17 décembre 2021 | tiré de mediapart.fr
C’est un simple mot. Mais dans le langage très codifié des banques centrales, il préfigure un net revirement. Dans son communiqué du 15 décembre, la Réserve fédérale a volontairement effacé l’adjectif « temporaire » à côté du mot « inflation ».
Depuis le début de l’année, les banquiers centraux nourrissaient l’espoir que la hausse des prix provoquée par l’énergie, les ruptures des chaînes d’approvisionnement, les pénuries de certains biens (semi-conducteurs, bois, acier, pièces automobiles) serait passagère. Une fois que la machine économique mondiale aurait redémarré, tout rentrerait dans l’ordre.
Mais la flambée des prix s’incruste, s’amplifie, alimentée par les tensions géopolitiques et les vagues successives du Covid et de ses variants qui s’abattent partout dans le monde. Avec une hausse de plus de 5 % en octobre aux États-Unis, de 6 % en Grande-Bretagne, de 4,9 % en moyenne dans la zone euro pour le mois d’octobre, l’inflation dépasse mois après mois les prévisions et retrouve des nivaux jamais atteints depuis plus de trois décennies.
Alors que les banques centrales du Japon et du Canada ont arrêté leur politique d’achats d’actifs (quantitative easing) à l’été, que la Banque de Chine resserre sa politique monétaire, que les Banques de Norvège et de Russie ont déjà augmenté leurs taux directeurs, les trois grandes banques centrales occidentales (Fed, BCE et Banque d’Angleterre) sont sommées d’agir. La lutte contre l’inflation figure comme mission première dans leur mandat, n’a-t-il été cessé de leur être rappelé ces dernière semaines.
Mais elles marchent sur un fil, placées devant un choix cornélien : arrêter, au nom de la lutte contre l’inflation, la distribution d’argent gratuit, réalisée à un rythme échevelé depuis l’épidémie de Covid, au risque de provoquer des dérapages financiers en série, tant la sphère financière s’est habituée à ces facilités monétaires, ou poursuivre malgré tout cette politique accommodante, au risque de nourrir l’inflation et d’alimenter une spirale prix-salaires, comme à la fin des années 1970, qui pourrait devenir difficilement contrôlable.
« Sortir des politiques monétaires non conventionnelles est toujours très compliqué. Mais aujourd’hui, c’est un exercice de communication particulièrement périlleux. Le resserrement monétaire ne peut qu’être très graduel. Si la remontée des taux est trop rapide, les bulles d’actifs vont exploser. La mission des banques centrales est aussi d’assurer la stabilité financière », explique l’économiste Jézabel Couppey-Soubeyran, maîtresse de conférences à Paris I et conseillère scientifique à l’Institut Veblen.
En ordre dispersé
Hasard du calendrier ? Les trois banques centrales devaient fixer à un jour d’intervalle – le 15 et le 16 décembre –leur cadre monétaire pour l’ensemble de 2022. Cet exercice quasiment simultané était censé dresser les conditions dans lesquelles les économies d’une partie du monde vont évoluer pour l’année à venir. L’opération devait illustrer la grande convergence de vues et d’objectifs entre les États-Unis et l’Europe. Mais c’est en ordre dispersé finalement que les trois banques centrales arrivent.
La Banque d’Angleterre est celle qui semble avoir adopté l’attitude la plus ferme. Inquiète de la hausse des prix mais aussi des tensions sur le marché de l’emploi et de l’émergence de revendications sur les salaires, elle a décidé de prendre tout le monde par surprise : elle a remonté ses taux directeurs et annoncé au moins trois hausses à venir au cours de l’année 2022. L’ampleur du resserrement doit toutefois être nuancée : la hausse instaurée s’élève à 0,15 % et les prochaines pourraient ne pas aller au-delà de 0,75 %. Compte tenu de l’inflation existante, les financements de l’économie britannique continuent d’évoluer dans un univers de taux réels négatifs.
Jerome Powell a lui aussi décidé d’entamer son second mandat à la présidence de la Fed sous des auspices nettement plus sévères. Alors que la Réserve fédérale a distribué plus de 3 000 milliards de dollars depuis le début de la crise du Covid, et qu’elle prévoyait d’arrêter ce programme de soutien en octobre 2022, elle a décidé de serrer les freins monétaires beaucoup plus rapidement. En dépit de la menace que fait planer l’ombre du variant Omicron sur l’économie mondiale, elle prévoit d’arrêter toute politique de rachats d’actifs à partir de mars et d’augmenter au moins trois fois dans l’année ses taux directeurs, afin de revenir à une politique monétaire plus normale et de juguler au plus vite l’inflation.
