Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Israël - Palestine

Instrumentaliser une tragédie pour en justifier une autre

Cet après-midi j’ai visionné le film de Jonathan Glazer, La Zone d’intérêt (2023) au Cinéma Beaubien. Un film qualifié par le réalisateur de La liste de Schindler, Steven Spielberg, de « meilleur film sur l’Holocauste que j’ai vu depuis le mien ».
J’en sors profondément ému.

Ovide Bastien, professeur retraité du Collège Dawson

Ici, le paradis : scènes où on voit le commandant d’Auschwitz-Birkenau, Rudolf Höss, en train de vivre paisiblement avec son épouse, Hedwig, et leurs enfants sur un magnifique et grand terrain – belle musique, rires, histoires racontées aux enfants au coucher, très belles fleurs, piscine, jardin de légumes, rivière, Höss frottant affectueusement sa tête sur celle de son cheval et lui disant affectueusement « Je t’aime » ...

Là, directement adjacent à ce terrain, l’enfer : on voit le grand mur surmonté de barbelés du plus grand camp de concentration et centre d’extermination de l’Allemagne nazi, et on entend occasionnellement, au cœur de cette vie familiale idyllique, coups de fusils et cris des victimes de l’Holocauste...

Je ressens une émotion similaire, et tout aussi profonde et bouleversante, lorsque je vois ce qui passe à Gaza et en Cisjordanie... Lorsque je vois la destruction massive, la faim utilisée comme arme de guerre... Lorsque je vois grimper, de jour en jour, le nombre de victimes – présentement, 32 800 Gazaouis morts et 75 200 blessés, la plupart enfants et femmes... Lorsque je vois Israël, alors que l’attention du monde entier se concentre sur Gaza, infliger une brutalité et une répression de plus en plus intenses en Cisjordanie, des colons juifs accaparant de plus en plus de terres, expulsant les familles palestiniennes avec la complicité de militaires israéliens qui effectuent des raids quotidiens durant lesquels, depuis le 7 octobre, ils ont tué 460 Palestiniens et en ont détenu 7 750, généralement sans accusation et sans possibilité de procès...

«  Israël, par l’intermédiaire de ses médias et avec l’aide de ses universitaires, parle d’une voix unanime et encore plus forte que lors de la deuxième guerre du Liban en 2006, » commente l’historien juif Ilan Pappé. « Une fois de plus, l’État juif se trouve plongé dans une fureur qui, sous le couvert de la vertu, se traduit par une politique de destruction massive de la bande de Gaza. Il faut analyser l’autojustification honteuse de tant d’inhumanité et d’impunité afin de comprendre la quasi-immunité internationale dont jouit Israël en dépit de ses actions à Gaza. Cette immunité repose avant tout sur de mensonges éhontés, transmis dans une langue de bois qui rappelle les jours sombres de l’Europe des années 1930, » poursuit Pappé. « Toutes les demi-heures, pendant l’assaut de Gaza, les bulletins d’information de la radio et de la télévision décrivent les habitants de Gaza comme des terroristes et le massacre massif qu’Israël leur inflige comme de la légitime défense. Israël se présente à son propre peuple comme la victime vertueuse se défendant contre un grand mal. Le monde universitaire est recruté pour expliquer à quel point la lutte palestinienne est démoniaque et monstrueuse si menée par le Hamas. »[1]

Pappé ne décrit pas ici le massacre qu’Israël commet présentement à Gaza. Il a rédigé ce commentaire en 2010 et se réfère au massacre perpétré par Israël à Gaza en janvier 2009.

Cependant, la ressemblance entre les deux massacres, les justifications données par Israël pour les commettre, ainsi que les réactions de la communauté internationale, est étonnante.

