Tiré du site du CADTM.
De la Covid-19 et de la dette africaine
Depuis 2020, la vie mondiale est d’une certaine façon rythmée par celle du coronavirus dit SARS-CoV-2, facteur de la Covid-19, maladie pandémique qui s’avère assez mortelle. Elle avait été annoncée au début de sa propagation comme devant être catastrophique en Afrique. En ce début 2022, la grande catastrophe annoncée en Afrique n’a pas (encore ?) eu lieu : environ 241,7 000 décès, officiellement, dans les 55 États (au 1er février 2022, Africa Centres for Disease Control and Prevention), sur une population d’1,3 milliard, avec des disparités entre d’une part l’Afrique du Sud (95,8 milliers de décès pour 58 millions d’habitant·e·s), l’Égypte (22,9 milliers pour 100 millions d’hab.), la Tunisie (26,6 milliers pour presque 10,9 millions d’hab.), le Maroc (15,5 milliers pour 35 millions d’hab.) totalisant presque les 2/3 de décès, d’autre part les 302 du Niger (17,1 millions d’hab.), les 372 du Burkina Faso (18,4 millions d’hab.), les 715 du Mali (14,5 millions d’hab.), les 786 de la Côte d’Ivoire (22,6 millions d’hab.). Il va de soi que chaque décès est un drame pour les parent·e·s, les ami·e·s. L’Afrique compte le quart des décès dans l’Union européenne (sans le Royaume-Uni post-Brexit) : 967 125 pour 447 millions d’hab. (presque 3 fois moins que la population africaine) ; les États-Unis avec 915 434 décès pour 330 millions d’hab. font 3,7 fois plus que l’Afrique. Si ce catastrophisme ambiant n’était pas souvent dénué de fantasmes sur l’Afrique – continent supposé essentiellement un lieu du négatif ou du dramatique – ayant, en retour, suscité quelque réaction complotiste africaine, il exprimait aussi la conscience par certaines institutions d’une certaine réalité des sociétés africaines.
À l’instar de l’OMS très au fait des carences traditionnelles de la santé publique en Afrique, exposée auparavant au reste du monde par l’épidémie d’Ebola dans quatre sociétés ouest-africaines (2014) : vétusté des infrastructures de santé publique, trop faible ratio médecin/millier d’habitant·e·s, forte dépendance pharmaceutique, inexistence souvent de structures de recherche fondamentale, etc. Une situation qui avait été aggravée par les politiques d’ajustement structurel néolibéral, imposées dans les années 1980-1990 par les institutions financières de Bretton Woods (Banque mondiale et Fonds monétaire international) chargées, avec d’autres, de la propagation mondiale du néolibéralisme, et se caractérisant par, entre autres, des coupes claires dans les budgets des secteurs sociaux, celui de la santé en l’occurrence. Les États africains – comme ceux d’Amérique latine et d’Asie – endettés étant sommés d’accorder la priorité au remboursement de la dette publique extérieure. Ce qui s’accompagnait par ailleurs, au nom d’un prétendu « consensus de Washington », de la promotion du secteur privé, d’une organisation de la marche vers le « suprématisme du secteur privé » (Naomi Klein), jusque dans les secteurs dits sociaux.
Cette « reforme structurelle » a été considérée, bien qu’inachevée, comme le facteur d’une décennie (du début des années 2000 aux années 2014-2015), de forte croissance du PIB moyen de l’Afrique, à 5 % – avec des grandes disparités : allant des PIB à deux chiffres à ceux autour de 3% –, derrière l’Asie (6 %) et au dessus de la moyenne mondiale (3 %), malgré la crise des économies dites développées en 2008.
Le retour d’une crise de la dette africaine
Le taux moyen d’endettement de la Région Afrique avait été réduit au milieu des années 2000 par les initiatives « pays pauvres très endettés » et « aménagement de la dette multilatérale ». Mais à la veille de la pandémie, soit quatre à cinq ans après la fin du taux moyen de croissance du PIB à 5 %, situé à 3,5 % en 2019, la dette publique extérieure de plusieurs États africains de toutes les sous-régions africaines, de l’Égypte au Zimbabwe, était de nouveau en hausse (de 15 % en moyenne pour l’Afrique du Nord entre 2015 et 2020). 1/3 des États africains se trouve soit surendetté ( par exemple : 212 % du PIB pour le Soudan, 173 % pour l’Érythrée, 125 % pour le Mozambique), soit risquent de le devenir (82 % pour le Ghana, 66 % pour le Rwanda). Ainsi, la dette publique extérieure des États de l’Afrique dite subsaharienne est passée de 33 % en 2010 à environ 58 % du PIB. Dépenser plus pour le service de la dette que pour les secteurs sociaux, est ainsi de nouveau à l’ordre du jour, malgré leur état déjà déplorable, de la santé publique, en l’occurrence.
