Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Syndicalisme

Inflation, chômage, taux d’intérêt et revendications syndicales

Bref retour historique sur les « Trente glorieuses » et les « Quarante-cinq douloureuses »

Les années qui suivent la Deuxième Guerre mondiale (de 1939-1945) sont appelées les « Trente glorieuses » (de 1945 à 1975). Une période réputée correspondre à un cycle de croissance économique ininterrompue. Ce qui est nettement exagéré. Il y a eu, durant ces trois décennies, des récessions qui ont été accompagnées d’un taux de chômage élevé.

La théorie économique qui inspire les gouvernements des pays capitalistes développés à l’époque, le keynésianisme, conçoit l’inflation et le chômage comme un couple opposé. Pour combattre l’inflation, il suffit de ralentir la demande en créant du chômage. Au début des années soixante-dix, l’inflation se met à galoper un peu partout en Europe de l’Ouest, en Amérique du Nord et au Japon. Les salariéEs syndiquéEs constatent qu’elles et qu’ils commencent à voir leur pouvoir d’achat s’éroder. Pour contenir la poussée inflationniste, les employeurs et les gouvernements se lancent conjointement dans une stratégie d’abord de restriction volontaire des hausses salariales et ensuite d’imposition unilatérale de gel des salaires. Pour freiner la demande, les Banques centrales pour leur part vont se mettre à hausser les taux d’intérêt. Les salariéEs syndiquéEs répliquent par une lutte de réouverture des conventions collectives en vue d’obtenir une clause leur garantissant la pleine protection de leur pouvoir d’achat. Cette capacité de résister, de s’opposer et de vaincre, face aux employeurs et aux deux paliers de gouvernements au Canada, cédera la place à une période un peu plus morose : les Quarante-cinq douloureuses…

En effet, des années quatre-vingt du siècle dernier à aujourd’hui, le mouvement syndical a trop souvent dû accepter (ou composer) avec des hausses salariales inférieures à l’inflation. Pour ramener l’inflation dans la fourchette de 1 à 3%, les gouvernements adoptent des politiques qui ont pour effet de créer du chômage. Ils mettent en place une politique qui est en lien direct avec le néolibéralisme. Les quatre grandes composantes du néolibéralisme sont les suivantes : 1) la lutte prioritaire à l’inflation en créant du chômage ; 2) la multiplication des traités de libre-échange ; 3) la réduction de la taille de l’État et 4) l’affaiblissement du mouvement syndical.

Quelques données

C’est depuis le milieu des années soixante-dix du siècle dernier que le couple inflation-chômage revient périodiquement dans l’actualité. C’est à partir du début des années quatre-vingt qu’un des moyens à la disposition de la Banque du Canada en vue de juguler l’inflation va se mettre à défrayer la manchette : les taux d’intérêt. Il faut mentionner ici que le Canada a connu des périodes de forte poussée inflationniste au début des années cinquante (10,54% en 1951), au milieu des années soixante-dix (10,97% en 1974) et au début des années quatre-vingt (12,47% en 1981). Pour ce qui est du taux de chômage, il s’élève à 13% en 1982. Le taux d’intérêt atteint un sommet historique en août 1981, soit 20.03%. Les années 1977 à 1991 ont été qualifiées de « Stagflation » (une combinaison de taux de chômage élevé accompagné d’une forte poussée inflationniste)[1].


Résumons

Durant la décennie des années soixante-dix (jusqu’en 1979 pour être plus précis) les employeurs et les gouvernements ne parviendront pas à mâter et à domestiquer la combativité syndicale. CertainEs salariéEs syndiquéEs mènent des luttes offensives et victorieuses face aux employeurs et aux deux paliers de gouvernements qui veulent réduire les salaires versés aux travailleuses et aux travailleurs. À partir du début des années quatre-vingt (1982 pour être plus précis) l’offensive réactionnaire des gouvernements et du patronat parviendra - à travers notamment l’adoption d’une panoplie de lois spéciales fortement répressives - à briser la capacité de résistance du mouvement syndical organisé.

Nous avons déjà effectué un survol des 19 rondes de négociation qui se sont déroulées jusqu’à maintenant dans les secteurs public et parapublic au Québec (voir à ce sujet nos articles publiés sur le site de la revue Presse-toi à gauche ! entre le 24 septembre et le 26 novembre 2019). Nous retenons de ce survol de ces négociations que de 1964-1965 à 1979, les salariéEs syndiquéEs mènent souvent des luttes victorieuses face à l’État employeur ; à partir de 1979 et surtout après 1982, c’est l’État qui réussit à imposer ses vues au mouvement syndical. Tout au long de ces rondes de négociation de 1979 à aujourd’hui l’État employeur est parvenu à désindexer les échelles de salaires dans les secteurs public et parapublic. C’est uniquement lors de la ronde de négociation de 2010 que le Front commun intersyndical (qui s’est effrité en cours de route) a obtenu un faible gain lié à l’inflation. Qu’on en juge par ce qui suit : le 25 juin 2010, le gouvernement du Québec et les porte-parole du Front commun intersyndical conviennent d’une entente de principe qui contient les éléments suivants :

un contrat de travail de cinq ans (2010 à 2015) ;

une augmentation salariale fixe de 6 % sur cinq ans ;

des ajustements salariaux additionnels de 4,5 % sont prévus (1 % pour tenir compte de l’inflation et un éventuel 3,5 % si l’économie du Québec progresse de plus de 17 % de 2010 à 2013 inclusivement).

