Édition du 18 juin 2024

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Asie/Proche-Orient

L’avenir de l’Inde si Modi est réélu – une entrevue avec Christophe Jaffrelot

Alors que l’Inde s’apprête à réélire son parlement, Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de l’Inde, répond aux questions de Corinne Deloydu Centre d’étude et de recherches internationales sur l’avenir de l’Inde et sur les élections qui se déroulent depuis le 19 avril et qui se terminent le 1er juin prochain.

Tiré du Journal des alternatives.

CERI : Les élections générales se déroulent en Inde du 19 avril au 1er juin. Pouvez-vous nous dire comment se dérouleront ces élections inhabituelles ?

Christophe Jaffrelot (CJ) – Les élections se déroulent sur six semaines cette année, un record ! C’est évidemment pour permettre à Narendra Modi de sillonner le pays, puisqu’il reste l’atout du BJP, le parti au pouvoir étant bien moins populaire que son leader : c’est lui qui peut faire élire suffisamment de députés pour remporter les élections.

En outre, des machines électroniques seront à nouveau utilisées pour enregistrer les votes des citoyens, mais elles font l’objet de critiques croissantes car les ingénieurs informatiques ont prouvé qu’elles pouvaient être facilement falsifiées. L’opposition réclame depuis des années la mise en place d’un système de vérification des votes, au moins dans les circonscriptions où la différence de voix est faible.

La Commission électorale qui chargée d’organiser le scrutin et de veiller à son bon déroulement, refuse catégoriquement d’appliquer cette simple mesure, ce qui accroît les soupçons de fraude, d’autant plus que, cette année, le gouvernement a refusé d’inclure le président de la Cour suprême dans le collège chargé de nommer les membres de cette commission (ce qui permet au gouvernement d’avoir les mains libres pour procéder aux nominations), et que deux de ses trois membres viennent d’être nouvellement nommés à la suite d’une démission surprise et de vacances programmées…

Le fait que ces élections ne seront pas aussi libres et équitables que les précédentes a déjà été démontré par l’arrestation du ministre en chef de Delhi, Arvind Kejriwal, une figure de l’opposition assez populaire, et par le gel des comptes bancaires appartenant au Parti du Congrès, ce qui limite donc leurs moyens de campagne.

Les élections de 2024 sont également moins équitables que les précédentes en raison du déséquilibre en termes de couverture médiatique : depuis le rachat de New Delhi Tele Vision (NDTV) par Gautam Adani, l’étoile montante des oligarques qui dominent désormais le monde des affaires indien, il n’y a pas une seule chaîne de télévision qui soit un tant soit peu critique à l’égard du gouvernement.

Le BJP bénéficie également de ressources financières abondantes grâce au système des obligations électorales qui, depuis 2017, permet aux partis politiques de recevoir des dons anonymes, les donateurs pouvant bénéficier de faveurs en retour. La Cour suprême a déclaré ce dispositif inconstitutionnel le mois dernier, mais les caisses du parti au pouvoir sont déjà pleines ! En 2019, le BJP a dépensé 3,5 milliards de dollars…

CERI – Quels sont les principaux thèmes de campagne ?

CJ – En Inde, les élections ne reposent pas seulement sur des questions, mais aussi sur des émotions. Et Narendra Modi profite du sentiment ethnonationaliste d’au moins deux façons. Tout d’abord, il fait appel à la fibre religieuse de la communauté hindoue (qui représente environ 80% des Indiens). Le 22 janvier, il a joué le rôle de grand prêtre hindou en présidant la cérémonie d’inauguration du temple d’Ayodhya, construit sur les décombres d’une mosquée du XVIe siècle détruite par des militants nationalistes hindous en 1992. Cette cérémonie, diffusée en boucle sur toutes les chaînes, marque le lancement de la campagne électorale du BJP. En même temps, il polarise les électeurs sur des lignes religieuses en stigmatisant les musulmans, consolidant ainsi sa base électorale majoritairement hindoue. Il a récemment qualifié les musulmans d’« infiltrés » (terme faisant allusion aux migrants bangladais) et de ceux qui ont « plus d’enfants » (faisant appel aux craintes démographiques des hindous, qui représentent encore 80% de la population).

D’autre part, Modi joue sur la fierté que les Indiens tirent de la reconnaissance internationale suscitée par les rencontres de leur leader avec les grands de ce monde, qui sont d’ailleurs retransmises en boucle à la télévision. Le sommet du G20 qui s’est tenu à Delhi il y a quelques mois a été l’occasion d’exploiter ce sentiment, avec de nombreuses images de Narendra Modi aux côtés des logos du G20. Ce n’était pas le tour de l’Inde d’accueillir cette réunion, mais New Delhi a réussi à échanger sa place avec le Brésil pour montrer à quel point Modi avait « rendu l’Inde grande à nouveau » avant les élections.

