10 octobre 2021 | tiré de mediapart.fr
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« Naturellement, l’Europe ne fera rien. » Si les termes sont plus diplomatiques et élégants., c’est bien le message qu’a passé Kadri Simson, commissaire européenne à l’énergie, le 6 octobre aux États membres affolés par la flambée des prix du gaz et de l’électricité. Alors que la Commission européenne doit présenter officiellement la semaine prochaine des propositions pour aider les pays à faire face à une crise énergétique historique, la commissaire européenne en a déjà annoncé les grandes lignes : il ne faut pas en attendre grand-chose, sinon rien.
La Commission européenne exclut toute intervention à court terme, la commissaire à l’énergie dégageant toute responsabilité de l’Union dans la flambée actuelle. « Les raisons derrière les hausses des prix mondiaux de l’énergie n’ont pas été créées ici en Europe », affirme Kadri Simson auFinancial Times. Oubliant l’absence d’investissement dans les capacités de stockage gaziers tout comme dans les énergies renouvelables, le manque de réflexion sur la dépendance gazière de l’Europe, l’aveuglement sur les bienfaits de marché.
« La crise que nous connaissons n’est ni liée à une hausse de la consommation, ni à une augmentation des coûts de production mais à la libéralisation du secteur. Le système actuel ne permet même pas de financer les investissements nécessaires parce qu’il n’offre aucune visibilité », souligne Anne Debregeas, responsable de la fédération Sud Énergie.
Mais de cela, personne ne semble vouloir parler. Car une fois de plus, cette crise énergétique donne prétexte à mettre en scène la division désormais habituelle et constante entre Europe du Nord et Europe du Sud.
Avant la réunion des responsables européens à Ljubljana (Slovénie) le 6 octobre, plusieurs responsables européens avaient insisté sur la nécessité pour la Commission d’agir rapidement afin de limiter le choc de la flambée des prix de l’énergie. La France, l’Espagne, la République tchèque, la Grèce, la Roumanie ont demandé publiquement des mesures afin de permettre de coordonner les réponses nationales.
À ce stade, le choix de la Commission est de renvoyer la responsabilité des mécanismes d’aide aux gouvernements des États membres.
Ce n’est pas 10 mais 100 milliards d’euros de coûts supplémentaires auxquels risquent de devoir faire face les consommateurs de l’Union européenne cet hiver.Simone Tagliapietra, économiste spécialisé dans les marchés du climat et de l’énergie
Confrontée à l’hystérie des marchés, l’Europe avance en ordre dispersé, chaque gouvernement tentant de limiter la casse pour sa population. Depuis le milieu de l’été, une poignée de pays européens, notammentl’Espagne, l’Italie, la France ont déjà adopté des mesures (allégement de la fiscalité indirecte, chèque énergie pour les ménages les plus pauvres, gel provisoire des hausses, surtaxation des profits des électriciens et de gaziers) pour tenter d’aider les consommateurs à faire face à l’envolée des prix. L’ensemble de ces aides représenterait quelque 10 milliards d’euros.
« Ce n’est pas 10 mais 100 milliards d’euros de coûts supplémentaires auxquels risquent de devoir faire face les consommateurs de l’Union européenne cet hiver », a averti l’économiste Simone Tagliapietra, spécialiste des marchés du climat et de l’énergie, membre de l’institut Bruegel. Depuis janvier, les prix du gaz ont augmenté de 400 % - ils sont même allés jusqu’à 500 % cette semaine –, ceux de l’électricité de 150 %, et ceux du charbon de 100 % en Europe, selon les calculs de l’agence Bloomberg.
Le régulateur belge a déjà calculé que sur la base des cours du mois dernier, les factures annuelles de gaz et d’électricité allaient augmenter d’au moins 700 euros par ménage. « Comment, avec un chèque de 100 euros, compensez-vous 806 euros de hausse de prix de l’énergie », a demandé de son côté la députée socialiste, Valérie Rabault, lors d’une séance de questions au gouvernement cette semaine. « Les citoyens européens sont incapables de faire face à une telle augmentation des coûts de l’électricité qui ne peut que conduire à une accélération immédiate de la précarité énergétique », ont écrit les ministres grecs des finances et de l’environnement dans une lettre adressée à la Commission européenne .
« Les prix de l’énergie pourraient compromettre la reprise européenne », a insisté Simone Tagliapietra. « La crise énergétique place la Banque centrale européenne (BCE) dans une position difficile. Contre cette flambée, contre cette inflation importée, elle ne peut rien faire. Mais combien de temps pourra-t-elle maintenir sa politique monétaire et les taux zéro ? », s’inquiète la députée européenne Aurore Lalucq (S&D) qui redoute la remise en cause des politiques de relance budgétaire en Europe.
La fin de non-recevoir de la Commission européenne
Parmi les solutions avancées pour endiguer la crise, certains responsables européens ont proposé une politique d’achats gaziers groupés au niveau européen, sur le modèle des vaccins, afin d’avoir une plus forte capacité de négociation.