Comme l’a confirmé de façon on ne peut plus évidente le début de la lutte contre la pandémie, la forte croissance moyenne du PIB n’a profité qu’à une infime minorité (classes dirigeantes et capitalistes sans distinction d’origine), n’étant pas accompagnée d’un véritable progrès en matière sociale, profitable aux classes populaires, où souvent prévaut l’activité dans l’économie dite informelle (85,8 % de l’emploi total, Commission économique des Nations unies pour l’Afrique, 2019) aux revenus plus précaires que considérés comme décents. Par exemple, en rapport direct avec la santé, est demeuré difficile l’accès à l’eau saine, potable, dans de grandes villes africaines. De ce fait, respecter la mesure barrière de lavage régulier des mains au savon n’était pas évident jusque dans des quartiers populaires autres que les bidonvilles africains (où l’eau potable peut être vendue beaucoup plus chère que dans les quartiers “normaux”).
Ainsi, le pire paraissait très probable. La dette étant en hausse, jusqu’au surendettement, les charges sont donc plus lourdes pour ces États. Les institutions de Bretton Woods ne proposant comme remède principal qu’une version relookée de l’ajustement structurel néolibéral, relativement adaptée au stade de néolibéralisation déjà atteint –– « intensifier les reformes structurelles », pendant la pandémie, selon le président de la BAD. Ce qui revient à prendre le chemin inverse de celui du progrès social profitable “durablement” aux classes populaires. Avec, par dessus le marché, le rééchelonnement peu probable d’une partie de plus en plus importante de la dette, celle due à la finance privée. Car des institutions financières pourtant multilatérales, à l’instar du FMI, en sont maintenant les rabatteurs, poussant les États africains à s’endetter davantage sur les marchés financiers – aux taux d’emprunt généralement bien plus élevés. Ceux-ci sont devenus, avec 40 % de dettes détenues (de 23 % en 2010 à 39 % en 2019, en Afrique du Nord ; de 29 % en 2009 à 43 % en 2019 en Afrique dite subsaharienne) les principaux créanciers de l’Afrique, devant les créanciers multilatéraux (Banque mondiale, Banque africaine de développement, FMI, etc.) et bilatéraux (États) dont les parts ont baissé. Comme si ces institutions avaient maintenant pour actionnaires les BlackRock, Citigroup, Crédit Agricole, Goldman Sachs, JP Morgan et autres du même acabit, non plus les États.
Ce qui relève du processus de concrétisation du « suprématisme du secteur privé », principe du néolibéralisme ou « pur capitalisme » (Michel Husson). Des émissions d’obligations, emprunts réalisés sur le marché financier, par des États africains sont même applaudis par la presse financière locale ou panafricaine.
Ces gros créanciers privés ont, pendant la pandémie, confirmé leur cynique surdité capitaliste en ne s’associant pas à l’Initiative de suspension du service de la dette (ISSD) des “pays les moins avancés” – de mai 2020 à fin décembre 2020 d’abord, étendue par la suite de janvier à décembre 2021 – prise par le G20, la Banque mondiale et le FMI [1]. Cette suspension du service de la dette étant censée contribuer au financement, par les États des « pays moins avancés », de la lutte contre la pandémie, à la fourniture de l’aide sociale aux plus démuni·e·s, etc. Il y avait déjà 420 millions d’extrêmement pauvres en Afrique avant la pandémie, soit un·e Africain·e sur trois. En 2020, du fait des faillites de micro-entreprises frappées par l’État d’urgence sanitaire, de la paralysie du secteur touristique maghrébin, avec l’informel qui l’entoure, des licenciements, des réductions de salaires, etc., 30 millions de personnes ont basculé dans la pauvreté. Des scenarios, de la BAD, estimaient la perte d’emplois entre 25 et 30 millions en 2020 : « les principales victimes seront surtout les travailleurs pauvres qui représentent près de la moitié des salariés », des salarié·e·s pauvres, en temps ordinaire, basculant, au chômage, donc dans l’extrême pauvreté.