Dans les faits, de 2010 à 2015, les salariéEs syndiquéEs des secteurs public et parapublic n’ont obtenu rien de plus que 7,5% d’augmentation salariale.

Il faut tristement rappeler à la mémoire collective que cette ronde de négociations de 2010, entre l’État et les salariéEs syndiquéEs, a abouti à des hausses salariales réelles parmi les plus modestes volontairement négociées et acceptées par la partie syndicale : 0,50% pour 2010-2011 et 0,75% pour 2011-2012. Le 1% d’ajustement additionnel lié à l’inflation a été accordé, mais il se situait quand même en deçà de l’Indice des prix à la consommation (IPC) pour la période couverte par les années 2010 à 2015.

Pour la prochaine ronde de négociation à venir…

Dans un Info-négo publié le 8 avril 2022, le Front commun intersyndical CSN, CSQ et FTQ rendait publique ses grandes orientations pour la prochaine ronde de négociation. Parmi celles-ci mentionnons les suivantes :

« Que les principes sous-jacents aux demandes salariales :

· Assurent un enrichissement réel pour l’ensemble des personnes salariées en prévoyant des hausses supérieures à l’inflation et une protection du pouvoir d’achat ;

· Visent un rattrapage salarial général pour l’ensemble des personnes salariées par rapport à d’autres secteurs d’activité et à d’autres marchés afin de favoriser l’attraction et la rétention ;

· Portent une attention aux inégalités face à l’inflation et au revenu de base pour les personnes salariées les moins bien payées du secteur public ;

· Portent une attention aux salaires d’entrée. »

https://secteurpublic.quebec/info-nego-dune-seule-voix-face-au-gouvernement/?fbclid=IwAR2ygTw3MHrnFkZwAZ8AjftlxxnHIAx6g-vkvzHkMlvRd7zGiL3z_PvPEsE. Consulté le 15 avril 2022.

Conclusion

Nous évaluerons donc le résultat du prochain face à face entre l’État employeur et les organisations syndicales membres du Front commun (CSN, CSQ et FTQ) à partir de ces objectifs de négociation qui ont quand même, dans leur formulation même, un caractère un tantinet ambigu : il est d’entrée de jeu question des hausses supérieures à l’inflation et ce « pour l’ensemble des personnes salariées » et en bout de piste il est mentionné qu’il faut porter « une attention aux inégalités face à l’inflation […] pour les personnes salariées les moins bien payées ». Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ?

Le Front commun annonce-t-il à l’avance qu’il est prêt à recommander à ses membres une formule alambiquée comme celle que le ministre Girard vient d’appliquer dans son dernier budget 2022-2023 ? Le même montant à tous et à toutes pour l’inflation sur les produits de base (500,00$) et pour le reste des augmentations salariales annuelles largement inférieures à l’inflation ? Qui vivra verra !

Rappelons en terminant que nous semblons entrer de plain-pied dans une période de forte poussée inflationniste. Pour le moment, la Banque centrale du Canada a décidé de procéder à une hausse de son taux directeur. Ce moyen suffira-t-il pour faire chuter l’IPC qui s’élevait au Canada, en février dernier, à 5,7% ? Quels autres moyens seront déployés pour ramener l’inflation à la cible de 1 à 3% par année ? Le marché du travail enregistre en ce moment un resserrement. Il y a des pénuries de main-d’œuvre. Des employeurs du secteur privé commencent à offrir des augmentations supérieures à 2% par année…

C’est à suivre…

Yvan Perrier

15 avril 2022

Midi 15

yvan_perrier@hotmail.com

[1] À consulter sur le chômage (1946 à 2016) :

https://www150.statcan.gc.ca/n1/daily-quotidien/170210/cg-a004-png-fra.htm. Consulté le 15 avril 2022 ; sur l’inflation (1951 à 2021) :

https://www.inflation.eu/fr/taux-de-inflation/canada/inflation-historique/ipc-inflation-canada.aspx. Consulté le 15 avril 2022 ; sur les taux d’intérêt (1964 à 2016) :

https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMTendanceStatPays/?codeStat=FR.INR.RINR&codePays=CAN&codeTheme=2. Consulté le 15 avril 2022.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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