L’opposition s’évertue à pointer du doigt la hausse du chômage, la crise environnementale (qui se traduit par des pénuries d’eau, une pollution atmosphérique record et de nouvelles formes de déforestation) et le capitalisme de connivence à l’origine de l’ascension fulgurante de personnalités telles que Gautam Adani. Mais Modi semble intouchable. L’opinion publique blâme plus volontiers les fonctionnaires et même les ministres, et surtout les anciens dirigeants, dont Nehru que Modi accuse de tous les maux.

CERI – Quel rôle jouent les médias dans la campagne actuelle ? Certaines parties des médias sont-elles indépendantes du contrôle du gouvernement ?

CJ – Pendant longtemps, la scène médiatique indienne a été l’une des plus riches au monde ! Aujourd’hui, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Dans le domaine de la radiodiffusion, des chaînes de télévision indépendantes ont été rachetées par des amis du gouvernement (comme l’acquisition de NDTV par Gautam Adani) et de nouvelles chaînes ont été créées pour relayer la ligne du gouvernement, comme Republic TV, une sorte de Fox News à l’indienne.

Dans la presse écrite, la situation est un peu plus variée, mais en règle générale, les propriétaires de journaux, qui possèdent généralement plusieurs autres entreprises, préfèrent que leurs journaux n’apparaissent pas trop critiques à l’égard du gouvernement afin d’éviter des contrôles fiscaux ou d’autres enquêtes qui mettraient en péril leur activité.

Pour savoir ce qui se passe, il faut suivre les quelques journaux en ligne comme The Wire ou Scroll.in, ou des publications mensuelles comme The Caravan, qui sont animées par des journalistes d’un courage remarquable et qui font un travail exceptionnel.

CERI – Quel est le bilan économique de Narendra Modi, à la tête de l’Inde depuis maintenant dix ans ?

CJ – Le bilan économique et social est très mitigé : le taux de chômage n’a jamais été aussi élevé depuis les années 1970, surtout chez les jeunes citadins, où il s’élève à environ 25%. De nombreuses jeunes femmes ne cherchent même plus de travail, et le taux de participation des femmes au marché du travail s’élève à 16%. Dans le même temps, l’inflation reste élevée, en particulier pour les denrées alimentaires, ce qui pénalise les plus pauvres. La décision de doubler le nombre de personnes éligibles à l’aide alimentaire pendant la pandémie de Covid-19 a également été prolongée : 800 millions de personnes sont désormais éligibles à l’aide alimentaire, ce qui contraste fortement avec l’affirmation du gouvernement selon laquelle seulement 5% de la population indienne est pauvre. Alors que les Indiens ont dû puiser massivement dans leurs réserves, le taux d’épargne est en baisse depuis des années, ce qui explique en partie pourquoi le taux d’investissement privé est également très faible. Une autre raison est la faiblesse de la demande. Dans ce contexte, de nombreux économistes expriment des doutes sur la fiabilité du taux de croissance officiel d’environ 8%.

En effet, l’économie indienne ne s’est jamais vraiment remise de la « démonétisation » de 2016, année où Modi a fait retirer 85% de la masse monétaire de la circulation, sous prétexte de lutter contre l’argent sale, mais plus vraisemblablement dans le but de vider les caisses des partis d’opposition.

Cela dit, la classe moyenne supérieure et, plus encore, les super-riches, bénéficient du système économique mis en place par Modi : non seulement son gouvernement développe une politique de l’offre basée notamment sur des réductions d’impôts pour de nombreuses entreprises, mais la charge fiscale est déplacée de l’imposition directe des individus (dont l’impôt sur le revenu et l’impôt sur la fortune) vers les impôts indirects, qui frappent le plus durement les pauvres.

CERI – Existe-t-il encore une opposition en Inde après la mise à l’écart de Rahul Gandhi ? Quelles sont les principales forces d’opposition ? Sont-elles unies dans un front anti-Modi ? Y a-t-il un leader émergent ?

CJ – C’est la grande inconnue de cette élection. Pour la première fois, plus de vingt partis d’opposition ont formé une alliance appelée INDIA. Mais cette alliance a subi d’importantes défections : certains partis l’ont quittée et le BJP a débauché un certain nombre de députés sortants du Parti du Congrès ou d’autres partis d’opposition (environ un quart des candidats du BJP viennent d’un autre parti, une situation sans précédent). Toutefois, si, dans le cadre du système électoral uninominal à un tour, l’unité de l’opposition permet de limiter le nombre de « votes gaspillés », le BJP pourrait ne pas remporter autant de sièges qu’en 2019.

