Tiré de Reporterre.
Jean-Baptiste Fressoz est historien des sciences, des techniques et de l’environnement. Il vient de publier Sans transition — Une nouvelle histoire de l’énergie (Seuil).
Pour écouter l’entretien.
Reporterre — La transition énergétique n’a pas lieu, selon vous. Quel est le problème ?
Jean-Baptiste Fressoz — La transition est l’idée que l’on va changer de système énergétique en 30 ou 40 ans pour faire face à la crise climatique. Mais si on l’analyse historiquement, on voit à quel point cette notion a introduit des biais scientifiques. Nous n’avons pas fait de transition du bois au charbon pendant la révolution industrielle, par exemple. La révolution industrielle, ce n’est pas du tout une transition, c’est une énorme expansion matérielle.
En 1900, l’Angleterre, un très grand pays minier, engloutissait chaque année 4,5 millions de m3 de bois pour servir d’étais dans les galeries de mines. Or, les Anglais en brûlaient 3,6 millions de m3 dans les années 1750. Donc uniquement pour extraire du charbon, les Anglais utilisaient plus de bois en 1900 qu’ils n’en brûlaient en 1750.
Le pétrole n’a pas succédé au charbon, alors ?
Non, c’est une vision erronée. Par exemple, le pétrole sert à faire rouler des voitures. Or, dans les années 1930, pour fabriquer une voiture, il fallait environ 7 tonnes de charbon, c’est-à-dire autant en poids que le pétrole qu’elle brûlait durant son existence.
Pour réduire le minerai de fer, il faut du coke, dont la production consomme énormément d’énergie, qui a longtemps été entièrement du charbon. Aujourd’hui encore, on produit 1,7 milliard de tonnes d’acier par an. Si on voulait le faire « vert », il faudrait 1,2 million d’éoliennes. Et si l’on voulait le faire par l’hydrogène, il faudrait la quantité d’électricité produite actuellement par les États-Unis.
- « Mon argument n’est pas technophobe. [...] La sobriété est la clé »
Plus qu’une addition d’énergies, il s’agit d’une expansion symbiotique. Jusque dans les années 1960, il était impossible d’extraire du charbon sans bois. Il faut retenir une chose de l’industrialisation : on a consommé une plus grande variété de matières et chacune a été consommée en quantité supérieure. Et si des matières diminuent, c’est en raison des interdictions : par exemple, l’amiante a dû diminuer entre 40 et 50 % depuis les années 1990.
Vous plaidez pour une histoire matérielle, au sens que le monde est fait par les matières...
Si l’on veut réfléchir sérieusement à la crise environnementale, il est indispensable de centrer le discours non pas sur les techniques, mais sur les quantités de matière. Le point important, c’est que toutes les matières croissent en dépit de plein d’innovations.
Tous vos prédécesseurs en matière d’histoire de l’énergie se sont-ils trompés ?
Les experts n’ont pas parlé de transition jusque dans les années 70, ils voyaient bien qu’il n’y avait pas d’éviction du charbon. Ce sont les futurologues qui ont commencé à en parler, et les historiens ont repris le vocabulaire technocratique à partir des années 80. Ils ont été influencés : vous êtes historien de la machine à vapeur, et d’un seul coup, vous vous transformez en historien de la transition. C’est beaucoup plus chic !
À l’heure actuelle, la transition n’a toujours pas lieu et malgré l’essor des énergies renouvelables, les fossiles représentent toujours 80 % de la consommation énergétique mondiale...
Oui, c’est à peu près stable depuis les années 1980. On n’a toujours pas passé le pic du charbon ni celui du pétrole. Il y a encore énormément de ressources fossiles. Pour l’instant, nous n’avons pas commencé la transition énergétique. Ce qu’on a fait grâce aux progrès technologiques, c’est réduire l’intensité carbone de l’économie : il faut deux fois moins de CO2 pour produire 1 dollar de PNB [produit national brut] que dans les années 1980. Mais en volume, les fossiles sont plus importants maintenant qu’alors.
Pourquoi l’idée de transition énergétique est-elle si populaire ?
Le discours de la transition est d’abord un discours de « l’âge » : l’âge du charbon, l’âge de la vapeur, l’âge de l’électricité, l’âge du pétrole. C’est un discours classique de promotion industrielle. Cela permet de situer une nouvelle technologie dans la grande fresque de l’humanité. Le problème est que les intellectuels ont pris ces propos au sérieux.
On s’est mis à parler de « l’âge de la vapeur » dans les années 1860, cela permettait de marginaliser la force humaine. Les ouvriers étaient présentés comme des résistants au progrès, la modernité comme la rencontre du génie avec la matière. Ensuite, à la fin du XIXᵉ siècle, au moment où l’électricité a commencé à faire parler d’elle, parler d’un âge électrique permettait de faire un geste assez classique dans le monde intellectuel, celui de la tabula rasa, de la table rase d’où l’on repart.
Comment est-on passé au concept de transition ?
Après 1945, un groupe de savants s’est mis à parler de transition : les atomistes américains du projet Manhattan [de création de la bombe atomique]. Un calcul avait été fait, montrant le rendement extraordinaire de la surgénération nucléaire. Ces savants voulaient montrer que ce qu’ils avaient inventé n’était pas simplement un outil de mort catastrophique, mais aussi la clé de la survie de l’humanité. Cela permettrait d’avoir une énergie abondante, illimitée. Ensuite, durant la décennie 1970 et les chocs pétroliers, la notion de crise énergétique s’est diffusée, ainsi que celle de transition énergétique.