Dans un article précédent <https://www.pressegauche.org/Les-at...> (Presse-toi à gauche, le 12 mars), j’ai puisé abondamment dans l’œuvre d’Ilan Pappé pour montrer que les atrocités actuelles à Gaza ne font que refléter, et peut-être même dépasser, celles que commettaient déjà les sionistes en Palestine lors de la fondation de l’État juif en 1947-8.
Dans celui-ci, je vais expliquer pourquoi cet historien juif, pourtant de renommée internationale, est tellement détesté aujourd’hui dans son propre pays Israël.

Pourquoi on déteste tant Ilan Pappé en Israël

Ilan Pappé est né le 7 novembre 1954 à Haïfa, d’un couple de juifs allemands qui, pour échapper aux premières persécutions nazies, arrivait, dans les années 1930, dans ce qui est aujourd’hui Israël. À 18 ans, il effectue son service militaire obligatoire dans l’armée israélienne et est employé sur les hauteurs du Golan pendant la guerre du Kippour en 1973. En 1978, il est diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem, et, en 1984, il obtient un doctorat de l’Université d’Oxford.

Sa thèse doctorale porte sur la relation entre l’Angleterre et la naissance d’Israël. Et le hasard veut que ce soient Albert Hourani et George Owen, deux intellectuels qui connaissent fort bien la version palestinienne des évènements de 1948, qui le dirigent dans sa recherche.

C’est ainsi que Pappé, qui a souscrit depuis l’enfance à la mythologie sioniste au sujet de la fondation de l’État juif en 1948, découvre graduellement la version du camp qui, jusqu’alors, a représenté pour lui ‘l’ennemi’. On lui a appris que, lorsque les Nations unies, à l’expiration du mandat britannique en Palestine, proposent de diviser la région en deux États, le monde arabe s’oppose à cette proposition alors que les Juifs l’acceptent immédiatement. S’ensuit une attaque militaire des Arabes durant laquelle ceux-ci convainquent les Palestiniens d’abandonner leurs territoires - malgré les appels des dirigeants juifs les invitant à y rester - afin de faciliter l’entrée des troupes arabes.
La tragédie des centaines de milliers de réfugiés palestiniens, selon cette mythologie, ne serait donc pas directement imputable à Israël.

Lorsque Pappé, dans sa recherche doctorale, se met à examiner les archives historiques sur la guerre de 1948, qui viennent tout juste d’être déclassifiées, il découvre une tout autre interprétation. Une interprétation qui le marquera profondément et changera le cours de sa vie.

Il apprend que bien avant l’attaque militaire du monde arabe, qui fut d’ailleurs assez facilement repoussée par les Juifs, les dirigeants du futur État d’Israël, sous la direction de David Ben Gurion, avaient conçu, et mis en branle de façon brutale et impitoyable, l’épuration ethnique de la Palestine. Celle-ci, complétée durant la guerre, correspond à ce que les Palestiniens, jusqu’à ce jour, qualifie de Nakbah (la catastrophe).

De retour dans son pays natal, Pappé commence à donner des cours à l’Université de Haïfa. Peu étonnamment, il enseigne à ses étudiants la nouvelle interprétation de l’histoire d’Israël que son doctorat lui a permis de découvrir. Même si cela dérange et étonne, Pappé est toléré et même apprécié, car un vent nouveau d’ouverture et de pluralisme commence à se faire sentir en Israël.

L’exemple le plus spectaculaire de cette ouverture est sans doute le livre The Birth of the Palestinian Refugee Problem, 1947—1949 que publie en 1989 un de ses collègues à l’Université de Haïfa, Benny Morris. Ce livre décrit de façon détaillée les nombreuses expulsions de Palestiniens de leurs villages et villes effectuées par les Juifs en fondant Israël. Des expulsions durant lesquelles eurent lieu des massacres et toutes sortes d’atrocités, incluant des viols.
« Quiconque fréquenterait le monde universitaire israélien au milieu des années 1990 sentirait sans doute un vent d’ouverture et de pluralisme souffler dans les couloirs d’un établissement stagnant qui avait été douloureusement fidèle à l’idéologie sioniste dominante dans tous les domaines de recherche touchant à la réalité israélienne, passée ou présente, » affirme Pappé. «  Cette nouvelle ambiance permettait aux chercheurs de revoir l’histoire de 1948 et d’accepter certaines revendications palestiniennes sur ce conflit. Elle donnait lieu à des travaux d’érudition locaux qui remettaient en question de manière spectaculaire l’historiographie des débuts d’Israël. »