Seule, la Banque centrale européenne choisit de poursuivre sa politique monétaire accommodante, avec le soutien « d’une large majorité » des membres du directoire, selon sa présidente Christine Lagarde. L’institution monétaire de la zone euro prévoit d’arrêter en mars son programme de soutien d’une enveloppe de 1 850 milliards d’euros, élaboré au début de la pandémie. Mais elle entend dans le même temps reprendre sa politique de rachat d’obligations (assouplissement quantitatif) instaurée depuis plusieurs années, au rythme de 40 milliards d’euros par mois au deuxième trimestre, de 30 milliards au troisième et de 20 milliards par la suite.
Bref, le soutien monétaire hors norme de la BCE à la zone euro se perpétue quasiment au même rythme, Christine Lagarde assumant le fait que « l’inflation dans la zone euro, liée pour moitié aux prix de l’énergie, risque d’être plus élevée que les objectifs au cours de 2022 ». Mais la présidente de la BCE fait le pari que tout reviendra dans l’ordre fin 2022 ou en 2023. Elle entend en tout cas se garder le maximum de marge de manœuvre en fonction de la situation.
L’ombre de 2011
Le précédent de 2011 semble avoir beaucoup pesé dans les décisions actuelles de la BCE. À l’époque, Jean-Claude Trichet, alors président de la BCE, avait décidé de s’aligner sur la politique de la Fed et de remonter en même temps qu’elle ses taux directeurs, afin de défendre la parité euro-dollar. Mais la reprise économique dans la zone euro après la crise financière était loin d’être aussi avancée qu’aux États-Unis. Le resserrement monétaire décidé par la BCE provoqua un arrêt des économies européennes, ce qui marqua le début de la crise de la dette dans la zone euro, suivie par des politiques d’austérité dans toute l’Europe. Ce fut une décennie perdue pour l’Europe.
Pour Christine Lagarde, les circonstances actuelles ne sont pas très éloignées de celles d’il y a dix ans : les États-Unis sont bien plus en avance que l’Europe dans le cycle économique. Certes, la zone euro a semblé, à la sortie du confinement, connaître un rebond spectaculaire. Mais avec le recul, ce qui apparaissait être le chemin d’une reprise économique ressemble de plus en plus à un rattrapage, les économies de la zone euro se comportant comme un ressort très longtemps comprimé qui retrouve par la suite sa position normale, le retour à la normale n’étant d’ailleurs que partiel : nombre d’activités de services, notamment, peinent à se faufiler entre les diverses interdictions liées à la crise sanitaire.
Surtout, mois après mois, les chiffres traduisent une perte de vigueur de l’activité de la zone euro. C’est particulièrement frappant en Allemagne, première puissance économique de la zone. Les commandes dans l’industrie ont baissé de 7 % en octobre, revenant à leur niveau de septembre. Frappées par les difficultés d’approvisionnement en tout genre (semi-conducteurs, pièces automobiles, composants), les industries allemandes enregistrent une baisse des exportations vers la Chine, devenue ces dernières années un client plus important que la France, le Royaume-Uni et l’Italie réunis, mais aussi des pays émergents, que l’Allemagne avait institués comme cibles privilégiées pour ses débouchés futurs. L’incertitude que fait peser la quatrième ou la cinquième vague du Covid risque d’aggraver les problèmes.
Dans ce contexte dégradé, « la BCE a en plus un problème spécifique : la fragmentation de la zone euro. L’absence de budget communautaire, de finances communes, de Banque centrale prêteuse en dernier ressort conduit finalement à ce que les États de la zone euro qui s’endettent en euros se retrouvent dans une situation comparable aux pays qui s’endettent dans une monnaie étrangère. Le plan de soutien d’urgence de la BCE pendant la crise sanitaire a été un moyen de décliner le rôle de prêteur en dernier ressort de la Banque centrale », analyse Éric Dor, professeur d’économie à IESEG School of Management.
Mais alors que ce plan est en voie d’extinction, les États se retrouvent encore plus endettés et la fragmentation entre les différentes parties de la zone euro encore plus prononcée. Une fragmentation qui se rencontre aussi dans les taux d’inflation profondément divergents des pays de la zone, comme le pointe Éric Dor. Entre une inflation de 2,3 % pour Malte et un taux à 9,3 % en Lituanie, en passant par les 6 % en Allemagne, le degré de tension n’a rien de comparable. Et une fois de plus, ce sont les pays les plus pauvres, les plus soumis à une inflation importée par des biens de première nécessité (énergie, produits alimentaires), qui se retrouvent les plus exposés : ceux du sud et de l’est de l’Europe.