Le président étasunien Jimmy Carter a joué un rôle clé dans cette diffusion, par un grand discours le 18 avril 1977. Il a dit : « Par le passé, nous avons déjà fait deux transitions énergétiques du bois au charbon, puis du charbon au pétrole. Maintenant il faut faire une troisième transition. » Ce qu’il prévoyait, c’est le doublement de l’extraction de charbon aux États-Unis. Il y aura moins de pétrole, eh bien, on va sortir plus de charbon et on va le liquéfier.
Puis, quand Ronald Reagan a succédé, son équipe sur l’énergie était dirigée par un pétrolier texan dont le grand programme était de libéraliser et de forer davantage, en affirmant que le prix du pétrole allait baisser grâce au marché et à l’innovation. C’est ce qui s’est passé, en l’occurrence, avec le gaz de schiste. La transition ne voulait plus dire grand-chose, sinon ce qui permet d’augmenter l’indépendance énergétique américaine.
Mais les écologistes ont commencé à reprendre ce vocabulaire qui naturalise les décisions énergétiques, qui est une invention du lobby atomiste, et qui est une antiphrase de la crise environnementale.
Le groupe 3 du Giec (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) explique dans son dernier rapport que la transition, c’est bien, et qu’on va y arriver.
Le Giec est un groupe intergouvernemental, pas international. C’est très important : cela signifie que les gouvernements désignent qui participe à cette instance. Lors de sa création, en 1988, les États-Unis — qui étaient de très loin les premiers émetteurs de CO2 — ont désigné pour le groupe 3 des représentants des ministères de l’Industrie, de l’Énergie, de l’Agriculture. Il fallait qu’ils internalisent la contrainte économique et c’est le rôle de ce groupe. Les États-Unis vont y faire miroiter la carte technologique comme moyen de la transition.
- « On pourrait arrêter pas mal d’avions sans qu’il ne se passe grand-chose »
Résultat, il a fallu attendre le sixième rapport en 2023 pour qu’il y ait un chapitre sur la sobriété. L’autre problème est qu’ils ont enfourché des options technologiques rocambolesques comme le stockage du carbone. Et là, je pense qu’il y a une influence du lobby pétrolier.
S’il n’y a pas de transition énergétique, que faire face à la catastrophe écologique ?
La première chose à faire, c’est avoir un regard réaliste sur ce qu’on peut faire technologiquement. Mon argument n’est pas technophobe. Il y a des progrès technologiques importants dans certains domaines, comme le solaire. Mais on ne saura pas décarboner certaines choses avant 2050, comme le ciment, l’acier ou le plastique. La sobriété est la clé. Il est indispensable de reconnaître qu’une des questions centrales est le niveau de production.
Le solaire va coûter très peu cher. Mais si c’est pour faire rouler des voitures électriques en masse qui, elles, ne sont pas du tout décarbonées, ça ne change pas le problème. Il faut toujours fabriquer la voiture, qui est de l’acier, et l’acier reste du carbone. Il faut juger l’énergie solaire dans un système en général, qui pose problème. Mon livre n’est pas une critique des renouvelables, mais de l’idée de transition énergétique : il faut replacer les renouvelables dans l’ensemble du système qu’elles vont alimenter.
Alors, comment aller vers la sobriété ?
Il faut arrêter de raconter des bêtises. Quand nos gouvernements martèlent l’idée que la décroissance est une idiotie, qu’il y a du découplage, qu’on va faire des avions à hydrogène zéro carbone, forcément, la population a envie de le croire. C’est très attirant comme perspective. Mais si l’on n’a pas un discours sérieux sur cette question, on ne fera jamais de sobriété.
La question va monter, c’est inévitable au fur et à mesure que le mur climatique va s’affirmer, que les chocs climatiques vont se répéter et que les objectifs de décarbonation deviendront parfaitement utopiques. La sobriété va devenir de plus en plus importante.
Une nouvelle histoire commencerait, celle de la décroissance ?
Quand je dis sobriété, je pense à la décroissance matérielle. On pourrait arrêter de construire des routes en France sans que cela soit une catastrophe. On pourrait arrêter pas mal d’avions sans qu’il ne se passe grand-chose, on l’a vu pendant le Covid, nous ne sommes pas morts de faim.
Pourquoi subsiste-t-il un tel espoir dans la technologie ?
En raison d’une focalisation inouïe du discours sur l’innovation. On a confondu l’innovation avec le phénomène technique en général, qui est beaucoup plus massif et large. De quoi a-t-on vraiment besoin ? Comment se répartit-on les bienfaits du carbone et les impacts ?
On peut dédommager massivement des populations qui ne pourront plus habiter là où elles habitent et imaginer les accueillir. C’est de cela dont il faudrait discuter et non pas fantasmer sur un monde zéro carbone en 2050.
Sans transition — Une nouvelle histoire de l’énergie, de Jean-Baptiste Fressoz aux éditions du Seuil, janvier 2024, 416 p., 24 euros.
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