La “solidarité familiale” manifestant davantage ses limites au fil des décennies. Les estimations de la paupérisation pour 2021 sont plus élevées : 490 millions (Cnuced, Rapport sur le développement de l’Afrique 2021) car avec aussi la succession des vagues et de variants, des entreprises ont été contraintes de suspendre leurs activités, de réduire leurs effectifs. Au Maroc, par exemple, en 2021, « 24 % des GE [grandes entreprises] ont déclaré une réduction de leurs effectifs, contre 34 % des PME et 43 % des TPE ». Ainsi, malgré l’hémiplégie financière de ces États, à l’économie extravertie, particulièrement frappés par le fort ralentissement de la demande en matières premières, la baisse des importations – facteur aussi de la hausse des prix de certaines denrées de première nécessité dans les villes et villages d’Afrique – donc amenuisement des recettes fiscales, les créanciers privés exigent d’être remboursés. Tant pis pour les pauvres !
Donc, si la létalité de la Covid-19 en Afrique n’est pas catastrophique – encore une fois, chaque décès étant évidemment un drame pour les parent·e·s, les ami·e·s –, la pandémie s’avère néanmoins un facteur aggravant de la situation sociale populaire des sociétés africaines.
De la dépendance diversifiée des économies africaines
Elle est, par ailleurs, une nouvelle monstration de la persistance de la dépendance des économies africaines plutôt que d’une situation actuelle à la porte de la « libération économique » (Vera Songwe, secrétaire générale adjointe de l’ONU et secrétaire exécutive de la CEA). En effet, la pandémie – du fait par exemple de l’incapacité d’une autonomie africaine en matière vaccinale – a reconfirmé que les années de croissance du PIB, considérée comme exceptionnelle, n’ont pas souvent favorisé des initiatives de sortie de l’extraversion économique. Bien au contraire, celle-ci a été renforcée par le développement de l’extractivisme, de la monoculture agricole d’exportation, principaux facteurs, le plus souvent, la dite croissance. Une particulière sensibilité donc aux fluctuations des marchés des matières premières et autres produits bruts d’exportation, échappant généralement au contrôle des “producteurs africains”. Néanmoins, la baisse de la demande, de la part des économies capitalistes développées, au lendemain du déclenchement de la crise de 2008 n’a pas sévèrement impacté les États africains dépendant de ces exportations, du fait de l’“émergence” de nouvelles puissances économiques, la Chine principalement, ayant maintenu, voire crû leur demande.
En effet, dans le cadre de son développement capitaliste, de sa dynamique de croissance du PIB à deux chiffres, d’un certain consumérisme, la Chine s’est avérée grande demandeuse des matières premières, des produits d’Afrique : du pétrole aux avocats, en passant par le cobalt et le café. Les États africains, “partenaires” économiques de la Chine, ont pu maintenir la tête hors de l’eau.
De surcroît, avec des liquidités disponibles, en ayant fait, hors d’Afrique, par exemple, une gros détenteur des bons du trésor de l’hégémon états-unien, la Chine est maintenant l’un principaux créanciers bilatéraux des États africains dits subsahariens, voire est en tête (une certaine opacité de cette dette a suscité un débat sur son taux réel), des prêts, voire des dons, permettant aussi de doter l’Afrique en infrastructures que les partenaires traditionnels n’avaient pas réalisées, et se faisant rembourser, dans certains cas, en ressources naturelles.
Esquissant ainsi comme un affaiblissement de la dépendance de ceux-ci à l’égard des puissances capitalistes occidentales, dont des anciennes puissances coloniales. Au nom aussi d’une solidarité “Sud-Sud” (se référant à la Conférence de Bandoeng, 1955) entre ex-colonies et semi-colonie des puissances européennes. Ce qui peut être considéré comme une diversification de la dépendance. Car si la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, supplantant donc la France, par exemple, dans ses ex-colonies, atténuant son influence, la Françafrique n’a pas pour autant disparu. En Afrique dite anglophone, où prévaut traditionnellement la dépendance à l’égard de l’ancienne puissance coloniale, la Grande-Bretagne, ainsi que de l’hégémon mondial depuis le 20e siècle, les États-Unis d’Amérique, se développe aussi le partenariat avec la Chine.