Cependant, cette fenêtre d’ouverture disparaît avec une rapidité remarquable, lorsqu’éclate la Seconde Intifada en 2 000, cet immense soulèvement populaire palestinien contre l’occupation, souvent accompagné de gestes violents, et qui ne se terminera qu’en 2005.

« Moins de dix ans plus tard, il aurait fallu un visiteur imaginatif et déterminé pour trouver la moindre trace de cette ouverture et de ce pluralisme,  » affirme Pappé. « Sa disparition s’inscrit dans le cadre de la disparition générale de la gauche israélienne au lendemain de l’Intifada. (...) Lorsque l’Intifada a éclaté, la gauche l’a exploitée pour quitter une position inconfortable de patriotisme douteux et se rapprocher du centre consensuel. Là, au cœur de la politique israélienne, les fils perdus ont été accueillis dans un processus d’effacement des différences idéologiques entre la gauche et la droite dans l’État juif, qui s’est poursuivi au cours du siècle suivant. »

Rien n’explique mieux ce grand et rapide tournant idéologique qui a eu lieu en Israël que l’Affaire Katz. Un conflit qui amènera Pappé à quitter son pays natal en 2007 et qui illustre pourquoi il est tant détesté aujourd’hui dans son pays.
L’affaire Katz

À la fin des années 1980, Teddy Katz, un étudiant juif dans la quarantaine de l’Université de Haïfa, d’orientation sioniste mais faisant partie du mouvement appelant à la réconciliation, choisit comme sujet de maitrise les évènements qui se sont déroulés dans certains villages près de Haïfa durant la guerre de 1948. Il demande à Pappé de superviser sa recherche, mais ce dernier lui conseille de choisir un autre professeur. Si c’est moi, lui dit-il, cela pourra possiblement affecter la crédibilité de tes découvertes, étant donné que mon opinion sur la question palestinienne est fort connue.
Katz choisit donc un autre professeur.

Après plusieurs années d’efforts soutenus, comprenant de longs interviews de Juifs et de Palestiniens qui ont été témoins des évènements entourant l’expulsion des Palestiniens de villages où se trouve aujourd’hui un tronçon de l’autoroute n° 2 entre Haïfa et Tel Aviv, Katz rédige une maitrise pour laquelle il obtient 97 %, une note qui reflète celles qu’il avait obtenues dans l’ensemble de ses cours.

Un chapitre de sa maitrise porte sur le village de Tantura, que les forces juives occupaient le 22 mai 1948. À partir des preuves qu’il a recueillies, Katz arrive à la conclusion que lors de la conquête de Tantura, les forces juives auraient tué un grand nombre d’individus, peut-être jusqu’à 225. Il estime qu’une vingtaine d’entre eux sont morts pendant la bataille comme telle, et que les autres, civils et combattants capturés, ont été tués après la reddition du village et alors qu’ils étaient sans armes.

Comme les autres maitrises, celle de Katz est déposée dans la bibliothèque de l’université et ne dérange personne.
En janvier 2001, cependant, tout cela change lorsque le journaliste d’enquête Amir Gilat découvre la thèse dans la bibliothèque et en fait un compte rendu dans le quotidien Ma’ariv. Certains des soldats appartenant à la brigade Alexandroni qui avait capturé Tantura, écrivent à Gilat et protestent avec véhémence, niant qu’un massacre ait eu lieu. Par ailleurs, d’autres soldats de cette même brigade, ainsi que des témoins palestiniens, lui écrivent aussi, corroborant les faits avancés par Katz.

