Il est d’avis qu’il est illusoire d’appliquer aux sciences humaines et aux sciences sociales les méthodes des sciences naturelles[1]. L’économie est aux yeux de Keynes une « science morale » qui n’a aucune base rationnelle. L’action, dans ce champ de la pratique sociale, est le résultat de pulsions tantôt perverses, tantôt irrationnelles (Mesure Sylvie et Patrick et Savidan. 2006. Le dictionnaire des sciences humaines. Paris : PUF, p. 672-673).
1.0 « J’introduis l’État ; j’abandonne le laissez-faire » J. M. Keynes, 1924.
La pensée économique de Keynes va régner sur la quasi-totalité des dirigeants politiques occidentaux de la fin de la Deuxième Guerre mondiale jusqu’au milieu des années soixante-dix[2]. Auteur du Traité de la monnaie (1931) et de la Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie (1936)[3], il s’intéresse aux problèmes monétaires (à l’échelle nationale et au niveau international) et il explique le problème du sous-emploi comme découlant d’une baisse relative des dépenses de consommation, d’une baisse de l’efficacité marginale du capital et d’un taux trop élevé de l’intérêt entraînant une baisse des investissements. Autrement dit, le sous-emploi résulte d’une insuffisance de la demande globale de biens et de services.
Keynes est d’avis que le libre jeu des forces du marché, position préconisée par les économistes classiques, n’assure plus l’équilibre général et le plein emploi. Il n’adhère pas à la loi de Say selon laquelle « l’offre crée sa demande ». Pour Keynes, cette adéquation suggérée entre l’offre et la demande n’est qu’une simple relation hypothétique. Ce sont les décalages entre la demande effective, la consommation et l’investissement qui constituent la base d’un déséquilibre général entre l’offre et la demande. Il considère que l’effondrement de la demande effective engendre du chômage involontaire (un chômage durable).
Il y a aujourd’hui beaucoup de gens qui, voulant du bien à leur pays, s’imaginent qu’épargner plus qu’à l’ordinaire est la meilleure chose que leur prochain et eux-mêmes puissent faire pour améliorer la situation générale. S’ils s’abstiennent de dépenser une proportion de leurs revenus plus forte que d’habitude, ils auront aidé les chômeurs, croient-ils. Et s’ils sont membres de conseils municipaux ou de County Councils, ils croient que la ligne de conduite à adopter à l’époque présente, c’est de s’opposer à toute dépense qui irait à de nouveaux chantiers de travaux publics ou à l’amélioration du confort collectif. Or, en certaines circonstances, tout cela serait parfaitement juste, mais dans la situation actuelle c’est malheureusement une certaine quantité de travail disponible pour la production de biens d’équipement, tels que maisons, usines, routes, machines, etc. Mais si un surplus important de chômeurs est déjà disponible pour des emplois de ce genre, le fait d’épargner aura seulement pour conséquence d’ajouter à ce surplus et donc d’accroître le nombre de chômeurs. En outre, tout homme mis au chômage de cette manière ou pour toute autre raison verra s’amenuiser son pouvoir d’achat et provoquera, à son tour, un chômage accru parmi les travailleurs qui auraient produit ce qu’il n’a plus les moyens d’acheter. Et c’est ainsi que la situation ne cesse d’empirer en un cercle vicieux. La meilleure estimation que je puisse hasarder est que toutes les fois que vous économisez cinq shillings vous privez un homme de travail pendant une journée. […] Par contre, toutes les fois que vous achetez des marchandises vous contribuez à multiplier les emplois offerts aux travailleurs. […] Tout compte fait, ce n’est rien là que le bons sens le plus élémentaire. En effet, si vous achetez des marchandises, il faut que quelqu’un les produise. Et si vous n’en achetez pas, les détaillants ne pourront venir à bout de leurs stocks, ils ne renouvelleront pas leurs commandes, et quelqu’un perdra son travail. Or donc, vous maîtresses de maison pleines de patriotisme, élancez-vous dans les rues demain dès la première heure et rendez-vous à ces mirifiques soldes que la publicité nous vante partout. Vous ferez de bonnes affaires, car jamais les choses n’ont été si bon marché, à un point que vous ne pouviez même rêver. Faites provision de tout un stock de linge de maison, de draps et de couvertures pour satisfaire à vos moindres besoins. Et offrez-vous, par dessus le marché, la joie de donner plus de travail à vos compatriotes, d’ajouter à la richesse du pays en remettant en marche des activités utiles, et de donner une chance et un espoir au Lancashire, au Yorkshire et à Belfast[4].
