Pourtant, dans un pays qui abrite plus du tiers des pauvres de la planète, ce dynamisme des mouvements sociaux ne signifie pas que la gauche est forte. Ni ces luttes, ni les mobilisations syndicales et partisanes ne parviennent à peser suffisamment pour conquérir une meilleure protection juridique des travailleurs, l’accès universel à des services publics : éducation, santé, une meilleure redistribution de la valeur ajoutée. En écho aux interrogations de Werner Sombart sur l’absence de socialisme aux États-Unis, on peut s’interroger sur les raisons de cette faiblesse de la gauche dans le sous-continent.
Une gauche forte après l’Indépendance
Au moment de l’indépendance, en 1947, localiser la gauche sur la scène politique indienne était relativement simple. On la trouvait pour partie au sein même du Congrès national indien (CNI), parti-parapluie dont le courant socialiste s’émancipa progressivement. Nehru, qui fut premier ministre jusqu’en 1964, ne cessa jamais de clamer son attachement à cette famille politique, tout comme sa fille Indira Gandhi.
À l’extérieur du Congrès, la gauche était représentée par le Parti Communiste Indien (CPI), en proie au factionnalisme depuis sa naissance dans les années 1920. Mais dès 1957, le CPI remporte les élections régionales dans le petit État côtier du Kérala et en 1967, devenu CPI (M), il émerge comme un parti majeur à l’autre bout du sous-continent, au Bengale occidental.
Dans cet État, la même année, des ouvriers agricoles du district de Naxalbari s’emparent des terres pour une distribution plus équitable. Le projet politique de ceux qu’on appellera bientôt les naxalites est maoïste : il s’agit de mettre fin, par les armes, au « système parlementaire fraudu-leux, semi-colonial et semi-féodal » pour le remplacer par une « dictature démocratique populaire ».
Les assassinats politiques se multiplient à Calcutta où l’on assiste, années 1970, à l’instauration d’une spirale de violence entre le « terrorisme urbain » des insurgés et sa répression impitoyable par la police et par l’armée. Le mouvement naxalite passe alors dans la clandestinité et se déplace vers les régions du centre de l’Inde, où il survivra jusqu’à une nouvelle phase de développement dans les années 2000.
Quant au CPI (M), après quelques années d’hésitation, il fait le choix du réformisme et de la démocratie parlementaire. Il remporte les élections en 1977 et va dès lors gouverner sans partage le Bengale occidental, au sein d’un Front de Gauche dont les plus grands succès seront une réforme agraire et une pratique de la décentralisation.
Au Kérala, où le Front de Gauche alterne au pouvoir avec une coalition dominée par le Congrès, la principale victoire du CPI (M) est le haut niveau de développement humain de cet État, qui doit beaucoup au maillage associatif serré de la société kéralaise du fait d’une forte tradition de mobilisation, tirée par les partis politiques et les syndicats mais aussi par les organisations religieuses, de caste et autres ONG.
La lente fragmentation idéologique de la gauche indienne
Situer la gauche sur l’échiquier politique indien devient beaucoup plus compliqué à partir des années 1980. Le BJP, parti de la droite nationaliste hindoue, s’impose progressivement comme l’autre parti pan-indien, à côté du Congrès.
D’autre part, apparaissent des partis dits « régionaux » à la politique limitée au périmètre régional. La compétition politique atteint alors un niveau inédit, puisqu’il devient de plus en plus difficile de gouverner dans les États, puis au Centre, sans ces partis. La « politique identitaire », renvoie au phénomène de mobilisation autour des identités de région, de caste et de religion.
Pour autant, plusieurs d’entre eux se réclament de penseurs politiques qui sont clairement, de gauche. Ces partis s’éloignent cependant bien vite de leur inspiration plus ou moins réformiste dans leur pratique du pouvoir.
Même si tous affirment vouloir lutter contre la pauvreté, ce sont les identités de caste ou de culture qu’ils mettent en avant. La caste s’est en effet révélée d’une redoutable efficacité sur le plan électoral. Aujourd’hui tous les partis politiques s’emploient à mobiliser certaines castes pour gagner les élections.