L’association des vétérans d’Alexandroni, habituée à voir des chercheurs ne lui demander de raconter que des histoires d’héroïsme personnel et de bravoure, et non de massacres, est tellement indisposée qu’elle entame une poursuite contre Katz pour diffamation. La somme demandée : 1 million de shekels, soit environ $300 000 Can.

Profondément troublé, Katz demande à son université de l’aider dans la procédure judiciaire. Elle refuse, et décide plutôt de biffer, avant même la tenue d’un procès, son nom de la liste des étudiants distingués, une récompense qu’il avait pourtant obtenue, précise Pappé, non seulement pour sa thèse, mais aussi pour l’ensemble de sa performance dans le cadre du programme de maîtrise.

Pour comprendre ce comportement peu rationnel de la part de l’Université de Haïfa, il importe de comprendre le contexte, poursuit Pappé. La Seconde Intifada avait éclaté à la fin de septembre 2000, avait gagné Israël, et risquait d’atteindre le campus de Haïfa, où 20 % des étudiants étaient des Israéliens palestiniens. Le climat de guerre était tel que l’université imposait des sanctions draconiennes aux étudiants palestiniens qui affirmaient leur identité en brandissant le drapeau palestinien ou appelant à la libération de la Palestine, tandis qu’un comportement similaire de la part d’étudiants juifs - afficher l’identité d’Israël, brandir un drapeau et prendre position contre l’Intifada – était non seulement toléré mais même encouragé.

Peu étonnant donc que, dans un climat de quasi-guerre, Katz, dans les mois précédents son procès du 13 décembre 2000, ait subi harcèlement constant et menaces téléphoniques dans le kibboutz où il vivait. Et que quelques semaines avant ce procès, cet homme de cinquante ans subisse une attaque cérébrale.

Durant le procès, on accuse Katz d’avoir systématiquement fabriqué des documents et de les avoir volontairement remis ‘à l’ennemi’.

« Pour démontrer que Katz avait systématiquement falsifié ses documents, l’avocate de l’accusation, Giora Erdingast, présente six exemples dans lesquels la transcription des bandes audio ne correspond pas à ce qui est écrit dans la thèse, » affirme Pappé. « Bien que consciente qu’il s’agisse des seules citations erronées trouvées parmi plus de 100 citations exactes, et qu’aucune d’entre elles ne remet en cause la conclusion principale selon laquelle des meurtres massifs de paysans innocents avaient eu lieu, Erdingast affirme que ces exemples illustrent que la thèse dans son ensemble est une fabrication. »

Après la deuxième journée de procès, Katz est pâle, épuisé, et déprimé. Il n’en peut plus d’endurer autant de tribulations et de pression. Durant la soirée, il se réunit, sans avertir l’avocat qui le défend, avec des membres de sa famille et un représentant de l’université. Le lendemain, il soumet à la juge une déclaration écrite où il affirme qu’après «  avoir vérifié et revérifié les preuves », il reconnaît que sa conclusion « est dénuée de tout fondement », et qu’il n’a « pas voulu suggérer qu’il y a eu un massacre à Tantura. »

À peine quelques heures plus tard, Katz regrette son geste, et annonce à la juge Pilpel qu’il se rétracte, qu’il retire sa déclaration qui vient d’être présentée à la cour. Cependant, celle-ci refuse d’accepter sa rétractation
En raison du règlement conclu à l’amiable, je considère, dit-elle, que l’affaire est close.

Lorsque l’université prend l’initiative de publier sur son site web la déclaration de Katz, même si ce dernier l’a rétractée, Pappé est profondément outré. Il s’attèle à la tâche d’écouter attentivement, et ce pendant trois jours et trois nuits consécutifs, les 60 heures de cassettes audios que Katz lui avait données, et qui contenaient les témoignages oraux de personnes ayant vécu les événements à Tantura en 1948.