La proposition n’est pas officiellement repoussée. Mais elle est déjà sur la voie de garage, tant le gaz, tant l’énergie en général, relève du domaine régalien de chaque pays, avec son histoire, sa géopolitique, sa géostratégie, comme le prouve l’exemple récent du gazoduc Nord Stream 2 pour lequel l’Allemagne a tenu tête à toute l’Europe et aux États-Unis. « Il est complexe pour la Commission d’obtenir la permission de négocier au nom des États membres, qui ont des mix énergétiques et des règles différentes sur la façon dont ils achètent le gaz », a indiqué Kadri Simson.
Dès l’été, le ministre des finances, Bruno Le Maire, semblant découvrir la façon dont fonctionne le marché de l’électricité, avait demandé à ce que les modes de calcul des prix de l’électricité soient revus afin de tenir compte de la prévalence du nucléaire et de l’hydroélectricité dans le mix énergétique français. Avec l’Espagne, le gouvernement français a demandé aussi une révision du mode de fixation des prix de l’électricité déterminé au coût marginal le plus élevé (voir notre enquête). D’autres suggèrent d’instaurer le plus vite possible une re-régulation du secteur.
De bien drôles d’idées, laisse deviner la commissaire à l’énergie dans ses réponses. Selon elle, l’organisation du marché européen de l’énergie est un succès. Mieux même, l’augmentation actuelle des prix permet aux petits producteurs d’envisager de nouveaux investissements dans les énergies renouvelables. D’ailleurs, « il n’y a pas beaucoup de voix pour nous demander de changer quelque chose qui n’a rien à voir avec les prix hauts », assure-t-elle. Tout juste, admet-elle, que l’Europe, sur le long terme, pourrait prêter main-forte aux États membres pour les aider à construire les infrastructures gazières et les capacités de stockage qui font défaut actuellement
L’Allemagne et les Pays-Bas ont déjà fait savoir qu’il était hors de question de toucher aux règles du marché électrique européen. Pour eux, le marché fonctionne parfaitement bien, et la flambée actuelle n’est que transitoire. Tout est censé rentrer dans l’ordre à la fin de l’hiver. Toute intervention de la Commission européenne leur semble inutile, voire contre-productive dans ces tensions qui ne peuvent être, selon eux, que de court terme.
Cette analyse est loin d’être partagée par les connaisseurs du marché de l’énergie. Rien n’est réglé sur le marché du gaz et de l’électricité. Les tensions sont extrêmes, tout y prend des proportions démesurées. Le 6 octobre les prix du gaz avaient déjà augmenté de plus de 30 % dans la séance sur le marché londonien jusqu’à ce Vladimir Poutine assure que la Russie était prête à augmenter ses livraisons vers l’Europe. Les prix du gaz se sont légèrement détendus depuis.
Mais le soulagement risque de n’être que passager. « Tout est lié à la météo. Si l’hiver est long et rigoureux, la résistance des ménages à faire face à de fortes fluctuations des prix de l’énergie est pratiquement inexistante en Europe », prévient Angela Wilkinson, secrétaire générale du Conseil mondial de l’énergie.
Le spectre des gilets Jaunes
Surtout, la crise risque de durer bien plus longtemps que certains l’escomptent. Les hausses sur le marché spot du gaz se sont propagées au marché de l’électricité, du charbon, du pétrole. Mais maintenant elles ont gagné les marchés des futures (contrats à long terme). Des contrats d’approvisionnements d’électricité pour 2022, voire 2023, se négocient au prix de 150 euros MWh, (contre 39 euros en moyenne en 2019). Signe que les intervenants de marché n’anticipent pas de baisse rapide. Inéluctablement, ces prix se retrouveront à un moment ou à un autre dans les factures des ménages. Au risque de provoquer un malaise social grandissant.
Alors que le rapport du Giec a de nouveau insisté sur l’urgence de lutter contre le réchauffement climatique, la question de l’acceptabilité sociale pour mener à bien l’impérative transition écologique, et surtout les moyens et les politiques mises en œuvre pourrait devenir cruciale. La théorie du signal-prix, chère à nombre d’économistes néolibéraux mais aussi à plusieurs responsables écologistes, qui y voient le moyen d’inciter aux économies et à la sobriété énergétique, risque de pas y survivre. Comment faire supporter aux ménages de telles hausses sur une demande imposée et contrainte ?
Des responsables européens commencent à redouter que la contagion ne gagne aussi les esprits , que les citoyens européens n’associent la flambée actuelle des prix de l’énergie à la politique de transition écologique mise en œuvre par l’Europe. « La Commission doit agir immédiatement. Sinon, le Green Deal [Pacte vert européen présenté en juillet - ndlr] sera le symbole des prix élevés de l’’énergie et nous aurons à la place des gilets jaunes, des gilets protestant partout contre la pauvreté énergétique », prévient un haut responsable européen cité anonymement par le Financial Times.