Un partenariat délesté du paternalisme, se voilant derrière la défense de la démocratie ou promotion du respect des droits humains, bien sélective, car absente des discours officiels des États-Unis d’Amérique, de l’Union européenne, et de la Grande-Bretagne concernant les monarchies pétrolières du Golfe pouvant être objectivement considérées comme parmi les pires violateurs des droits humains, avec l’État chinois, mais étant, par exemple, de grosses clientes des industries de l’armement de ces États se présentant en missionnaires de la démocratie, du respect des droits humains dans le reste du monde – tout en pratiquant de plus en plus, localement, un libéralisme autoritaire ayant parfois l’air d’envier la société de surveillance chinoise , même avant la pandémie de Covid-19, propice à une meilleure accumulation du capital. Ainsi – sans pour autant cautionner la violence politique ethnicisée meurtrière l’ayant porté au pouvoir, son option capitaliste, ni celle du partenaire chinois (son deuxième créancier et son premier créancier bilatéral) – le président kenyan, Uhuru Kenyatta a insisté, à l’occasion de l’inauguration d’un … terminal pétrolier, en début janvier 2022, sur le partenariat non paternaliste chinois : « Our partnership with China is not a partnership based on China telling us what to do. It is a partnership of friends, working together to meet Kenya’s socio-economic agenda […] China was there when we asked for partnership in developing it […] We do not need lectures about what we need, we need partners to help us achieve what we require ».
Grande créancière bilatérale des États africains, première partenaire commerciale, la Chine est aussi en tête des investisseurs directs étrangers en Afrique pendant les années 2016-2020. Avec 70,6 milliards $, elle a fait plus que les États-Unis d’Amérique (23,7), la France (19,5), le Royaume-Uni (16,3) et l’Allemagne (9,7) mis ensemble, et créé presque autant d’emplois, 170,1 milliers, que l’ensemble États-Unis (54 milliers), France (46,2 milliers), Allemagne (36,5 milliers) Royaume-Uni (35,2 milliers), soit 171,9 milliers (source : Financial Times). Dit « gagnant-gagnant », l’investissement chinois est fondamentalement capitaliste, surtout dans les zones économiques, aux salaires très bas, entre autres, avec une préférence pour la main d’œuvre féminine considérée aussi comme plus flexible (Éthiopie, par exemple). L’Afrique est réputé fournir un particulier retour sur investissement. Par ailleurs, des États africains, comme le Maroc, la Tunisie ont exprimé leur intérêt pour le projet chinois de financement des infrastructures initié en 2013, dit « nouvelles routes de la soie » – concernant l’Asie, l’Amérique latine, l’Arctique, l’Europe centrale –, dans lequel figurait déjà l’Égypte, considéré par ses détracteurs, comme un projet de construction de la domination chinoise dans le monde.
La Chine et l’Afrique pendant la pandémie
Tout cela s’accompagne du développement d’un soft-power chinois. Face à l’inefficacité du Mécanisme Covax, de lutte contre la facture vaccinale – plutôt que de levée des brevets qui serait plus efficace –, seulement 6 % de la population africaine est vaccinée (certains dons de vaccins ont été de proche péremption, poussant par exemple le Nigeria à en détruire 1 million de doses périmées) [2], la Chine lors du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC 2021) a promis d’augmenter son soutien sanitaire à la lutte contre la pandémie par un don de 600 millions de doses de vaccins, la co-production locale de 400 millions de doses, autrement dit lever le brevet des vaccins qui seront co-produits. Par ailleurs, existe déjà, dans le cadre du soft-power chinois une chaîne de télévision chinoise CCTV diffusant, dans les langues officielles, ses programmes dans toutes les sous régions africaines. La pandémie n’a pas arrêté l’attribution des bourses chinoises à des étudiant·e·s africain·e·s, en même temps que se développe ces dernières années l’enseignement du mandarin dans le système scolaire, y compris dès l’enseignement primaire (Afrique du Sud, Kenya, etc.).
