Mardi 16 novembre, Herman Van Rompuy, président du Conseil européen, a suscité la stupeur en déclarant : « Nous sommes dans une crise pour la survie » de la zone euro. Deux jours plus tard, il s’est efforcé de faire croire que ses propos concernaient en fait la phase précédente de la crise européenne, lorsque le taux d’intérêt des titres de la dette publique grecque s’envolait. Les confusions temporelles de M. Van Rompuy témoignent au moins de l’incroyable instabilité de la situation. À présent, ce sont les obligations irlandaises qui sont l’objet de la défiance et des attaques des spéculateurs.
Pris de panique, de nombreux épargnants irlandais ont assailli les guichets des banques. Le gouvernement a réaffirmé l’extension de la garantie des dépôts jusqu’à fin 2011. Et après avoir fait mine de tergiverser, il a accueilli à bras ouverts les experts du FMI et de l’Union européenne (UE) venus accorder un prêt contre davantage de rigueur antisociale. Simple répétition du scénario grec de l’hiver dernier ? Pas exactement.
Dans un système de financement de l’endettement public par le marché (sous forme de titres négociables), les doutes sur l’ampleur des pertes du secteur bancaire irlandais et l’annonce d’un fort déficit public ont certes augmenté la « prime de risque » exigée par les spéculateurs. Les taux d’intérêt ont ainsi atteint des niveaux prohibitifs. Mais la situation économique était connue depuis longtemps. D’où vient-elle ? Comme les États-Unis ou l’Espagne, l’Irlande a connu ces dernières années une surproduction immobilière et un fort développement de l’endettement. Les prix immobiliers ont été multipliés par 2,5 entre 1997 et 2006. Les banques ont accordé des prêts qui ne seront jamais remboursés. Le gouvernement a sauvé les banques en « nationalisant » Anglo Irish Bank et en recapitalisant massivement les autres établissements en difficulté. Facture totale : plus de 60 milliards d’euros.
Parallèlement, les recettes fiscales diminuaient car, sous l’effet de la crise, le PIB irlandais s’est effondré (-7, 1 % en 2009). Le déficit public s’est donc creusé. Il représentait 11,7 % du PIB en 2009. Les deux plans d’austérité qui ont alors été mis en place n’ont fait qu’aggraver la situation. La suppression de 33 000 emplois publics, la baisse des salaires des fonctionnaires de 10 à 15 %, la réduction des budgets sociaux (éducation, santé) et la diminution des allocations chômage ont plongé la population et l’économie dans une spirale déflationniste. Le déficit public est passé maintenant à 32 % du PIB et la dette publique à 100 % du PIB.
La « phase irlandaise »
Tout cela était connu depuis plusieurs mois. Si la « phase irlandaise » de la crise s’accélère maintenant, c’est en raison des précisions apportées par le dernier Conseil européen au sujet des règles applicables aux plans de sauvetage. Durant la « phase grecque », les dirigeants avaient fini par s’accorder pour attribuer collectivement un prêt à un État en difficulté afin de sauver les banques et d’éviter l’effet domino. Le dernier Conseil européen a validé le mécanisme mis en place mais il a aussi indiqué que les dettes des États aidés devraient être restructurées. Il s’agit en clair d’imposer aux créanciers un report, voire une diminution, des remboursements qu’ils percevront.
Cette décision répond en partie à des inquiétudes sur la viabilité économique de la zone euro. De fait, la restructuration des dettes publiques de la périphérie européenne est désormais ouvertement abordée par les grands créanciers eux-mêmes. Ils ne sont pourtant pas devenus philanthropes. Mais ils ne peuvent se désengager sans de lourdes pertes, parce qu’ils détiennent d’impressionnantes quantités de titres d’État. Et il vaut mieux pour eux renégocier les échéances et les montants des emprunts plutôt que de prendre le risque de perdre davantage par la suite. Mais cette décision répond aussi à des motivations politiques nationales. Pour tenter de faire passer de nouvelles mesures impopulaires, les dirigeants ont besoin de montrer aux électeurs qu’ils ne sont pas tout à fait les seuls à payer. C’était le sens des déclarations d’Angela Merkel : « une partie du coût des plans de sauvetage devrait être absorbée par les détenteurs d’obligations ».
En Europe, deux styles coexistent au sein de la classe dominante. Pour M. Rasmussen, président du Parti socialiste européen, « Angela Merkel doit apprendre que les dirigeants politiques doivent parfois la fermer ». De même, la presse économique française estime que Herman Van Rompuy « aurait mieux fait de tenir sa langue ». Mais au-delà du style et de la communication, tous s’accordent pour faire payer l’essentiel de la crise aux travailleurs. En Grèce, en Irlande, et bientôt dans d’autres pays, cette politique mène à des attaques d’une violence inouïe. D’où la gratitude de M. Schulz, président du groupe socialiste au Parlement européen, soulignant « les efforts et le courage du gouvernement Papandréou pour réformer drastiquement le pays et remettre son économie sur les rails ».
L’annonce de la restructuration vise à faire croire à un effort partagé. « Les chiffres sont horribles mais nous pourront les gérer sur une période de dix ans » a déclaré le ministre irlandais des Finances. Horribles pour qui ? Une partie du prêt contracté auprès de l’UE et du FMI servira directement à renflouer les cinq banques irlandaises qui se sont brûlé les ailes dans la spéculation. Le reste servira à rembourser les créanciers de l’État (d’autres banques !). À l’heure où nous écrivons ces lignes, on évoque respectivement 20 et 60 milliards d’euros. Mais la population ne verra pas la couleur de ces 80 milliards et on voudrait qu’elle se serre encore la ceinture. En Irlande, le taux de chômage est officiellement de 14,1 %. La protection sociale est très faible, les saisies se multiplient.
En revanche, les entreprises sont imposées à seulement 12,5 %. Le pays s’est spécialisé dans le dumping fiscal et certains se verraient bien continuer ainsi : « L’Irlande n’a pas besoin d’un soutien immédiat. Ceci lui fournit une arme de négociation avec l’Europe pour conserver son taux d’impôt sur les sociétés » a déclaré le directeur général du patronat irlandais.
De Microsoft à Merill Lynch en passant par HP, Intel et Bank of America, toutes les multinationales font du chantage à la délocalisation. Elles se réjouissent pourtant de la baisse du salaire minimum que le gouvernement s’apprête à annoncer. Celui-ci est discrédité au point de devoir convoquer des élections anticipées en janvier. Car la colère monte. 40 000 étudiants défilaient il y a trois semaines. Une grande manifestation est prévue samedi 27 novembre contre les mesures d’austérité. Face à l’internationale du capital et aux fausses solutions nationalistes, les travailleurs doivent s’organiser et se serrer les coudes.