Photo Source : collectif Krasnyi
Tiré de CADTM infolettre
Parmi les enjeux centraux d’une lecture féministe de la dette figure celui de la « dette du soin » (ou du « care » en anglais). Alors que les idéologies libérales et patriarcales tendent à réduire le soin à une définition strictement limitée aux champs du technique et du curatif et, dès lors, au domaine professionnel des soins de santé, les mouvements féministes appellent à élargir notre lecture du soin et à adopter une analyse globale de celui-ci, afin d’enfin reconnaître le travail du soin gratuit porté majoritairement par les femmes [1]. Opposant leur convictions féministes à une démarche corporatiste qui se limiterait à la défense de l’amélioration de ses propres conditions de travail, fusse aux dépens d’autres enjeux, des travailleuses de la santé du collectif belge « La santé en lutte » visent à la fois l’amélioration des services de santé professionnels et une prise en compte holistique des enjeux du soin, pour une société du soin accessible à tou·tes et reconnaissant justement le travail de tou·tes celles et ceux qui la portent. Nous avons rencontré deux d’entre elles, Faïza (ergothérapeute dans un centre de rééducation ambulatoire) et Moïra (infirmière en maison médicale et anciennement en unité de soins intensifs).
Pouvez-vous nous dire ce qu’est La santé en lutte ? Est-ce qu’on pourrait parler d’un syndicat de soignant·es ?
Non, ce n’est pas le cas. D’abord parce que la particularité de La santé en lutte c’est que c’est un collectif de lutte qui rassemble aussi bien des travailleurs et travailleuses que des usagers et des usagères de la santé. Et ensuite parce que nous faisons un travail de branche et non un travail de secteur.
Quelle distinction faites-vous entre ces deux termes ?
Se limiter à une lutte de secteur nous amènerait à une démarche corporatiste alors qu’en s’intéressant à la branche, c’est vraiment le fond qui nous intéresse, c’est « la santé ». Premièrement, ça veut dire qu’on s’intéresse aux moyens donnés à tou·tes les travailleurs et travailleuses qui font les soins de santé au sens large, c’est-à-dire, par seulement les soignant·es mais aussi par exemple, le personnel d’entretien et, bien entendu, les personnes qui travaillent dans le domaine de la prévention et de la promotion de la santé. On est donc clairement dans une vision interprofessionnelle. Ensuite, quand on cherche à travailler pour « la santé » dans sa globalité, on doit nécessairement s’intéresser aux déterminants de la santé et donc collaborer avec des gens qui travaillent sur le droit au logement, contre la pauvreté, pour le droit à l’éducation, etc. Ce qui fait dès lors que notre approche interprofessionnelle est même nettement plus large que le secteur puisqu’elle inclut non seulement les travaill·euses qui travaillent dans les secteurs déterminants pour la santé, mais elle inclut aussi l’enjeu de la santé au travail en lui-même et concerne donc toutes les professions. C’est en ce sens qu’il nous paraît indispensable d’inclure les usagers et usagères dans notre lutte. Contrairement à une approche corporatiste, notre but n’est pas le maintien de l’emploi dans le secteur à tout prix. On pourrait presque dire « au contraire » puisque l’idéal, en soi, n’est pas qu’on augmente le nombre de soignant·es mais qu’on en ait besoin du moins possible en faisant du soin autrement.
Vous voulez dire que vous défendez la réduction des effectifs dans le secteur ?
Oui, bien sûr, c’est exactement ça : vive l’austérité ! (Rires) Non, bien sûr que nous dénonçons le manque d’effectifs. La hausse des normes d’encadrement (c’est-à-dire le nombre de soignant·es par patient·es) est une de nos revendications principales. Ce qu’on dit c’est plutôt que, pour qu’il y ait plus de soignant·es par rapport au nombre de malades, il faut d’une part s’assurer que les soignant·es soient en nombre suffisant (et ça passe par des meilleures rémunérations et conditions de travail) mais qu’il faut aussi faire en sorte qu’il y ait moins de personnes malades.
Si vous le voulez bien, restons pour un instant sur le premier volet que vous mentionnez, celui du manque de moyens. Aux manifestations que vous aviez organisées en septembre 2020 et en mai dernier s’étaient joint des collectifs féministes qui mettaient notamment en avant l’impact particulier de l’austérité sur les femmes travailleuses dans le secteur [2]. Pour vous qui êtes sur le terrain, que pouvez-vous nous dire de cet impact ? Comment expliquez-vous que ce soient les travailleuses en particulier qui sont les premières touchées par l’austérité.
Tout d’abord, assez simplement, le secteur est composé en très grande majorité de femmes. Qui plus est, le secteur des soins de santé est particulièrement hiérarchisé et la proportion de femmes aux fonctions subalternes est encore plus forte (alors que les hommes sont sur-représentés dans les hautes fonctions hiérarchiques, tels que les médecins et les cadres des institutions). On peut d’ailleurs en dire autant pour la stratification raciale. Or, il est clair que le manque de moyens, les cadences infernales et les enjeux salariaux touchent avant tout les fonctions inférieures dans la hiérarchie et donc les femmes, a fortiori racisées. Et si l’on additionne ces conditions de travail intenables, aux enjeux personnels traversés par les femmes, parce qu’évidemment les travailleuses de la santé ont elles aussi, dans leur vie privée, leur part de travail de soin non-reconnu, on comprend pourquoi, après seulement deux ou trois années de travail, elles n’en peuvent déjà plus.
