Tiré de Europe solidaire sans frontière.
Le réseau électrique irakien se prête magnifiquement à une métaphore. Point de départ de toute activité humaine, l’accès à l’énergie devrait être le dernier des problèmes dans un pays riche en hydrocarbures, parcouru de grands fleuves et ensoleillé comme un jardin d’Éden [1]. Or l’approvisionnement en électricité illustre les défaillances et les turbulences infernales du système politique irakien.
Tout d’abord, l’État n’offre qu’un service résiduel, limité à une poignée d’heures journalières de courant. La situation n’est pas meilleure dans les quartiers populaires à dominante chiite : quant à ses dysfonctionnements, le système n’est pas sectaire du tout… À Bassora, grande ville du Sud qui flotte au-dessus d’immenses ressources pétrolières (lire « Bassora, la ville qui se donne en sacrifice »), les autorités locales ont anticipé les émeutes à prévoir en réaction aux coupures estivales — dans une zone où les températures dépassent 50 °C — en sollicitant l’aide de l’Iran voisin. C’est dire tout ce qu’on peut attendre de Bagdad.
Les Irakiens doivent surtout compter sur des systèmes collectifs improvisés, dans une logique de privatisation et de décentralisation sauvage. Chaque quartier abrite de gros générateurs, qui alimentent toute une rue. En émanent une pléthore de fils correspondant à une multitude d’abonnements individuels, présents et passés. Beaucoup ne marchent plus, mais qu’importe : il suffit d’en ajouter d’autres, dans un processus de sédimentation qui n’est pas sans rappeler les strates successives apportées, sans succès, à un appareil de sécurité omniprésent et multiforme.
L’individu doit souvent s’en remettre à lui-même. Chaque maison a son propre générateur, pour parer aux pannes de celui de la rue. Leurs moteurs ont eux aussi besoin de fioul et de maintenance. Finalement, on se retrouve encore souvent assis dans le noir, à regarder la lueur statique de l’écran de télévision, en attendant que quelque chose, quelque part, redémarre. C’est ce que les Irakiens font, allégoriquement, depuis le renversement du régime de Saddam Hussein, il y a treize ans [2]. Mais le grand paradoxe de cette complexité superfétatoire, c’est qu’elle consume, sans raison apparente, toute leur énergie.
Tout semble inutilement compliqué, obligeant la population à déployer des trésors de résilience et d’ingéniosité. L’ambiguïté de cette attitude est qu’elle s’intègre au système, lui permettant de fonctionner malgré tout. Sous l’ancien régime, une blague vulgaire résumait ce principe. Hussein avait décidé de tester la patience des Irakiens en imposant une taxe pour le franchissement des ponts de la capitale, traversée par le Tigre. Ses sbires rapportent que personne ne se plaint, malgré les coûts et les bouchons. On augmente les taxes, encore et encore, mais rien n’y fait. Alors le président, excédé, ordonne aux officiers sur les ponts de violer tous ceux qui les empruntent. Les embouteillages grossissent. La colère gronde et les gens, enfin, réclament : « Quand allez-vous augmenter le nombre de violeurs ? »
À l’heure actuelle, il est à peu près impossible d’entendre en Irak le moindre propos positif au sujet de la classe politique, qui suscite un mépris unanime. Depuis le départ des troupes américaines, le 18 décembre 2011, le pays, confronté par ailleurs à une violence endémique, connaît une crise politique continue qui se traduit, entre autres, par la stagnation de tous les projets de loi majeurs débattus au Parlement. Les quelques adhésions que tel ou tel personnage a pu susciter ont entièrement disparu devant le constat qu’ils sont interchangeables. Un intellectuel désabusé commente : « Au fond, au-delà de leurs querelles, ce sont tous des camarades au sommet. Par contre, ils veulent qu’on se déteste, pour nous distraire par des luttes qu’ils manipulent. Eux se battent pour des pourcentages, pas pour des sectes. Et tous sont d’accord sur une chose : le maintien du système. »
Cette fatigue généralisée a produit beaucoup de maturité au sein de la société irakienne. Dans les discours, un sectarisme virulent coexiste le plus souvent avec une lecture très fine et réaliste des clivages absurdes qui ont tant coûté aux Irakiens ordinaires, et tant rapporté à leurs représentants supposés [3]. Pour autant, les manifestations déclenchées depuis août 2015 par la chute des cours des hydrocarbures, dans une économie toujours exclusivement basée sur la redistribution clientéliste de la rente pétrolière, ne suscitent guère de sympathie [4]. La vaste majorité de la population préfère un système aberrant au risque du chaos, se satisfait vite de quelques prébendes ou pense à l’émigration.
