tiré de mediapart.fr | 15 mai 2017
En France, le PS français est menacé d’implosion après sa lourde défaire présidentielle. En Espagne, les socialistes du PSOE s’entre-déchirent à l’approche d’une primaire censée désigner leur nouveau leader, dimanche 21 mai (notre article). Au Royaume-Uni, le Labour de Jeremy Corbyn, un autre parti paquebot de la social-démocratie européenne, est lui aussi rongé de l’intérieur par les divisions, incapable de s’entendre sur sa ligne, à moins d’un mois de législatives anticipées, prévues pour le 8 juin.
Le parti travailliste devait dévoiler son programme de gouvernement, le Labour Manifesto, en ce début de semaine. Mais le document de 43 pages a « fuité », s’étalant dès mercredi à la « une » de plusieurs médias, dans une version non définitive. L’affaire a donné l’impression d’un parti sans chef, entouré de rivaux, et en pleine improvisation à quatre semaines d’un scrutin clé. Le document a finalement été adopté à l’unanimité par le bureau national du Labour jeudi 11 mai, à l’issue de quatre heures de débats tendus.
« Notre manifeste est une offre qui transformera la vie de milliers de personnes […] et mettra sur pied, dès le 8 juin, un gouvernement qui travaillera pour le plus grand nombre, plutôt que pour quelques-uns », a déclaré Corbyn à la sortie de la réunion, reprenant le slogan de sa campagne (« For the many, not for the few »). C’est la vision d’un pays où « personne n’est ignoré, oublié, laissé de côté », a poursuivi le Londonien (vidéo ci-dessous). Corbyn avait créé le buzz, quelques jours plus tôt à Manchester, en se mettant à chanter, aux côtés d’un musicien croisé dans la rue, le tube « Stand by me ».
Si l’on en croit les comptes-rendus de la presse britannique, John McDonnell, l’homme de confiance de Corbyn, est le principal auteur de ce manifeste, considéré comme le programme le plus à gauche du Labour depuis des décennies. Plusieurs membres du cabinet fantôme n’auraient pas été consultés pour la rédaction du document. Certains spéculent même sur une fuite orchestrée par Corbyn, pour pouvoir ensuite mettre la défaite sur le compte des « saboteurs » de sa campagne… C’est dire l’ambiance qui règne au sein du Labour, écarteléentre un candidat, Corbyn, soutenu par une base jeune et militante, et les députés et les cadres du parti, plus modérés, mal à l’aise pour défendre ce programme, et impatients de voir leur chef de file démissionner.
Quoi qu’il en soit, le document, désormais, est public. En attendant son chiffrage – prévu pour ce début de semaine, et qui s’annonce délicat –, le programme contient une batterie de mesures que le Guardian qualifie de « radicales » :
• La re-nationalisation des chemins de fer. Ce qui reviendrait à annuler le texte de 1993 qui avait lancé la privatisation du rail, sous le gouvernement de John Major. Cette mesure, plutôt consensuelle à gauche, était déjà défendue par le Labour aux élections générales de 2015, avant l’arrivée de Corbyn à sa tête.
• La re-nationalisation de la poste (la Royal Mail a été privatisée, partiellement en 2013, puis en totalité en 2015, après 499 années de service public).
• L’abolition des frais d’université. C’est un autre sujet brûlant au Royaume-Uni, depuis l’introduction de frais d’université variables par les travaillistes en 2006. Le coût de cette mesure, qui vise à mobiliser le vote des jeunes au profit du Labour, est estimée à quelque huit milliards de livres par an (environ 9,4 milliards d’euros).
• La gestion du Brexit ne figure pas au cœur du Labour manifesto. Le document répète que le Labour – qui avait appelé à voter, sans entrain, pour le maintien dans l’UE – accepte le résultat du référendum. Il s’oppose aussi à la négociation d’un « hard Brexit » comme le souhaite la cheffe du gouvernement Theresa May (en tentant d’obtenir un accès au marché unique). Le Labour assure qu’il veut tout faire pour éviter le fameux « saut de la falaise », c’est-à-dire un saut dans le vide, en cas d’échec des négociations entre Londres et Bruxelles (scénario loin d’être exclu jusqu’à présent).