« Je ne les avais jamais écoutées auparavant, » affirme Pappé. « Ma défense de Katz était fondée sur l’amitié et la confiance. Ces trois jours et ces trois nuits m’ont non seulement révélé directement l’histoire effrayante des actes meurtriers qui ont eu lieu à Tantura en mai 1948, mais m’ont également persuadé de la nécessité d’étendre le projet d’histoire orale de la Nakbah et du devoir de défendre ces témoignages. Je me suis rendu compte, avec horreur, que c’était ma propre université qui s’acharnait à écraser et détruire les souvenirs sacrés des habitants de ces villages, ainsi que les preuves des crimes commis en 1948. »

Une fois ce travail de moine terminé, Pappé publie sur le site Internet de l’université les témoignages qu’il trouve les plus révélateurs. Cela provoque un tel émoi chez professeurs et étudiants que l’université décide d’établir une commission d’enquête qui devra examiner à nouveau la thèse de Katz. La conclusion de cette commission est toujours la même. La thèse est faible et erronée et doit donc être rejetée. Puis, dans une cérémonie qui rappelle les années les plus sombres de l’Europe des 1930s, l’université organise une cérémonie officielle où la thèse est retirée de la bibliothèque, précise Pappé,

Comme les règles de l’université permettent à Katz de présenter à nouveau sa thèse, il décide d’aller de l’avant. Il approfondit son enquête pendant presqu’un an, et soumet sa thèse, en corrigeant les quelques erreurs apparues dans la première version et en ajoutant des informations encore plus accablantes.

Encore une fois, cependant, la thèse est rejetée. L’argument toujours mis de l’avant pour la rejeter, en mai 2003, est qu’elle est de qualité insuffisante. La véritable raison, insiste Pappé, est autre. On la perçoit comme un acte de trahison contre un État en temps de guerre !

Révolté de voir une institution académique se comporter ainsi, Pappé décide de mener ces propres recherches sur le massacre de Tantura. Ce qu’il découvre, à la fois dans les documents d’archives qu’il consulte et les nouvelles preuves orales qu’il recueille, l’amène à conclure, de façon encore plus catégorique que ne le faisait Katz, qu’un massacre a bel et bien été commis à Tantura en mai 1948.

Les vétérans d’Alexandroni n’osèrent pas me poursuivre en justice, note Pappé, car ils «  savaient que je ne céderais pas sous la pression d’un procès et que je l’utiliserais également comme forum pour présenter ce que je croyais être les faits sur la Nakbah au public israélien et international ».

La révolte de Pappé ne se limite pas au seul niveau académique. Il condamne de plus en plus ouvertement la politique insensée qu’Israël met en pratique dans les territoires occupés, politique qu’il décrit ainsi :

« Restriction de l’approvisionnement alimentaire à des communautés entières, conduisant ainsi à la malnutrition ; démolition de maisons à une échelle sans précédent ; assassinat de citoyens innocents, dont beaucoup d’enfants ; harcèlement aux postes de contrôle et destruction de la vie sociale et économique dans les territoires ».
Dès le début des années 2000, Pappé est parfaitement conscient « qu’il n’existe aucune force interne capable d’empêcher Israël de détruire le peuple palestinien et de l’amener à mettre fin à l’occupation ». Il choisit donc, pour faire connaître ses critiques, tous les forums internationaux possibles. Étant donné la politique étatsunienne, l’inaction européenne et l’impuissance et la désunion des États arabes, prédit-il dans ces forums, « le pire est à venir ».
À cause de sa critique mordante du comportement d’Israël, on l’ostracise de plus en plus sur le campus. Un de ses collègues, par exemple, commence à lui faire parvenir des lettres ouvertes, dans lesquelles il l’appelle Lord Haw-Haw, le nom du tristement célèbre Irlandais qui collaborait avec les nazis.
Je me foutais du nom qu’on me donnait, affirme Pappé. Cependant, cet incident illustrait « avec quelle facilité les Israéliens avaient nazifié les Palestiniens, tandis que leur armée recourait à un répertoire de cruautés rappelant les pires régimes du XXe siècle
 ».

