Édition du 17 décembre 2024

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Répartition de la richesse

Inégalités : un fossé dangereux

Qui croit encore au rêve américain ? Qui croit encore que tous les citoyens naissent égaux et possèdent les mêmes chances dans la vie ? Sûrement pas Bertrand Schepper. Candidat à la maîtrise en science politique à l’UQAM et chercheur à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), celui-ci est le coauteur d’une étude, publiée en mai dernier, qui montre que les inégalités entre les familles québécoises se sont accrues depuis 30 ans.

(Site UQAM Entrevues)

Réalisée par l’IRIS et le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), l’étude indique que la majorité des gains de revenus sont allés aux 10 % les plus riches, alors que les 70 % les plus pauvres ont vu leur part de la richesse collective fondre au soleil. « Malgré une baisse du taux de chômage et une augmentation du PIB au cours des 10 dernières années, les familles québécoises avec enfants appartenant à la moitié la plus pauvre ont travaillé en moyenne 13 semaines de plus par année qu’il y a 30 ans et ont vu leurs revenus diminuer de 10 %», précise Bertrand Schepper. Le temps de travail des autres familles ayant des enfants de moins de 18 ans s’est aussi accru, mais leurs revenus ont augmenté de près de 7 %. Quant aux 10 % de familles les plus riches, elles ont bénéficié de la hausse de revenus la plus importante, soit 24 %, sans toutefois fournir plus de temps de travail.

« Les personnes qui ont profité le plus de la croissance économique générale des 30 dernières années se trouvent dans la catégorie des plus hauts revenus, en particulier la minorité gagnant 250 000 $ et plus, dont la part de revenus dans l’assiette économique globale a doublé depuis les années 1980, atteignant aujourd’hui près de 16 %», observe Éric Pineault (Ph.D. sociologie, 03), professeur au Département de sociologie. Ce groupe se compose notamment des cadres supérieurs des grandes entreprises du secteur privé et des grandes sociétés publiques, ainsi que des membres de l’élite financière.

Ces chiffres confirment les conclusions de nombreuses autres études canadiennes et internationales, dont celles de Statistique Canada (2007) et de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE).

Dans son rapport Croissance et inégalités, publié en 2008, l’OCDE révélait que le fossé entre les riches et les pauvres s’était creusé ces deux dernières décennies dans la plupart des pays industrialisés, dont le Canada, les États-Unis et l’Allemagne.

Une question de justice... et de croissance

Selon Bernard Élie, professeur associé au Département des sciences économiques, « tous les sociologues reconnaissent l’existence d’une corrélation directe entre l’accroissement des inégalités et l’aggravation de nombreux problèmes sociaux - violence et criminalité à la hausse, décrochage scolaire, faible mobilité sociale -, dont les impacts se font sentir sur la qualité de vie et sur l’économie des pays. »

Cinq fois plus de personnes souffrent de maladie mentale dans les pays les moins égalitaires, cinq fois plus sont emprisonnées et six fois plus sont obèses, révélait récemment l’épidémiologiste britannique Richard Wilkinson dans un ouvrage percutant, Spirit Level : Why Equality is Better for Everyone ? Un rapport de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) affirmait, en 2008, que l’inégalité sociale tue à grande échelle : « L’espérance de vie d’un enfant né dans un quartier pauvre d’un pays riche peut être inférieure de 30 ans à celle d’un autre enfant né à quelques kilomètres de là. » En matière de mortalité infantile, les États-Unis, aussi riches soient-ils, arrivent bons derniers parmi les pays développés, tandis que le Canada se situe au milieu du peloton et que les pays scandinaves, là où les inégalités sont les moins criantes, se classent au premier rang.

Au Québec, on évalue à 800 000 le nombre de personnes qui n’ont toujours pas un revenu suffisant pour subvenir à leurs besoins. Les groupes les plus touchés par l’accroissement des inégalités sont les gens peu scolarisés et, de plus en plus, les personnes seules, en particulier celles recevant de l’aide sociale.

Pour Éric Pineault, un partage plus équitable de la richesse n’est pas uniquement une question de justice sociale. Il rend aussi les sociétés plus performantes. « Les études de l’OCDE des dernières décennies rapportent qu’une répartition plus large des revenus est bénéfique pour la croissance économique. » Les années d’après-guerre (1945 à 1975), surnommées les Trente glorieuses, ont été des années de croissance économique époustouflante, alors que les inégalités étaient particulièrement faibles aux États-Unis et au Canada, note Pierre Fortin, professeur émérite au Département des sciences économiques. « Chose certaine, dit-il, une société plus égalitaire est une société plus heureuse parce que les gens se sentent plus proches, plus solidaires les uns des autres. »

Les moteurs de l’inégalité

Les causes de l’accroissement des inégalités au Québec et au Canada sont multiples. Certains observateurs pointent du doigt le rétrécissement des programmes sociaux et les baisses d’impôt, d’autres insistent sur l’affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs ou sur l’augmentation du nombre de familles monoparentales.

