Édition du 19 novembre 2024

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L'Egypte des grèves à la recherche de l'unité syndicale

Giulio Regeni avait 28 ans. Doctorant à l’université de Cambrige, il préparait une thèse d’économie sur le mouvement ouvrier égyptien. Il a disparu au Caire, le 25 janvier 2016, lors du 5ème anniversaire du début du soulèvement du peuple égyptien contre le régime de Moubarak.

Tiré du blogue de l’auteur sur Mediapart.

Le 3 février, le corps suplicié de Giulio Regeni a été retrouvé dans un fossé d’une banlieue du Caire.

Quelques jours plus tôt, sous le pseudonyme d’Antonio Drius, il avait publié sur le site Nena News un article sur la situation du syndicalisme indépendant en Egypte. Voici une traduction de cet article.

L’Egypte des grèves à la recherche de l’unité syndicale

Une nouvelle vague de grèves a touché toute l’Egypte en 2015. En décembre, les syndicats indépendants, réunis en conférence nationale, ont appelé à l’unité pour combattre le pouvoir néolibéral en place au Caire.

Le Caire, 14 janvier 2016

Une nouvelle vague de grève. En décembre, dans différentes régions d’Egypte, d’Assiout à Suez, dans le delta, des travailleurs des secteurs du textile, du ciment, de la construction, se sont mis en grève reconductible. Ces travailleurs demandent l’alignement de leurs droits salariaux et indemnitaires sur ceux des entreprises publiques, avantages dont ils avaient été exclus avec les privatisations massives de la dernière période de l’ère Moubarak. Après la révolution de 2011, plusieurs de ces privatisations avaient été contestées en justice et les juges les avaient souvent annulées, relevant des irrégularités et des indices de corruption.

Ces grèves, bien que pour la plupart isolées et en grande partie déconnectées du monde du syndicalisme indépendant qui s’est réuni mi-décembre au Caire, sont cependant très significatives de la réalité sociale égyptienne, pour au moins deux raisons. D’une part, même si ça n’est pas toujours clairement exprimé, elles viennent contester le coeur de la transformation néo-libérale du pays, transformation qui a connu une brutale accélération à partir de 2004 et que les révoltes populaires qui avaient éclaté en janvier 2011 avec pour mot d’ordre "pain, liberté, justice sociale", n’avaient pas réussi à interrompre. D’autre part, dans le contexte autoritaire et répressif de l’Egypte de l’ex-général Al-Sissi, le simple fait que des initiatives populaires spontanées viennent rompre le mur de la peur représente un encouragement important pour le changement.

Aujourd’hui, défier l’état d’urgence et les appels à la stabilité et à la paix sociale justifiés par la "guerre contre le terrorisme", signifie, même indirectement, contester à la base la réthorique par laquelle le régime justifie son existence et la répression de la société civile.

Le syndicalisme indépendant

Vendredi 11 décembre, les figures principales du syndicalisme indépendant égyptien se sont réunies dans une atmosphère vibrante au Centre des services pour les Travailleurs et leurs Syndicats (CTUWS), fondé en 1990.

Bien que la plus grande salle du centre offre une centaine de places assises, ce soir-là les militants et syndicalistes venus de toute l’Égypte ne purent tous y entrer, faisant de cette assemblée un évènement extraordinaire dans le contexte actuel du pays.

Le prétexte en avait été donné par une circulaire du conseil des ministres recommandant une étroite collaboration entre le gouvernement et le syndicat officiel ETUF (l’unique organisation admise jusqu’en 2008) dans le but explicite de contrer les syndicats indépendants et de les marginaliser parmi les travailleurs.

Même si aujourd’hui le CTWUS n’est pas représentatif de la constellation complexe du syndicalisme égyptien indépendant, un nombre élevé, et même inattendu, d’organisations ont répondu à son appel. Elles seront ainsi environ cinquante à signer la déclaration finale, représentant les secteurs économiques les plus divers, de toutes les régions du pays : des transports à l’école, de l’agriculture à l’important secteur informel, du Sinaï à la Haute-Égypte, en passant par le Delta, Alexandrie et Le Caire.

La circulaire du gouvernement, qui constitue de fait une nouvelle attaque contre les droits des travailleurs et les libertés syndicales déjà fortement restreintes après le coup d’État militaire du 3 juillet 2013, a donc été le catalyseur d’un mécontentement généralisé parmi les travailleurs mais qui peinait jusque là à se traduire en initiatives concrètes.

Mouvement en crise

Après la révolution de 2011 l’Egypte a connu une surprenante période d’effervescence politique. Une centaine de nouveaux syndicats est apparue, véritable mouvement dont le CTUWS a été un acteur majeur, à travers ses actions de soutien et de formation. Toutefois, au cours des deux dernières années, la répression et la cooptation maniées par le régime ont sérieusement affaibli ces initiatives, au point que les deux principales fédérations (l’EDLC et l’EFITU) n’ont convoqué leur assemblée générale depuis 2013. De fait, chaque syndicat agit désormais de façon autonome au niveau local ou sectoriel.
La nécessité d’unir et coordonner les forces est pourtant vivement ressentie, comme en témoigne la forte participation à l’assemblée, ainsi que les nombreuses interventions qui ont dénoncé la fragmentation du mouvement et invoqué la nécessité de travailler ensemble, par delà les courants de chacun. Malgré les nombreuses limites, c’est certainement l’acquis essentiel de la journée de vendredi.

Les intervenants se sont succédés par dizaines, concis, souvent passionnés et dans un esprit très concret : il s’agissait de de décider ensemble "les choses à faire demain matin", un appel répété comme un mantra durant la réunion, vue l’urgence du moment et la nécessité de tracer un plan d’action à court et moyen terme. A noter la présence d’une forte minorité de femmes, dont les prises de paroles furent parmi les plus appréciées et les plus applaudies par une assistance en majorité masculine.

La rencontre du 11 décembre s’est conclue par la décision de former un comité représentatif des organisations présentes, qui se chargera de jeter les bases d’une campagne nationale sur les thèmes du travail et des libertés syndicales. L’idée est d’organiser une série de conférences régionales préparatoires à une grande assemblée nationale qui se tiendrait d’ici quelques mois, voire d’une manifestation unitaire de protestation ("A Tahrir !" disaient certains des participants, invoquant la place qui fut le théâtre des évènements révolutionnaires de la période 2011-2013 et qui depuis plus de deux ans est interdite à toute forme de contestation). Le programme semble vraiment chargé et inclut, parmi ses objectifs principaux, le combat contre la loi 18 de 2015 qui a visé récemment les travailleurs du secteur public et qui a été fortement contestée au cours des derniers mois.

Un oeil vers l’Italie

La route est encore longue est difficile, mais ce sont les seuls ferments sociaux d’où peut émerger l’espoir d’une Egypte réellement démocratique. Les développements de cette initiative méritent d’être suivis de très près, y compris de ce côté de la Méditerranée. Ce sont les syndicalistes égyptiens eux-mêmes qui le demandent, rappelant la similitude des réalités sociales en Italie et en Europe, pour développer des formes d’échanges, de solidarité et de coopération qui puissent les renforcer et les encourager dans cette phase historique délicate. Ces expériences venues de la base pourraient peut-être même nous indiquer de nouvelles trajectoires pour un syndicalisme - à la fois combatif et démocratique - capable d’affronter les transformations imposées par la mondialisation du vingt et unième siècle.

r.picedi

Blogueur sur le site de Mediapart.

https://blogs.mediapart.fr/rpicedi/

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