La grande presse, française comme états-unienne par exemple, généralement liée au grand capital investissant en Afrique, des think tanks proches aussi des décideurs politiques, voire des chercheur·e·s, discourent contre la « menace chinoise », le « néocolonialisme chinois » – le substantif étant souvent incongru dans leurs pages –, l’« ogre chinois », anti-écologique en plus, à la différence, implicitement, des transnationales dites occidentales, d’insertion de l’Afrique « dans une stratégie chinoise d’encerclement du Nord par le Sud » (Jean-Pierre Cabestan, sinologue français). Une mise à jour de la peur du « péril jaune », de la peur du supposé « Flot montant des peuples de couleur contre la suprématie mondiale des blancs » (Lothrop Stoddard, 1925).
L’Afrique apparaît ainsi comme le terrain d’une compétition entre la Chine, les États-Unis et la France/Union européenne que ni la Covid-19, ni le ralentissement de la croissance chinoise n’atténuent. En effet, l’Afrique est un autre terrain de la forte rivalité entre les États-Unis d’Amérique et la Chine – plus effective, à partir de la présidence Obama et accrue sous la présidence Trump, en Asie, dans l’Indo-Pacifique, et dans son arrière-cour, l’Amérique dite latine.
Comme indiqué plus haut la Chine a supplanté ces dernières années les États-Unis d’Amérique en matière d’investissements directs étrangers en Afrique. Le voyage, en novembre 2021, du secrétaire d’État états-unien, fermant la parenthèse Trump (ayant parlé de l’Afrique en termes de “pays de merde”), au Kenya – où s’est rendu quelques semaines après le ministre chinois des Affaires étrangères –, Nigeria et Sénégal – où s’est tenue par la suite, les derniers jours de novembre 2021, la grande rencontre africano-chinoise, le 8e Forum sur la coopération sino-africaine – a été marqué entre autres par l’expression de cette rivalité, de façon plutôt implicite, les dirigeants des pays visités étant de ceux qui ne cachent pas leur grande sympathie pour la coopération avec la Chine, même si pour le chef de l’État sénégalais (depuis la présidence de Senghor, le Sénégal est un important allié africain francophone des États-Unis d’Amérique), par exemple, il faudrait réduire la part de la dette dans les investissements chinois, accentuer les investissements dits productifs pour booster effectivement le développement de l’Afrique, la construction d’« un avenir en commun ».
Alors que concernant l’Union européenne/France et la Chine, la rivalité coexiste avec un projet de partenariat tripartite (Chine, Europe/France, Afrique), Croissance partagée entre l’Afrique, la Chine et l’Europe (Croissance PEACE), en fait un partenariat entre la Chine et l’Union européenne en Afrique, réduite par la suite, en 2015, à la France et la Chine en Afrique. Mais à Paris, l’esprit de compétition paraît l’emporter sur celui de coopération, non sans quelque décalage avec, par exemple, le Conseil français des investisseurs en Afrique (CIAN), très intéressé par le partenariat avec les entreprises chinoises. Recevant à Paris son collègue chinois Xi Jinping en 2019, le chef de l’État français, Emmanuel Macron lui avait affirmé : « Nous ne sommes pas en Afrique des rivaux stratégiques […] nous pouvons être davantage des partenaires dans la durée sur les plans de la sécurité, de l’éducation, des infrastructures et du développement » (cité par l’AFP avec Le Figaro). Ce qui a été rappelé, en cette période de pandémie, par des personnalités françaises comme Jean-Pierre Raffarin (ex-Premier ministre français, président de la Fondation Prospective et Innovation) Etienne Giros (président du CIAN), Lionel Zinsou (membre du club de l’élite française Le Siècle et ex-Premier ministre du Bénin). Ladite coopération tripartite s’est déjà concrétisée dans le privé, par exemple pour la construction du barrage hydraulique de Kalata en Guinée, entre l’entreprise d’État chinoise CWE et l’entreprise française Tractebel, par le partenariat entre le groupe Bolloré et le géant chinois du commerce en ligne, Alibaba, et en cette nouvelle année, en Ouganda et en Tanzanie, pour l’exploitation du pétrole du Lac Albert en Ouganda et son acheminement en Tanzanie – projet contesté, par des collectifs locaux et étrangers, pour raisons sociales et environnementales – par le consortium constitué par TotalEnergies, l’entreprise chinoise CNOOC et les États ougandais et tanzanien.