Effets pervers de l’appui américain
Pour les jeunes, il y a aussi l’option militante : aller combattre avec une faction ou l’autre, par conviction ou simplement pour acquérir un statut et gagner un salaire. La guerre perpétuelle, dont l’Organisation de l’État islamique (OEI) est le dernier objet en date, remplit des fonctions devenues essentielles pour le système : elle occupe les esprits et sert de diversion aux errements du pouvoir ; elle attise les passions de façon à lui assurer une légitimité minimale ; et elle génère une indispensable économie de repli. L’appareil de sécurité et les milices absorbent le chômage. Des chefs de guerre chiites blanchissent leur butin en ouvrant des restaurants à la mode. Des têtes de tribu sunnites profitent des combats (qui justifient le financement de forces supplétives), des destructions (qui annoncent des contrats) et de la crise humanitaire (qui génère de l’aide qu’ils détournent). Et la classe politique obtient, au nom d’une lutte existentielle, le soutien international nécessaire pour continuer à piller sans rendre de comptes à quiconque.
Les États-Unis, qui, depuis treize ans, ne pensent qu’à se débarrasser au plus vite de la responsabilité qu’ils se sont créée en envahissant le pays, en sont toujours à multiplier les efforts velléitaires et les expédients. Ils forment, comme de coutume, des unités irakiennes capables de poursuivre la guerre permanente, sans s’attaquer au système qui en vit. L’administration de M. Barack Obama est même en train de consolider celui-ci dans ses travers. Elle fait primer la lutte contre le terrorisme sur toute autre considération. Elle réduit l’exigence d’une participation politique sunnite à la cooptation de quelques figures de proue détachées de leur base, tout en contribuant à évincer, l’une après l’autre, les principales villes associées au sunnisme irakien [5]. Dans la lignée des préjugés qui prévalurent lors de l’intervention américaine en 2003, elle se méfie des masses sunnites, s’accommode du militantisme des chiites et encourage dangereusement celui des Kurdes.
En tout état de cause, l’enjeu n’est plus vraiment l’équilibre à trouver entre les grands groupes ethno-confessionnels [6]. Dans la population, la situation actuelle est désormais largement acceptée comme un fait établi. Ainsi, on aurait tort de penser que l’OEI est la manifestation d’une mobilisation sunnite revancharde ; elle s’est simplement engouffrée dans le vide laissé par un État à la fois répressif et absentéiste. Les gains des Kurdes peuvent encore être contestés au sommet de la hiérarchie politique à Bagdad ; mais, pour la base, le Kurdistan ne fait même plus partie de l’Irak [7]. Le pays se stabilise en ce qui concerne les tensions intercommunautaires. La présence des milices chiites sur le front, par exemple, suscite infiniment plus de sectarisme dans la sphère numérique, parmi les Irakiens exilés et les musulmans d’autres nationalités, que sur le terrain. Dès lors, la période actuelle ressemble étrangement à une image en négatif des années 1990. Le régime de Saddam Hussein a réprimé durement une insurrection chiite dans le Sud, puis négligé la population, jugée déloyale. Les villes n’ont pas été rasées, comme aujourd’hui en zone sunnite, mais de vastes palmeraies ont été détruites. Des sbires du pouvoir servaient de « représentants » chiites, zélotes qui se coupaient naturellement de leurs bases. L’administration et l’armée restaient assimilatrices, mais une culture sunnite dominait [8].
Désormais, c’est l’inverse : on entend partout de la musique du Sud ; la lingua franca prend des tonalités de dialecte populaire shrougi, c’est-à-dire sudiste ; et, dans une inversion des rôles presque parfaite, les sunnites jouent volontiers sur l’ambiguïté des identités irakiennes, en modifiant légèrement leur nom, leur adresse ou leur accent quand cela leur simplifie la vie. Ce qui ne veut pas dire que « les chiites sont au pouvoir », pas plus que les sunnites ne l’étaient auparavant. Aujourd’hui comme alors, tout le monde se plaint de ne pas voir grand-chose des richesses du pays.