Dans le contexte israélien, m’étiqueter ainsi revenait « à appeler les gens à me tuer », poursuit Pappé. Mais faire cela n’était pas considéré un crime dans mon université, alors que « dénoncer un massacre commis par les Israéliens en 1948 », était perçu comme un geste criminel.

L’ostracisation atteint son paroxysme le 5 mai 2002, lorsqu’une lettre express arrive au domicile de Pappé le convoquant à comparaître devant un tribunal disciplinaire spécial. En raison de sa position dans l’affaire Katz, et de la mauvaise réputation internationale qu’il est en train de donner à son université, on veut son renvoi.

Le jour même, Pappé fait parvenir une lettre à tous ses amis à travers le monde expliquant ce qui lui arrive et demandant leur solidarité.

La réponse à sa demande le laisse bouche bée. Dans l’espace de deux semaines, il ne reçoit pas moins de 2 100 lettres de soutien, avec copie au recteur de l’Université de Haïfa. La solidarité internationale est tellement massive que l’université décide de suspendre immédiatement la procédure disciplinaire.

Si Pappé prend la décision en 2007 de quitter son pays natal, c’est parce que la vie en Israël lui devient de plus en plus insupportable.
Lorsqu’Israël, en 2006, bombarde massivement des civils au Liban, occasionnant la mort d’environ 20 000 Palestiniens et Libanais, il sent que la population israélienne appuie pleinement cette politique génocidaire, de la gauche à la droite de l’échiquier politique sioniste. La seule critique que la population fait au gouvernement, c’est de ne pas autoriser l’armée à faire davantage de frappes destructives. Cette attitude troublante, il la retrouve partout : dans la presse, dans les talk-shows et les émissions téléphoniques, ainsi que dans son entourage immédiat.

Il fait aussi l’objet de menaces de mort de plus en plus nombreuses, parfois par téléphone, parfois par des lettres couvertes d’excréments déposées dans sa boîte aux lettres. Une personne qui l’appelle souvent lui rappelle un jour qu’il connait les mouvements de sa femme et de ses enfants, et il menace de les tuer.

Pappé vit présentement en Angleterre et enseigne l’histoire au département d’études arabo-islamiques de l’Université d’Exeter.

Instrumentaliser une tragédie pour en justifier une autre

Lorsque de jeunes Israéliens faisaient la fête et dansaient dans un kibboutz la nuit du 7 octobre 2023, on pouvait apercevoir, à deux kilomètres à peine, un grand mur surmonté de barbelés. Mais ce mur, et ce qui se passait derrière, n’était pas du tout une Zone d’intérêt pour eux. Ni d’ailleurs pour personne dans le monde. Y compris pour les nombreux pays arabes qui étaient alors occupés à normaliser leurs relations avec Israël.

Tout le monde vaquait paisiblement à ses occupations quotidiennes... travail, histoires aux enfants et petits-enfants à l’heure du coucher, exercice dans le gymnase, consultations thérapeutiques, restaurants, souci au sujet de l’invasion de l’Ukraine par la Russie...

Puis vint l’attaque féroce.

Cris et coups de feu surgissant soudainement de l’immense mur entourant la bande de Gaza, se dirigeant vers les avant-postes militaires israéliens et tuant atrocement sur leur chemin quelque 1200 Israéliens, de nombreux soldats mais surtout des civils, dont plusieurs enfants, puis retournant à Gaza sur des motos et dans des camionnettes avec 240 otages...

Cris et coups de feu provenant du plus grand camp de concentration du monde, où vivent 2,5 millions de Palestiniens, dont 70 % sont des Palestiniens ou descendants de Palestiniens qui ont été déracinés de leurs maisons et terres par les colonisateurs juifs il y a quelque 75 ans. La moitié d’entre eux sont des enfants, les plus traumatisés au monde, selon une enquête récente... Une immense prison à ciel ouvert où les gens, depuis 15 ans, souffrent atrocement à cause d’un siège total imposé par Israël. Un endroit où il est extrêmement difficile de joindre les deux bouts et où les enfants sont pris au piège, n’ayant aucun avenir devant eux...