2.0 Keynésianisme versus rétrolibéralisme
Pour Keynes, la crise économique des années trente doit être contrée par une politique économique appropriée. La croissance économique doit être stimulée artificiellement par diverses mesures susceptibles d’encourager la dépense, de dynamiser l’investissement et de relancer « la demande ». Sans chercher à remettre en question les principes du libéralisme, il ne préconise rien de moins qu’une intervention de l’État[5] pour relancer le cycle économique et assurer le plein emploi. Les pouvoirs publics sont invités à adopter une politique fiscale et monétaire susceptible d’encourager la consommation. Les propositions de Keynes ne se réduisent pas à une série de recettes politiques, fiscales et monétaires. Keynes est plutôt porté par un projet économique qui combine l’efficacité économique, la liberté politique et la justice sociale. Ce sera sur l’étude des questions relatives au chômage et aux crises économiques qu’il aura le plus d’impact. Keynes est convaincu que sans l’intervention de l’État dans l’activité économique, il est impossible d’atteindre l’équilibre général. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, les travaux de Beveridge et de Keynes déboucheront sur la mise en place du Welfare State. Le Welfare State est un État interventionniste organisé autour de trois grands axes : 1) pour compenser les pertes de revenus les gouvernements mettent en place des programmes d’allocations et de prestations sociales ; 2) ensuite certaines entreprises stratégiques sont nationalisées ; et 3) enfin, certains gouvernements décident de mener une politique macroéconomique visant à atteindre le plein-emploi, la stabilité des prix et l’équilibre de la balance des paiements. Dans le cadre de ce modèle de développement étatique, l’État accroît son aide aux secteurs de la santé et de l’éducation.
Nous le savons, le keynésianisme a fait l’objet d’une remise en question solide et frontale par les économistes qui adhéraient et qui ont adhéré au monétarisme et au rétrolibéralisme (néolibéralisme) durant les années soixante-dix et quatre-vingt du siècle dernier. Ces économistes, les partisanNEs de Milton Friedman et de l’École de Chicago, ont multiplié les pressions et les représentations auprès des gouvernements occidentaux pour qu’ils adoptent une approche qui se structurait (et se structure toujours jusqu’à nouvel ordre) autour des quatre axes suivants : 1) adopter des mesures qui visent à contenir l’inflation à 2% par année quitte à laisser croître le chômage ; 2) multiplier la signature des traités de libre-échange ; 3) affaiblir la capacité de résistance du mouvement syndical et last but not least 4) réduire la taille de l’État à travers une baisse du financement des programmes sociaux et surtout en privatisant au maximum les entreprises nationalisées et les services pouvant être confiés à l’entreprise privée.
3.0 Conclusion
Cette approche rétrolibérale, sera rapidement reléguée aux oubliettes durant la présente récession qui accompagne le Crise de la COVID-19. Pour affronter cette crise socio-sanitaire, les gouvernements occidentaux n’hésitent pas à se lancer dans de vastes programmes d’emprunts monétaires en vue de soutenir l’économie capitaliste. Mais, ces emprunts gouvernementaux, qui s’inscrivent dans un plan d’intervention économique d’une ampleur réputée sans précédent dans l’histoire, n’ont pas pour effet de signifier nécessairement un retour du keynésianisme et la fin du rétrolibéralisme.
4.0 Le mot de la fin…
Terminons ce texte par une citation célèbre de Keynes : « À long terme, nous sommes tous morts. »
Yvan Perrier
12 mai 2020
yvan_perrier@hotmail.com
[1] Beaud, Michel et Gilles Dostaller. 1993. La pensée économique depuis Keynes : Historique et dictionnaire des principaux auteurs. Paris : Seuil, p. 42.
[2] « […] (L’)un des premiers pays qui feront explicitement référence à Keynes est le Canada, qui appliquera un budget keynésien en avril 1939. » (Dostaler, Gilles. 2005. Keynes et ses combats. Paris : Albin Michel, p. 352)
[3] Ouvrages publiés dans le contexte de la crise économique des années trente. Au sujet de son ouvrage Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, il écrit à Bernard Shaw : « Pour comprendre mon état d’esprit, cependant, vous devez savoir que je crois être en train d’écrire un livre de théorie économique qui, dans une large mesure, révolutionnera – non pas tout de suite, je le suppose, mais au cours des dix prochaines années – la façon dont le monde pense à propos des problèmes économiques… Il y aura un grand changement et, en particulier, les fondements ricardiens du marxisme seront renversés. » (J. M. Keynes, cité par Denis, Henri.1993. Histoire de la pensée économique. Paris : PUF, p. 632-633).
[4] J. M. Keynes, (1931), Essais sur la monnaie et l’économie, cité par Boncoeur Jean et Hervé Thouément. 2000. Histoire des idées économiques : De Walras aux contemporains. Paris : Nathan, p. 117.
[5] Dès 1924, Keynes écrit : « J’introduis l’État ; j’abandonne le laissez-faire » J. M. Keynes, cité par, Dostaler, 2005, p. 339.
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