Pierre Fortin identifie deux facteurs. Le premier est lié selon lui à la technologie, dont l’évolution rapide a fait augmenter la demande en travailleurs qualifiés auxquels sont attribués les meilleurs salaires. Le deuxième a trait à la forte concurrence des pays émergents (Inde, Chine, Corée), qui a frappé de plein fouet le secteur manufacturier et forcé les entreprises à réduire leurs coûts de main-d’oeuvre.

« Le modèle de l’emploi permanent et bien rémunéré est en perte de vitesse au profit des emplois précaires qui comportent moins d’avantages sociaux », souligne pour sa part Marie-Pierre Boucher (Ph.D. sociologie, 06), chargée de cours au Département de sociologie. La présence de syndicats favorise de meilleurs salaires et une plus grande égalité de revenu entre les hommes et les femmes. Or, le taux de syndicalisation au Canada est passé de 38 % à 31 % en 25 ans. « Les entreprises sont devenues dépendantes d’une petite élite financière non productive, sorte d’overclass, qui sanctionne leur stratégie industrielle, observe Éric Pineault. C’est elle qui, à partir de la fin des années 90, a favorisé la déréglementation des marchés, la délocalisation de la production et la pression à la baisse sur les salaires au nom de la concurrence. » Le milieu financier - banques, sociétés de fiducie, compagnies d’assurances - a accaparé depuis 20 ans une grande part des richesses en exerçant une mainmise sur le secteur de la production, affirme Bernard Élie. « La crise économique qui a éclaté en 2008 est largement attribuable aux comportements des marchés financiers, dont la norme est la spéculation. »

Un Québec plus égalitaire

Le Québec est la région d’Amérique du Nord la moins inégalitaire, démontre l’étude de l’IRIS et du CCPA. Après impôts et transferts gouvernementaux, le coefficient d’inégalité (ou indice de Gini, une mesure permettant de comparer la répartition des revenus à une situation théorique d’égalité parfaite) est en effet de 0,30 au Québec, 0,33 au Canada et 0,37 aux États-Unis, contre 0,24 et 0,23 en Suède et aux Pays-Bas. « Contrairement à l’Ontario et à l’Alberta, nous n’avons pas eu de Mike Harris ou de Ralph Klein pour mettre la hache dans les programmes sociaux, dit l’économiste Pierre Fortin. Le Québec a plutôt introduit de nouvelles mesures sociales - assurance-médicaments, garderies à 7 $, programmes de supplément du revenu, politique d’équité salariale, hausse du salaire minimum, régime d’assurance parentale - qui ont atténué les effets de la hausse des inégalités. »

Abondant dans le même sens, Bernard Élie soutient que « l’État demeure le principal instrument de solidarité sociale et économique, car lui seul peut avoir une vision globale et un plan de redistribution équitable de la richesse. » Mais encore faut-il que ses dirigeants aient la volonté politique d’assumer ce rôle, note le chercheur. « Lors des dernières élections provinciales, au Québec, le gouvernement Charest a reçu 900 millions en transferts fédéraux qu’il a utilisés pour réduire les impôts sur le revenu plutôt que pour améliorer les systèmes d’éducation et de santé. »

L’État, toutefois, pourra difficilement redistribuer la richesse s’il ne réalise pas de toute urgence le retour à l’équilibre budgétaire, avertit Pierre Fortin. La dette du Québec, évaluée à 173 milliards de dollars, soit 57 % de son PIB, est l’une des plus lourdes parmi les pays avancés, rappelle-t-il.

La dette publique, bien qu’importante, n’est pas catastrophique, rétorque Bernard Élie. « Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la dette du gouvernement canadien équivalait à 120 % de son PIB. Elle a été remboursée en 25 ans grâce à la croissance économique et à un système fiscal plus progressif permettant d’augmenter les revenus de l’État. »

Bertrand Schepper croit lui aussi que le retour à l’équilibre budgétaire passe par l’ajout de paliers à l’impôt sur le revenu des particuliers, ainsi que par la hausse de l’impôt sur les entreprises et le rétablissement de la taxe sur le capital. Si l’on veut réduire les inégalités tout en favorisant la croissance, il faut que l’éducation, l’amélioration de la formation professionnelle et toutes les mesures visant à relever le niveau de compétence et de qualification de la population constituent des priorités, souligne Bernard Élie. « Sur l’île de Montréal, 40 % des garçons et 33 % des filles ne terminent pas leurs études secondaires. L’héritage premier que nous devons laisser aux générations futures est un système d’éducation permettant aux jeunes d’être productifs, d’avoir accès à des emplois de qualité et à des revenus intéressants. »

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