Nous savons comment Israël a réagi à l’attaque du Hamas du 7 octobre : bombardement massif de Gaza, destructions et tueries massives, famine utilisée comme arme de guerre.

Le 26 janvier, la Cour internationale de justice estime recevable l’accusation de génocide portée par l’Afrique du Sud contre Israël et entame une enquête formelle.

Le 10 mars, Jonathan Glazer, qui vient de recevoir, lors de la 96e cérémonie des Oscars, le prix du meilleur long métrage international pour La Zone d’intérêt, affirme :

« Tous nos choix ont été faits pour refléter et nous confronter aux réalités actuelles. Non pas pour dire ‘Regarde ce qu’ils ont fait hier’, mais plutôt ‘Regarde ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui’. Notre film illustre où mène la déshumanisation, dans ce qu’elle a de pire. Celle-ci a façonné notre passé et elle façonne notre présent. En ce moment même, nous nous tenons ici en tant que personnes qui réfutent leur judéité et l’Holocauste lorsque ceux-ci se transforment en prétexte pour justifier une occupation, qui a plongé dans le conflit tant de personnes innocentes. »[2]

Le 25 mars, la rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, Francesca Albanese, dépose un rapport où elle affirme qu’il «  existe des motifs raisonnables » de croire qu’Israël a commis plusieurs « actes de génocides ».

Le même jour une motion de cessez-le-feu est acceptée au Conseil de sécurité de l’ONU, 14 membres votant en faveur et les États-Unis, pour une très rare fois, s’abstenant.
Étant donné que les États-Unis ont utilisé leur droit de veto des dizaines de fois par le passé pour bloquer toute motion du Conseil de sécurité de l’ONU jugée critique à l’égard d’Israël, dont trois depuis l’invasion de Gaza à la suite de l’attaque du Hamas du 7 octobre, plusieurs observateurs en arrivent à la conclusion que cette abstention montre que le fossé grandissant entre Joe Biden et Benjamin Netanyahou a atteint un point de rupture.

Ce qui arrive quelques heures plus tard semble pourtant indiquer qu’ils se trompent.

«  Il s’agit d’une motion non contraignante, » déclare John Kirby, directeur du Conseil de sécurité nationale de la Maison Blanche. « Elle n’a donc aucun impact sur la capacité d’Israël à continuer de s’en prendre au Hamas. »[3]
« Nous n’avons pas constaté qu’Israël viole le droit international humanitaire, ni en ce qui concerne la conduite de la guerre, ni en ce qui concerne la fourniture de l’aide humanitaire
 », déclare le porte-parole du Département d’État George Miller. [4]

Ayant obtenu encore une fois le feu vert de son allié étatsunien, Benjamin Netanyahu poursuit de plus bel ses bombardements massifs de Gaza, détruisant toujours plus d’infrastructures, notamment des hôpitaux, et tuant toujours plus de Palestiniens.

Le 27 mars, le lendemain de la résolution de cessez-le-feu du Conseil de sécurité de l’ONU, Al Jazeera nous montre une scène que son caméraman à Gaza vient de capter quelques minutes plus tôt. Deux Palestiniens, non armés et marchant les bras en l’air, sont froidement abattus par des soldats israéliens. Un énorme bulldozer pousse ensuite les deux corps et les enterre dans le sable et les décombres. [5]
Le 28 mars, les juges de la Cour internationale de justice (CIJ) prennent unanimement la décision d’ordonner à Israël de prendre toutes les mesures nécessaires et efficaces pour garantir que les denrées alimentaires de base parviennent sans délai à la population palestinienne de Gaza. Les Palestiniens de Gaza, affirment-ils, sont confrontés à des conditions de vie de plus en plus difficiles, et la famine et le manque de nourriture se répandent. Israël doit prendre « toutes les mesures nécessaires et efficaces pour assurer sans délai, en pleine coopération avec les Nations unies, la fourniture sans entrave et à grande échelle, par toutes les parties concernées, des services de base et de l’aide humanitaire nécessaire d’urgence, notamment la nourriture, l’eau, le carburant et les fournitures médicales ». [6]