CERI – À quoi ressemblerait un troisième mandat pour Narendra Modi ?

CJ – Tout dépend de la taille de sa majorité. Si le BJP remporte 400 sièges, il sera en mesure de réviser la Constitution. Il supprimerait alors probablement les références à la laïcité (mot désignant ici la reconnaissance égale de toutes les religions) et les articles soutenant ce principe, comme ceux qui permettent aux minorités de demander des subventions publiques pour leurs écoles. Les révisions constitutionnelles affaibliraient également le fédéralisme en Inde. Non seulement le gouvernement central accumulerait plus de pouvoir, mais l’utilisation de l’hindi se développerait probablement au détriment des langues régionales. Si le BJP n’obtient pas la majorité des deux tiers nécessaire pour réformer la Constitution, Modi se contentera probablement de réformes telles que l’introduction d’un code civil uniforme qui, parmi les grands objectifs que le BJP s’est fixés dans les années 1990, est le dernier à rester inachevé. Cela permettrait de réduire le rôle des lois personnelles en vigueur pour certaines minorités, comme la charia, qui régissent des aspects de la vie religieuse, politique, sociale et individuelle.

CERI – Narendra Modi est souvent comparé à Vladimir Poutine ou à Xi Jinping. Diriez-vous que, dans son cas, il y a néanmoins quelque chose d’exclusivement indien ? Et si oui, comment le décririez-vous ?

CJ – Modi n’appartient pas à cette catégorie, mais plutôt à celle des Erdoğan, Orban, Netanyahu, Bolsonaro, Dutertre… des nationaux-populistes qui risquent de perdre une élection — ce qui ne concerne pas Poutine ou Xi. Contrairement aux dictateurs, les nationaux-populistes ont besoin d’un mandat populaire qui leur donne une légitimité suffisante pour imposer leur volonté aux institutions de leur État, à commencer par le pouvoir judiciaire, qui est toujours leur première cible. Ces points communs n’empêchent pas d’identifier une spécificité indienne, mais celle-ci ne peut être que relative.

Par exemple, Modi joue certainement plus sur l’élément religieux que la plupart des nationaux-populistes, au point d’être devenu le grand prêtre de la nation hindoue. Mais sa religiosité s’inscrit dans une veine ethnonationaliste comparable à celle de tous ceux que j’ai cités plus haut… Modi a peut-être aussi réussi à « rendre l’Inde grande à nouveau », aux yeux de nombreux Indiens, en faisant de la réunion du G20 à Delhi et de toutes ses visites à Washington, Paris, etc. des événements grandioses, retransmis en boucle à la télévision. Mais le nationalisme est monnaie courante chez les populistes, et j’ai d’ailleurs fait allusion au slogan de Trump pour décrire ce comportement.

L’exploit le plus singulier de Modi est sa capacité à être exactement ce que tout le monde veut voir en lui : il est à la fois le grand prêtre de l’hindouisme (et même le sage méditant dans sa grotte ou priant immergé jusqu’au cou dans le Gange), l’homme fort protégeant l’Inde contre le Pakistan et les islamistes, l’homme du développement qui promet de doubler le revenu des paysans (alors qu’il stagne en réalité…), le conseiller des pauvres qui s’exprime à la radio tous les mois depuis 2014, dans l’émission Mann ki Baat (Talking from the Heart), en prétendant être la voix des masses… Modi est un véritable caméléon, comme en témoigne sa capacité à adapter son langage corporel (et même ses vêtements) en fonction du public. Mais s’il y a quelque chose de typiquement indien en lui, c’est peut-être la tradition de la relation entre maître et disciples (le guru-shishya parampara), qui conduit ces derniers à suivre aveuglément le premier.

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Entretien mené par Corinne Deloy pour le Centre de recherches internationales (CERI) et traduit en anglais par Sam Ferguson. Article disponible en anglais sur le site d’Alternatives International. La présente version en français peut ne pas correspondre avec la version originale publiée sur le site du CERI.

En savoir plus

Une présentation du récent ouvrage de Christophe Jaffrelot, Gujarat Under Modi. Laboratoire de l’Inde d’aujourd’hui (Hurst, 2024) Lien :

Ressources du CERI sur l’Inde, disponibles en ligne (français et anglais)

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Corinne Deloy

Membre du Centre d’étude et de recherches internationales sur l’avenir de l’Inde.

Christophe Jaffrelot

Auteur de « L’Inde de Modi » (Fayard, 2019), il est directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS et spécialiste du sous-continent indo-pakistanais.

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