Une crise de l’offre
La réponse à ces forces centrifuges est d’autant plus malaisée que les outils des banques centrales sont bien émoussés pour répondre à l’inflation, pour l’essentiel importée, provoquée par les dérèglements des appareils productifs mondiaux, des chaînes mondiales d’approvisionnement, des pénuries de produits industriels et des difficultés de transport maritime. En quoi une hausse des taux d’intérêt des banques centrales pourrait juguler une flambée des prix du gaz, du pétrole ou des puces ?
« Cela peut peut-être limiter la spéculation sur les marchés à terme de certaines matières premières. Mais il est difficile de mesurer l’ampleur de ces opérations spéculatives sur les prix finaux. De toute façon, cela reste à la marge », constate Jézabel Couppey-Soubeyran. « Autant il est facile pour les banques centrales de peser sur la demande avec leurs instruments monétaires et de casser la spirale inflationniste prix-salaires – mais c’est une situation que nous ne connaissons pas encore, même si je pense que les gens ne vont pas accepter durablement une baisse de leur pouvoir d’achat liée à une hausse des prix sur des dépenses contraintes –, autant il est difficile pour les banques centrales de casser une inflation alimentée par une crise de l’offre, des pénuries », poursuit de son côté Éric Dor.
Or, c’est bien à une crise de l’offre que nous assistons depuis la sortie du confinement du printemps 2020. Les organisations productives globales se retrouvent dans l’incapacité de satisfaire une demande qui certes a resurgi d’un seul coup, mais qui, sur le long terme, est en moyenne plutôt modérée. Les espoirs de voir se dissiper les tensions dans les approvisionnements sont sans cesse repoussés. Les constructeurs automobiles qui tablaient sur un retour à la normale vers la fin de 2021-la mi-2022, parlent désormais de la fin de 2023, voire au-delà. L’apparition du nouveau variant Omicron, dont personne n’est à ce stade capable de mesurer la dangerosité et les effets, fait peser une menace supplémentaire sur les productions mondiales. Le risque de voir des usines à l’arrêt, des productions ralenties, des transports interrompus redevient d’actualité.
La fin de la déflation mondiale structurelle exportée par la Chine
À ces difficultés conjoncturelles s’ajoute pour les banques centrales un problème structurel : la fin du rôle de la Chine comme usine du monde. Pendant trois décennies, la Chine a exporté une déflation permanente vers l’ensemble des économies mondiales. Aucun pays n’était capable de rivaliser avec elle en termes de coûts, de compétitivité, en raison de ses normes sociales et environnementales bradées, et d’un dumping assumé qui lui a permis d’accaparer nombre d’industries et de productions mondiales.
Cette parenthèse, qui a permis aux économies occidentales de vivre avec une inflation quasiment nulle, d’étouffer toutes les revendications salariales à partir du milieu des années 1990, est en train de se refermer. « Le temps du rattrapage économique de la Chine est achevé. Il y a une nette évolution des modes de vie. La hausse des prix de l’immobilier a nourri des demandes de hausses de salaire. On note partout une hausse des coûts de production, une baisse de la productivité qui obligent le gouvernement chinois à mettre l’accent sur la qualité, sur les innovations technologiques. Et les entreprises chinoises commencent elles aussi à délocaliser », relève Mary-Françoise Renard, professeure d’économie à l’université de Clermont-Ferrand et responsable de l’Institut de recherche sur l’économie de la Chine (Idrec).
Même si les multinationales sont en quête de nouvelles délocalisations, vers le Vietnam, la Thaïlande, ou certains pays d’Afrique, aucune autre zone géographique n’est susceptible d’offrir les mêmes avantages, la même puissance que la Chine. De plus, ces mouvements s’inscrivent à rebours des évolutions en cours : la crise du Covid a mis en lumière des vulnérabilités, des degrés de dépendance des économies occidentales qui sont considérés désormais comme des facteurs de risque dans un contexte de tensions géopolitiques croissantes. Dans le même temps, les dérèglements climatiques incitent à des mouvements de relocalisation, d’innovation technologique, au fur et à mesure que les externalités environnementales, jusqu’alors gratuites pour les producteurs, deviennent payantes.
« Tout cela va nécessiter des ajustements immenses des appareils productifs, des formations, des meilleurs salaires, et un soutien continu par la dépense publique, tant les sommes à mobiliser sont gigantesques. Nous allons certainement devoir nous habituer à vivre avec une inflation plus élevée », dit Éric Dor.
Les banques centrales ont-elles pris la mesure des défis à venir, de ce que cela impose de changements dans leurs approches et leurs modèles ? En tout cas, elles semblent avoir eu raison de rayer le mot « temporaire » à côté de celui d’« inflation ».
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