique, Éditions Sociales, Paris, 2011, page 448.

[10] A mon sens, Saïto commet une légère erreur en situant la rédaction de ces manuscrits en 1865-1866 (page 172). En effet, dans une lettre adressée à Engels datée du 31 juillet, Marx confie : « En ce qui concerne mon travail, je vais te dire clairement ce qu’il en est. Il reste trois chapitres à écrire pour terminer la partie théorique (les trois premiers livres). Puis il y aura le quatrième livre, consacré à l’histoire et aux sources, qui sera pour moi la partie, relativement, la plus facile, puisque toutes les questions sont résolues dans les trois premiers livres ; ce dernier sera donc davantage une répétition sous une forme historique » (Lettres sur le Capital, Editions Sociales, Paris, 1964, page 148). Il s’agit donc bien de la rédaction d’une version primitive de l’ensemble du Capital en quatre livres, tel que Marx le concevait alors. Et, le 13 février 1866, il adresse une nouvelle lettre à Engels pour lui annoncer l’achèvement de cette rédaction : « Quant à ce sacré livre, voici où j’en suis. Fin décembre, il était achevé. L’exposé sur la rente foncière, l’avant dernier chapitre, constitue presque, dans sa rédaction actuelle, un livre à lui seul » (Id. : page 151). Dans les semaines suivantes, Marx devait passer à la rédaction de la première édition allemande du Livre I du Capital qui paraîtra à l’automne 1867.

[11] Le Capital, Livre I, Presses universitaires de France, Paris, 1991, page 615.

[12] Id., page 616.

[13] Id., page 616-617.

[14] Id., pages 346-347.

[15] Le Capital, Livre III, Editions Sociales, Paris, 1976, page 742. La phrase en romain a été retraduite à partir de l’original allemand, la traduction proposée par les Editions Sociales étant fautive.

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