Les États-Unis ont pris la décision de cesser de financer le principal organisme de l’ONU capable de fournir une aide humanitaire aux Palestiniens (UNRWA), et ceci pour au moins une année supplémentaire. Par ailleurs, depuis les attaques du Hamas du 7 octobre, ils ont autorisé une centaine de livraisons d’armes à Israël.

Alors que Joe Biden tente de démontrer un profond humanisme en répétant inlassablement « beaucoup trop de civils ont perdu la vie à Gaza, il faut absolument que davantage d’aide humaine parvienne aux populations affamées, nous faisons tout ce qui est humainement possible pour y parvenir », voici ce que l’on apprend vendredi 29 mars :
« Les États-Unis ont autorisé ces derniers jours le transfert à Israël de bombes et d’avions de combat d’une valeur de plusieurs milliards de dollars, ont déclaré vendredi deux sources au fait de la situation, alors même que Washington exprime publiquement ses inquiétudes au sujet d’une offensive militaire israélienne prévue à Rafah.
« Les nouveaux lots d’armes comprennent plus de 1 800 bombes MK-84 de 2 000 livres et 500 bombes MK-82 de 500 livres, ont déclaré les sources, qui ont confirmé un rapport du Washington Post.
 » [7]

Comme si tant de déshumanisation hypocrite ne suffisait pas, voici ce que le député républicain Tim Walberg, un pasteur considéré comme un bon chrétien, affirmait le même jour lors d’une réunion privée à Dundee, dans le Michigan :
« On ne devrait pas dépenser un seul sous pour l’aide humanitaire à Gaza. On devrait faire comme à Nagasaki et Hiroshima. Finir tout ça rapidement  ». [8]

[1] Ilan Pappe, Out of the Frame : The Struggle for Academic Freedom in Israel <https://www.amazon.ca/-/fr/Ilan-Pap...> , Pluto Press, Kindle Edition. (Ma traduction de l’anglais, pour cette citation et toutes les autres. À moins d’indication contraire, toutes les citations dans cet article proviennent de cette source)

[2] Zoe Guy, Jonathan Glazer Condemns ‘Occupation,’ ‘Dehumanization’ in Oscars Speech <https://www.vulture.com/article/osc...> , Vulture, le 21 mars 2024. Consulté le même jour.

[3] Jacob Magid, US says ceasefire resolution non-binding ; less influential Security Council members object <https://www.timesofisrael.com/liveb...> , The Times of Israel, le 25 mars 2024. Consulté le même jour.

[4] US says Israel not violating international humanitarian law in its use of US-supplied weapons <https://www.aa.com.tr/en/americas/u...> , le 26 mars 2024. Consulté le même jour.

[5] Visual evidence of Israelis killing unarmed Palestinians <https://www.google.com/search?q=Al+...> , Al Jazeera, le 27 mars 2024. Consulté le même jour.

[6] ICJ orders Israel to take action to address famine in Gaza <https://www.aljazeera.com/news/2024...> , Al Jazeera, le 28 mars 2024. Consulté le même jour.

[7] Reuters, US reportedly approves transfer to Israel of bombs and jets worth billions <https://www.theguardian.com/us-news...> , The Guardian, le 30 mars 2024. Consulté le même jour.

[8] Jennifer Bowers Barhney, ‘Like Nagasaki And Hiroshima !’ Republican Congressman Says To ‘Get It Over Quick’ in Gaza At Town Hal <https://www.mediaite.com/politics/l...> l, Media-ite+, le 30 mars, 2024. Consulté le même jour.

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