Au début du 21è siècle, seuls les naxalites placent encore la lutte des classes au centre de leur projet et de leur action.
Le mouvement maoïste consolide alors sa présence dans les régions tribales du centre de l’Inde, où il défend les droits de ceux que l’on appelle adivasis (indigènes) sur des forêts très convoitées par l’industrie minière car leur sous-sol est parmi les plus riches du pays.
On parle d’un « couloir rouge » qui couvrirait un tiers des districts du pays, au point qu’en 2009 le ministre de l’Intérieur du gouvernement central (dirigé par le Congrès) considère le mouve-ment comme la « principale menace à la sécurité nationale », et attribue aux maoïstes le statut d’organisation terroriste, avant de déployer l’armée, à l’appui des milices locales, dans les régions concernées.
L’une des raisons pour lesquelles les forces de gauche ont tant de mal à faire entendre leurs revendications tient aussi à la faiblesse structurelle du syndicalisme, qui n’est jamais parvenu à instaurer un rapport de force entre capital et travail. Au moment de l’indépendance les milieux d’affaires dénoncent les revendications exagérées des travailleurs et la multiplication des mouvements de grève. Les syndicats qui acceptent d’abandonner la stratégie du rapport de force au profit de la participation. Bien que se réclamant d’un État socialiste, le gouvernement du Congrès dirigé par Nehru a très tôt pris le parti du capital contre celui du travail.
L’importance du secteur informel et la taille réduite du secteur industriel organisé rendent d’emblée difficile toute organisation et coordination de la part des travailleurs. Il n’y a donc pas eu, en Inde, de « moment social-démocrate ». « Le mouvement ouvrier n’a pas été en mesure de soutenir un parti de classe ancré à gauche » . Les syndicats n’ont pu trouver d’appui politique que dans les États du Kérala, du Bengale-Occidental et du Tripura, où le Parti Communiste a longtemps été au pouvoir.
Aujourd’hui la capacité des travailleurs à peser est plus faible que jamais. Les dernières grandes grèves remontent à 1982 quand, pendant près de 18 mois, plus de 250 000 travailleurs du textile de Bombay ont cherché à obtenir de meilleures conditions de travail.
La grève s’est tragiquement soldée par la fermeture des usines et leur délocalisation dans d’autres États du pays. Après les vagues de libéralisation de l’économie en 1991, les réformes fragilisant les droits des travailleurs sont de plus en plus nombreuses, comme le « Small Factories Bill » qui exempterait les usines de moins de 40 employés de nombreuses régulations des conditions de travail.
La grève générale du 2 septembre 2016 a eu beau mobiliser plus de 150 millions de travailleurs et porter des revendications originales concernant la régulation du secteur informel, elle n’a duré qu’une journée et n’a pas conduit à un renouveau du mouvement social.
L’ovni AAP
Dans ce contexte de dissolution de la gauche et de criminalisation de la politique, un parti atypique a pu sembler, au cours des dernières années, offrir une réponse nouvelle en faveur de la justice sociale.
L’Aam Aadmi Party (AAP – Parti de l’homme ordinaire), issu du mouvement de lutte contre la corruption qui a secoué les grands centres urbains en 2011, a été créé en 2012 pour, selon les mots de ses fondateurs, « nettoyer la politique de l’intérieur » parce que « l’Inde a besoin d’une révolution ».
Ce parti, qui se réclame de Gandhi et prétend régénérer la démocratie en développant la participation, a d’abord suscité méfiance et sarcasmes de la gauche marxiste, qui dénonçait la naïveté de sa posture « ni de droite ni de gauche », la myopie de son programme « anti-corruption », et l’élitisme de sa base sociale.
L’AAP remporte assez de sièges, lors des élections régionales de 2013, pour former le gouvernement du quasi-État de Delhi, il prouve qu’il est encore possible, en Inde, de mobiliser largement sur un programme non identitaire et de gagner des élections avec très peu d’argent. Il séduit alors une partie de la gauche indienne et parvient à mobiliser des leaders de la société civile contre le BJP en 2014. Ainsi des militants du mouvement anti-nucléaire ou de la campagne pour le droit à l’information concourent sous l’étiquette du AAP, tandis que par des tribunes médiatiques, des personnalités communistes expliquent leur ralliement .