La position officielle française pourrait s’expliquer par l’initiative récente de l’Union européenne concernant les financements, le Global Gateway en position de rivalité plutôt que de partenariat avec la Chine et ses « nouvelles routes de la soie ». Ne pouvant être un hasard du calendrier, dès le lendemain de la clôture du FOCAC 2021, ayant malgré tout, confirmé la prétendue “solidarité Sud-Sud” entre les classes dirigeantes/dominantes de Chine et d’Afrique, la présidente de la Commission de l’Union européenne, Ursula von der Leyen, en visite à Dakar, a annoncé, en compagnie du président sénégalais (devant assurer en 2022 la présidence tournante de l’Union Africaine) la mise à disposition de 150 milliards d’euros par l’Union européenne pour l’investissement en Afrique sur six ans, soit la moitié des 300 milliards du Global Gateway, non limité à l’Afrique, en concurrence avec les « routes de la soie ».
Les États africains, dont les classes dirigeantes adhèrent sans exception aucune au capitalisme, semblent s’attendre à ce que cette concurrence entre puissances capitalistes, cette bataille d’éléphants n’abîme pas l’herbe-Afrique mais puisse la fertiliser. Car, il s’agit bel et bien d’une concurrence entre puissances qui ne se déroule pas (encore ?) sur les mers, ou à coup de bombes. En fait, la Chine, qui se proclame encore construisant le socialisme tout en faisant l’éloge du capitalisme au Forum de Davos (ses échanges économiques avec les États-Unis d’Amérique – malgré Trump – et l’Union européenne sont incommensurablement plus importants que ceux avec l’Afrique) contribue à davantage de dynamique capitaliste en Afrique à l’étape actuelle de sa mondialisation. Par exemple, les routes, les chemins de fer, les ports construits, le sont plus pour le transport des matières premières, des marchandises que pour la circulation des personnes, celle-ci pouvant être déterminée comme mobilité de la force de travail contribuant à sa flexibilisation, pour un “meilleur” retour sur investissement, caractéristique de l’Afrique en néolibéralisation. Cette conception est partagée par les classes dirigeantes africaines et fractions locales de la classe capitaliste. Il en est autant des relations de l’Afrique avec les autres puissances dites émergentes, à l’instar de la Turquie, de la Russie. Celle-ci, à la faveur de la crise malienne surtout, est devenue aussi une cible des puissances dites occidentales et leurs relais médiatiques, car perturbant la reproduction de l’ordre militaire néocolonial établi par la France dans certaines de ses anciennes colonies, soutenue par l’Union européenne dans le cas du Mali. [3].
Jihadistes, putschistes maliens, français et mercenaires russes
La diversification du partenariat s’est étendue au Mali au domaine militaire, avec l’engagement, après la Centrafrique, de la société militaire privée (SMP) ou de mercenariat russe, Wagner, en réaction de la junte militaire au pouvoir depuis mai 2021 à l’inefficacité de la présence militaire étrangère face aux groupes islamiques armés sévissant au Mali, au Niger et au Burkina Faso aussi. L’incompétence de l’armée locale étant ainsi affirmée par les militaires au pouvoir. Mais, il s’agit surtout d’un désaveu de l’Opération Barkhane active depuis 2014, sous le leadership de l’armée française, accompagnée d’autres armées européennes et bénéficiant de la collaboration technique du Commandement militaire pour l’Afrique de l’armée des États-Unis d’Amérique (Africom). Ce recours au mercenariat, dénié plus d’une fois par le gouvernement malien, dénoncé par la « communauté internationale » n’ayant pas fermement exprimé une désapprobation de la normalisation des SMP en entreprises, est soutenu par une large partie de la population malienne, car ne comprenant pas l’incapacité de ces armées européennes, censées performantes, à ne pas venir à bout pendant huit ans de ces jihadistes (dont le recrutement est favorisé aussi par la quasi absence de l’administration publique, des services sociaux, etc., dans des zones rurales de certaines sociétés africaines, résultant en partie des politiques d’ajustement structurel néolibéral en prolifération à partir des années 1980). Ce dans un climat, au sein de l’espace francophone sous-régional, de montée, au sein de l’opinion publique, de la critique des relations entre la France et ses anciennes colonies, symbolisées d’ailleurs par le maintien de l’ancien franc des colonies françaises d’Afrique (FCFA) ainsi que celui de la présence militaire française dans quelques pays, des interventions militaires françaises. Même le blocus global imposé au Mali par la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) – composé d’ex-colonies non seulement de la France, mais aussi de la Grande-Bretagne et du Portugal –, en réaction officiellement à la longue durée décidée de la période de transition (5 ans) devant aboutir au retour électoralement des civils au pouvoir, est interprété aussi comme influencé par la France. Celle-ci étant active au Conseil de sécurité des Nations unies pour des sanctions contre le Mali de la junte et des mercenaires. Ceux-ci traînant une réputation de violateurs des droits humains, là où ils sont passés, et de prédateurs de ressources naturelles. Des caractéristiques en fait des SMP. Avec le blocus financier du Mali par la CEDEAO, comment d’autre pourrait-il s’acquitter des 9 à 10 millions d’euros par mois que coûterait la prestation de Wagner ?