Une inquiétude qui commence à gagner dans les rangs du parlement européen, selon Aurore Lalucq. « Nous sommes pris au piège, coincés entre la crise de l’énergie et l’impératif du changement climatique. Même si le Fit for 55 [autre nom du Pacte vert européen – ndlr] n’est pas aussi ambitieux qu’on aurait pu le souhaiter, il constitue tout de même une réelle avancée. Il ne faudrait pas que tout se retrouve compromis », insiste-t-elle.
Le marché carbone en accusation
Dans le cadre du Green Deal européen, la commission s’est fixé comme objectif d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Ces engagements ont eu des répercussions immédiates sur le marché du carbone européen. Lancé en 2005, ce marché du carbone - ou plus exactement celui des échanges des quotas négociés dont une partie est attribuée gratuitement aux entreprises les plus polluantes – est une des pierres angulaires de la politique énergie-climat européenne. Pendant des années, il a été quasiment inexistant : au lieu d’inciter à lutter contre le CO2, il a surtout servi à arrondir les profits des grands groupes, qui, à l’instar d’Arcelor-Mittal, revendaient sur le marché les quotas qui leur avaient été attribués gratuitement.
Depuis quelque temps, le marché carbone a trouvé son rôle. Alors que le prix de la tonne carbone était tombé jusqu’à 10 euros, il évolue désormais autour de 60 euros. Il a même atteint 65 euros ces derniers jours, après la remise en route de certaines centrales à charbon européennes pour répondre au manque de gaz et à la demande d’électricité. Certains traders pensent que le prix du carbone pourrait atteindre 100 euros très rapidement. Selon des estimations européennes, 12 à 15 % des hausses actuelles des prix de l’électricité peuvent être attribuées à l’augmentation du prix du CO2.
Mais tout cela s’est fait très rapidement, laissant tout le monde à la merci une fois de plus du marché. Aucune mesure de redistribution, aucune politique d’accompagnement, aucun plan d’aide et de soutien pour aider les ménages les plus pauvres mais aussi faciliter la mise en œuvre de dispositifs d’économie d’énergie, de sobriété pour tous n’a été prise. Aucune réflexion même n’a été lancée dans le cadre européen. « Comment faire haïr la transition écologique en une leçon », grince Aurore Lalucq.
Nouvelle fracture européenne
Cela n’a pas manqué. Dès la réunion de Ljubljana, le premier ministre hongrois Viktor Orbán s’est emparé du sujet, critiquant la politique européenne de taxation du CO2. « La raison pour laquelle les prix de l’énergie augmentent est la faute en partie de la Commission. Nous devons changer d’urgence certaines règles, sinon tout le monde va souffrir », a-t-il dénoncé. Dans sa ligne de mire, il y a notamment le projet de l’extension de la taxe carbone aux transports et au chauffage pour les ménages. Il propose de rediscuter tout le Plan vert européen.
« Nous devons garantir un prix du carbone plus prévisible et éviter une volatilité excessive », écrivent dans une déclaration commune les ministre français, espagnol, grec, roumain et tchèque publiée cette semaine. Ceux-ci demandent à ce que des mécanismes d’encadrement et de contrôle soient institués afin de contenir la spéculation et l’envolée des cours du CO2.
Une hypothèse que l’Allemagne, les Pays-Bas et les autres pays de l’Europe du Nord refusent par avance d’étudier. Ils sont déterminés à ce que la crise actuelle ne fasse pas dérailler le plan contre le réchauffement climatique tel qu’il a été arrêté en juillet, mais aussi à toute mesure qui pourrait permettre d’encadrer ou d’atténuer les effets les plus néfastes des tensions actuelles. Par principe, ils s’opposent à tout changement : le marché doit parler.
La Commission européenne est sur cette ligne. Elle rappelle que grâce à l’augmentation des prix du carbone, les États qui sont les bénéficiaires de ce marché ont déjà reçu 11 milliards d’euros supplémentaires. Charge à eux de les utiliser et de les redistribuer comme ils l’entendent. Pour le reste, elle estime qu’il faut laisser au marché et à tous ses acteurs la liberté de déterminer les prix.
Avec la crise de l’énergie, l’Europe a trouvé un nouveau terrain de discorde et de fracturation, peut-être encore plus dangereux que tous les autres tant l’énergie est stratégique, constitutive de l’organisation économique et sociale de chaque pays. Pour l’instant, chacun suit la pente naturelle de ses intérêts nationaux : l’Allemagne défend à tout prix le gaz et son gazoduc Nord Stream 2 avec la Russie ; la France d’Emmanuel Macron est décidée à surjouer la carte du nucléaire ; l’Europe de l’Est rouvre ses centrales à charbon, etc.
Mais si l’Europe, dont la justification est justement de traiter ces questions aussi urgentes et transnationales que le réchauffement climatique et la transition climatique, est incapable d’articuler une politique d’ensemble sur ces sujets, favorisant à la fois le développement des énergies renouvelables, la décarbonation des économies, tout en mettant en place des dispositifs de solidarité et d’accompagnement, si elle n’a comme réponse à tout cela que le libre jeu du marché en laissant les citoyens européens démunis et appauvris, à quoi sert-elle ?
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