Avec le temps qui passe et le recul qu’il permet, les contours du système politique actuel se précisent. Il s’agit d’un régime sans tête, dans lequel de multiples réseaux infiltrent et subvertissent un État dont les ressources et les structures sont mises au service des sous-systèmes en question. En découlent une grande variété de phénomènes souvent contradictoires, qui puisent dans divers répertoires, comme si la politique irakienne s’inventait en respectant une sorte de grammaire historique.
On constate par exemple une ascension au pouvoir, à la faveur de l’invasion américaine, de certaines catégories de population, notamment une petite bourgeoisie issue soit de la diaspora, soit des tribus de sada, dignitaires qui revendiquent un lien généalogique avec le Prophète. Cette mobilité sociale n’est pas sans rappeler l’émergence du Baas, ce parti lui-même ancré dans la petite bourgeoisie des provinces, qui s’appuya pour percer sur les institutions créées sous le mandat colonial britannique [9]. « La différence, souligne un fonctionnaire à Kout, c’est que les baasistes, unifiés par leur idéologie, ont hérité d’un État fonctionnel, alors que ceux-là n’ont rien en commun et opèrent dans un pays détruit. »
Les cheikhs de tribus sunnites, remarque la chercheuse Loulouwa Al-Rachid, « en sont revenus à un statut et un comportement semblables à ceux des grands propriétaires terriens de l’époque monarchique [10] ». Ils gravitent autour du pouvoir et le plus loin possible de leurs bases, qu’ils conçoivent et exploitent comme une bande de manants. Plus généralement, les tribus ont ressorti tout un folklore réactivé par Saddam Hussein, et jouent un rôle central à travers le droit tribal, dans un pays où le judiciaire relève de la foire aux enchères. Partout, on peut lire sur les murs « matloub dem » ou « matloub ‘asha’iriyan », signalant que tel ou tel individu est recherché mort ou vif — respectivement. On peut d’ailleurs souscrire une sorte d’assurance tribale en payant mensuellement un cheikh puissant pour pouvoir invoquer sa protection en cas de besoin. Il va sans dire qu’une telle pratique n’a strictement plus rien à voir avec les traditions.
Influence iranienne
D’autres réseaux ont partie liée avec des puissances extérieures. Les États-Unis, à force de former l’appareil de sécurité, y ont développé des relais [11]. C’est sur eux qu’ils peuvent compter aujourd’hui pour exercer une influence considérable malgré des moyens limités, en travaillant de concert avec des unités irakiennes qui ne vaudraient pas grand-chose sans l’appui aérien américain.
L’Iran a aussi ses hommes dans la place, à savoir une génération de militants islamistes qui a vécu en exil à Téhéran, dans une relation si organique qu’elle en devient problématique pour ses bienfaiteurs eux-mêmes. Un universitaire iranien analyse : « Nos amis irakiens ont une influence énorme chez nous. Ils parlent perse. Ils se sont sociabilisés au fil des ans avec tous les gens qui comptent, au point de voir le Guide suprême beaucoup plus facilement qu’un de nos hauts responsables. Culturellement et politiquement, ils ont effacé la frontière qui existe entre nos deux pays, et je me demande parfois dans quelle mesure nos institutions prennent leurs décisions sur la base de notre intérêt national plutôt que sur celle de vieilles camaraderies. »
Dans cette réalité éclatée, l’Irak fait face à deux dangers majeurs, qui ne feront que grossir à mesure que la menace entêtante de l’OEI se réduira. D’une part, l’économie du pays est foncièrement non viable [12]. Les gros salaires dans la fonction publique n’ont rien fait pour endiguer la corruption ; ils ont alourdi les charges étatiques. Même pendant les années fastes, avec un prix du baril à plus de 100 dollars, entre des dépenses de fonctionnement exorbitantes et un pillage orgiaque, le budget national partait en fumée.
À l’heure actuelle, la crise financière devient un dangereux facteur d’incertitude : elle motive une contestation populaire certes marginale mais potentiellement incontrôlable ; elle stimule l’économie de la violence, seule solution de rechange à la rente ; et elle peut attiser les rivalités commerciales au sein de l’élite, qui se bat pour des « parts de marché » dans une industrie de la corruption qui se contracte. En revanche, elle donne aussi de vrais leviers aux partenaires extérieurs de l’Irak, notamment les États-Unis, qui contrôlent largement le système international de gouvernance financière dont Bagdad a besoin pour combler son déficit.