La place de la Russie
L’affirmation avec insistance d’un lien fort entre la SMP Wagner et le Ministère russe de la Défense, l’État russe, inscrit la participation de celle-là dans une stratégie russe d’influence en Afrique, comme une nostalgie du temps de la guerre dite froide quand certains États africains étaient alignés derrière l’URSS, même si d’aucuns l’étaient tout en se maintenant dans la zone du FCFA par exemple. La France est ébranlée certes, mais l’escalade avec le Mali va t-elle atteindre le stade de rupture des relations entre l’ancienne colonie et l’ancienne puissance coloniale ? Le sens de la “souveraineté nationale” affiché par la junte militaire ira t-il jusqu’à envisager une sortie du néocolonialisme collectif ?
Comme toutes les autres puissances actuellement en situation de rivalité les unes avec les autres, l’intérêt de la Russie pour l’Afrique est économiquement motivé. Certes sans prétendre à la même ampleur que l’activisme chinois. Elle s’active dans plusieurs secteurs en Afrique : dans la vente des armes de guerre en Afrique (en 2018, elle a vendu 3.2 milliards $ d’armes à l’Égypte pourtant subventionnée annuellement en la matière par les États-Unis d’américaine ; 2,1 milliards à l’Algérie, etc.), des réacteurs nucléaires à l’Afrique du Sud, construit une centrale nucléaire en Égypte, des gazoducs au Nigeria et ailleurs, investit dans le secteur minier au Gabon, en Guinée, en Namibie et ailleurs, elle exporte des produits alimentaires (s’imposant face à la France pour l’exportation du blé sur le marché algérien)… Dans ses échanges avec l’Afrique, elle a réalisé, en 2018, un excédent commercial de 17 milliards de dollars. Bref, elle participe, en prétendant contribuer à la fin du “colonialisme” en Afrique, à y consolider la dynamique du capitalisme, avec sa dimension écocidaire en croissance, modifiant peut-être au passage les rapports de force entre les dites puissances, mais veillant à la reproduction de celui-ci. Il ne peut ainsi en être attendue une dynamique émancipatrice. Celle-ci ne pouvant être que le fait des classes populaires, des féministes, des écologistes, même si la période incline plus au pessimisme de la raison.
Notes
[1] Voir notamment CADTM International, « Crise de la dette : Un sommet du G20 pour rien », 15 octobre 2021. Disponible à : https://cadtm.org/Communique-Crise-de-la-dette-Un-sommet-du-G20-pour-rien
[2] Eric Toussaint, « La Banque mondiale et le FMI reconnaissent que l’écart se creuse de plus en plus entre le Nord et le Sud », 1er février 2022. Disponible à : https://www.cadtm.org/La-Banque-mondiale-et-le-FMI-reconnaissent-que-l-ecart-se-creuse-de-plus-en
[3] Voir notamment, CADTM Afrique, « Déclaration du CADTM Afrique relative aux sanctions de la CEDEAO et de l’UEMOA contre le Mali », 2 février 2022. Disponible à : https://cadtm.org/Declaration-du-CADTM-Afrique-relative-aux-sanctions-de-la-CEDEAO-et-de-l-UEMOA
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