En 2015 l’AAP gagne une deuxième fois les élections à Delhi, avec une participation électorale record qui lui vaut de remporter 67 sièges sur 70. Mais sa pratique du pouvoir se révèle particulièrement chaotique.
L’examen des politiques adoptées indique pourtant que le parti a fait des choix clairs : les services urbains de base sont sa priorité, et les plus pauvres sa cible privilégiée (gratuité de l’eau et prix bas de l’électricité pour les petits consommateurs, développement d’un réseau de dispensaires de quartier, application du Droit à l’éducation à travers la mobilisation des parents d’élèves dans les écoles publiques).
Mais le gouvernement central (dominé par le BJP) a systématiquement entravé la mise en œuvre et la publicisation de ces politiques, se livrant à un empêchement de fait de ce gouvernement régional.
L’asphyxie de la critique sociale
L’acharnement du BJP contre l’AAP, s’inscrit dans un ensemble de pratiques visant à l’étouffe-ment progressif des forces critiques. Celles-ci, nombreuses et diversifiées, constituent les soubassements de la démocratie indienne, mais subissent aujourd’hui un assaut sans précédent.
« Si l’on prend en compte les associations de castes, les groupes de demande, la politique des mouvements sociaux et les organisations non gouvernementales, on peut “lire” l’Inde comme ayant une vie associative omniprésente et extraordinairement active, peut-être l’une des plus participatives au monde ».
Mais le secteur non gouvernemental est aujourd’hui très affaibli : à la fin de l’année 2016, le ministère de l’Intérieur a refusé à quelques 20 000 ONG le renouvellement de la licence leur permettant de recevoir une aide financière de l’étranger.
Le climat dans lequel s’exerce le journalisme en Inde est devenu nettement hostile en 2017. La loi contre la sédition, héritée de la période coloniale, a en effet été utilisée pour intimider des journalistes. Cette police de la pensée est redoublée par le vigilantisme de milices émanant de la constellation des organisations de l’hindouisme radical.
La gauche indienne face au péril fasciste
Cette violence émane à la fois de l’État, à travers la police et la justice, et de la société civile, à travers les milices de la nébuleuse nationaliste hindoue comme celles des groupes de « Protec-teurs de la vache ». Elle se déploie sur la base d’accusations de visées « anti-nationales ». Elle est emblématique d’une montée en puissance de forces que l’on peut qualifier de fascistes.
La gauche indienne, sociologiquement fragmentée, idéologiquement divisée et aux ressources matérielles décroissantes, est donc de surcroît intimidée par la violence physique d’une droite conquérante dont le projet politique et culturel semble en passe de devenir hégémonique. Le sécularisme (laïcité) indien, dénominateur commun des gauches indiennes, est plus affaibli que jamais.
Il est clair, aujourd’hui, qu’aucun mouvement politique, partisan ou non, n’offre de répertoire idéologique à même de faire converger les intérêts des Dalits, des musulmans, des femmes, des populations dites tribales, des ouvriers agricoles, de la petite paysannerie, des ouvriers de l’industrie, et des travailleurs du secteur informel.
Les revendications portées par ces différents groupes semblent les condamner à être en concur-rence les uns avec les autres, alors que beaucoup d’individus se situent au croisement de plu-sieurs d’entre eux et partagent largement une condition commune de victimes de l’exploitation économique.
Dans le contexte politique actuel, la lutte sans relâche contre la montée du fascisme constitue probablement la seule voie qui s’offre à la gauche pour tenter de retrouver une certaine unité et, surtout pour maintenir son influence sur l’Inde du 21è siècle. (Extraits)
Jules Naudet & Stéphanie Tawa-Lama Rewal, La vie des idées, 12 juin 2018
mardi 3 septembre 2019
http://alter.quebec/inde-la-gauche-est-en-difficulte/
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