• Un vaste programme de logement social à travers le pays, intégrée à la promesse de la construction d’un million de nouveaux foyers sur cinq ans. Le texte parle également de réserver un quota de 4 000 logements aux SDF.
• Une rallonge budgétaire de six milliards de livres par an, pour sortir le NHS, le service public de santé, de la crise. L’opération serait financée par un durcissement de la fiscalité sur la frange des 5 % des ménages avec les plus hauts revenus du pays, et la création d’un impôt sur les assurances de santé privées.
Le document cite également, entre autres promesses, l’abaissement du droit de vote à 16 ans, l’arrêt des ventes d’armes à l’Arabie saoudite, l’interdiction des « contrats zéro heure », ou encore la plantation durant le mandat d’un million d’arbres dans le pays. Le coup de barre à gauche de Jeremy Corbyn lui permettra-t-il de faire mentir les sondages, qui le donnent à près de vingt points derrière les conservateurs lors des élections du 8 juin ? Parviendra-t-il à séduire cet électorat populaire, en particulier dans le nord de l’Angleterre, qui semble avoir préféré le UKIP de Nigel Farage ces dernières années ? Aux élections locales du 4 mai, le parti travailliste a encaissé un net revers, permettant aux Tories de prendre le large.
Les observateurs britanniques n’ont pas manqué de dresser un parallèle entre le programme de Corbyn, et le manifeste qu’avait présenté un autre candidat travailliste, Michael Foot, en 1983. À l’époque, Margaret Thatcher était au pouvoir. Foot, représentant de l’aile gauche du Labour, avait défendu un programme intitulé « Un nouvel espoir pour la Grande-Bretagne », mais vite qualifié par ses détracteurs de la « plus longue lettre de suicide de l’Histoire ». Ironie de l’histoire, ce texte proposait à l’époque… une sortie de la Communauté économique européenne.
Il plaidait aussi pour un plan de relance massue de 11 milliards de livres pour doper l’emploi, l’abolition de la chambre haute du parlement (House of Lords) ou encore le désarmement unilatéral de la Grande-Bretagne en matière nucléaire. Comme le précise leGuardian, le texte contenait également des mesures qui semblaient controversées en 1983, et devenues consensuelles en 2017, en matière de défense des droits des femmes et des minorités.
Foot avait réalisé le plus mauvais score du parti travailliste depuis 1945, frôlant même la troisième place… (27,6 % contre 42,4 % pour les conservateurs de Thatcher). Son échec et sa démission dans la foulée avaient ouvert la voie à une « refondation » du parti, débouchant, des années plus tard, sur la « Troisième voie » de Tony Blair. Corbyn est-il parti pour réaliser la même performance ? L’affaire est tout de même plus complexe. Comme le relève un éditorialiste de l’hebdomadaire de gauche New Statesman, qui propose d’« oublie[r] la référence à 1983 », le programme du Labour n’a plus grand-chose à voir avec le parti travailliste qui bataillait alors dans l’opposition à Thatcher. L’essentiel de ses mesures vise surtout à « défaire l’agenda Cameron / Osborne », en référence à l’ex-premier ministre conservateur David Cameron (2010-2016) et son ministre des finances George Osborne.
Depuis le début de la campagne, les caricatures vont bon train dans la presse conservatrice, le Daily Telegraph parlant du couple Corbyn/McDonnell comme de dangereux « Marx brothers ». De son côté, Theresa May – qui a refusé le principe d’un débat télévisé avec Corbyn d’ici au 8 juin – estime que le Labour a « abandonné la classe ouvrière », et espère bien conquérir, elle aussi, une partie de l’électorat populaire séduit par le UKIP depuis le début des années 2000. Elle propose d’ailleurs de plafonner les tarifs du gaz et de l’électricité, comme le note Le Monde. Corbyn a désormais trois grosses semaines pour tenter d’inverser la dynamique. Il pourrait compter sur le soutien de l’ex-candidat à la présidentielle américaine Bernie Sanders dans la dernière ligne droite, lors d’un meeting début juin.
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