D’autre part se pose avec une acuité croissante la question du leadership chiite. Cette communauté, majoritaire en nombre, est travaillée par un profond clivage de classe (qui se reflète dans des manifestations mobilisant surtout la jeunesse du lumpenprolétariat), par la désillusion vis-à-vis de l’État, par le discrédit achevé de ses représentants islamistes, par une puissante religiosité populaire, par les ambitions grandissantes de ses chefs de milice et par un affaiblissement graduel de la marja’iyya, son leadership religieux traditionnel, qui culminera inévitablement avec la disparition de M. Ali Al-Sistani, dernier ayatollah irakien à conjuguer modération, nationalisme et crédibilité doctrinale [13]. Rien de surprenant, donc, à ce que beaucoup d’Irakiens craignent, à leur manière, la défaite de l’OEI. Car, en effet, de qui marquerait-elle la victoire ?
Peter Harling
Ancien conseiller monde arabe de l’International Crisis Group, entrepreneur social à Beyrouth.
Peter Harling
https://www.monde-diplomatique.fr/2016/08/HARLING/56113
Notes
[1] L’Irak possède 10 % des réserves mondiales de pétrole (150 milliards de barils) et produit en moyenne 2,5 millions de barils par jour. Les hydrocarbures constituent 95 % de ses recettes extérieures.
[2] Lancée le 20 mars 2003, l’invasion de l’Irak par une coalition menée par les États-Unis a conduit moins d’un mois plus tard à la chute du régime de Saddam Hussein. Après sa fuite, le président déchu a été capturé dans la nuit du 13 au 14 décembre 2003, puis pendu le 30 décembre 2006, après avoir été condamné à mort par un tribunal irakien.
[3] Les estimations du nombre de victimes irakiennes depuis 2003 varient de 200 000 à 700 000 morts. En 2013, la revue scientifique PLOS Medecine avançait le chiffre de 500 000 morts et relevait que le taux de mortalité était passé de 5,5 pour 1 000 en 2002 à 13,2 en 2006. Selon la presse irakienne, les attentats et les affrontements interconfessionnels font à eux seuls entre 10 000 et 15 000 morts par an depuis 2008.
[4] En avril et mai 2016, des manifestants chiites ont pu investir la « zone verte » fortifiée où siège le gouvernement. Bien que spectaculaire, ce mouvement de protestation inspiré par l’imam Moqtada Al-Sadr n’a pas entraîné le reste de la population.
[5] Plusieurs villes sunnites occupées par l’OEI ont été reprises au prix de violents combats et d’importantes destructions. En outre, les milices chiites ont commis des exactions à l’encontre des populations civiles accusées d’avoir soutenu l’OEI.
[6] À défaut de recensement, les spécialistes de l’Irak s’accordent sur une répartition de 60 % pour les chiites et 30 % pour les sunnites. Ces derniers, prédominants dans l’exercice du pouvoir (1932-2003), ont été les auxiliaires de l’occupant britannique ou ottoman.
[7] En juillet 2014, M. Massoud Barzani, alors président de la région autonome du Kurdistan irakien, a annoncé la tenue d’un référendum pour l’indépendance, sans toutefois en préciser ni les modalités ni le calendrier.
[8] Cf. Hosham Dawod et Hamit Bozarslan, La Société irakienne. Communautés, pouvoirs et violences, Karthala, Paris, 2003.
[9] Créé en 1947 à Damas et divisé en deux branches, l’une syrienne, l’autre irakienne, le Parti de la révolution arabe et socialiste a dirigé l’Irak de 1968 à 2003.
[10] Le royaume d’Irak, créé en 1921 et instauré de fait en 1932, a été dirigé par une dynastie hachémite, chassée du pouvoir par un coup d’État en 1958.
[11] Depuis le retrait officiel de leur armée, les États-Unis maintiennent 3 500 militaires au titre de la formation des troupes irakiennes.
[12] S’il contribue à plus de 83 % du budget, le secteur des hydrocarbures n’emploie que 1 % de la population active. Les efforts de diversification de l’économie ont été entravés par trente ans de guerres et de crises, tandis que le coût de la reconstruction du pays a été évalué à 400 milliards de dollars (source : Banque mondiale, 2015).
[13] Né en 1930 en Iran, M. Al-Sistani s’est installé à Nadjaf en 1961. Il est la figure la plus respectée du clergé chiite irakien.
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