On est dans un secteur qui n’est pas considéré comme productif et où l’argent qui y est mis est vu comme un coût et pas comme un investissement. Et ça explique bien sûr l’austérité mais aussi le mépris du politique à notre égard, comme pour tout le non-marchand. Non seulement on nous jette des cacahuètes mais en plus, le droit du travail est ridicule dans le secteur. Les congés de vieillesse, par exemple, arrivent à partir de 45 ans ! Ce qui est ridicule parce qu’à cet âge-là, la plupart des travailleuses sont soit déjà parties, soit elles sont déjà en épuisement, voire en maladie depuis des années et elles ont déjà dû, avant ça, aménager elles-mêmes leur carrière en réduisant leur temps de travail et donc leur salaire et dès lors leurs possibilités financières de prendre soin d’elles-mêmes.
Ça ressemble fort aux dénonciations des collectifs de luttes paysannes qui disent que celles et ceux qui nous nourrissent sont souvent les mêmes qui souffrent de la faim. Là, ce sont celles qui nous soignent qui font partie de celles qui ont le moins la possibilité et les moyens de prendre soin d’elles-mêmes.
Tout à fait. Cela dit, quand vous dites « celles qui nous soignent » il faut prendre en compte toute la « chaîne de soin » si on peut dire. Parce que bien sûr il y a à redire sur le salaire des infirmières, mais c’est encore bien pire si on regarde celui des aides-soignantes, des femmes qui font le ménage, etc. Et puis, outre les « moyens » comme vous le dites, le cadre en tant que tel ne permet pas aux travailleuses de prendre soin d’elles-mêmes. Par exemple, les cadres horaires qui sont imposés sont eux-mêmes destructeurs pour la santé, avec des horaires de nuit variables et des pauses tournantes, au lieu d’horaires fixes avec des jours de récupération. Les directions d’hôpitaux n’acceptent plus de signer des contrats à horaires fixes alors que dans certain cas, ça arrangerait tout le monde parmi les travailleuses. Il faut que n’importe qui soit habitué à faire tout type d’horaires pour faciliter la gestion managériale. Et pour ce qui est du personnel d’entretien, contrairement aux soignant·es et à certain·es technicien·nes, il n’y a rien qui justifie qu’on les fasse travailler de nuit, si ce n’est la rentabilité de l’hôpital évidemment. Et puis il y a la charge physique aussi qui a une dimension bien sexiste aussi. Dans le bâtiment, par exemple, le poids maximum des charges à transporter seul c’est quelque chose comme vingt-cinq kilos alors qu’on trouve normal qu’une aide-soignante doive porter toute seule des gens qui font parfois quatre-vingts ou cent kilos. On rencontre plein de collègues qui se sont blessées comme ça (des hernies discales ou d’autres blessures du dos) et ce n’est même pas reconnu comme accident de travail.
Il y a encore plein d’exemples selon les métiers du soin, comme celui des femmes qui font le ménage, elles sont exposées quotidiennement à des produits toxiques et elles ont des troubles musculo-squelettiques ou des problèmes d’articulations. Et, en plus, elles doivent se battre et s’épuiser dans ce combat trop souvent vain pour que ces problèmes soient reconnus. En général, c’est assez éclairant et dépitant de regarder les indicateurs de santé pour les travailleuses et les travailleurs du secteur. Et puis, bien sûr, il suffit de voir la quantité d’arrêts de travail longue durée dans les différents services. C’est particulièrement visible aujourd’hui avec le covid, les lits qu’on est obligé de fermer en unités de soins intensifs alors qu’on arrive à nouveau à saturation et qu’il faudrait en rouvrir. Et, à nouveau, il y a absolument zéro prise en charge de ces personnes au niveau de l’accompagnement psycho-social. C’est extrêmement rare les services qui organisent des suivis des séquelles émotionnelles des travailleuses alors qu’elles sont parfois exposées à des moments réellement traumatiques.
Revenons sur le second volet que vous souleviez, celui de « faire le soin autrement » ? Vous entendez quoi par-là ?
On constate que les personnes qui sont en première ligne pour prendre le relais face au manque de moyens et aux défauts des système de santé, ce sont en général des proches des usagers et usagères et, en l’occurrence souvent des femmes. Dans un cadre capitaliste et productiviste, ça revient pour ces personnes à fournir du travail gratuit et à sacrifier leur propre vie pour prendre soin de la personne qui en a besoin. Or, il ne s’agit pas de se dire qu’il faudrait décourager le fait qu’on prenne soin de nos proches et que tout doit absolument se passer en institution de soin. On peut être sûr que la vie de nombreuses personnes âgées serait bien plus belle si elles pouvaient rester avec leurs familles qui auraient le temps de s’occuper d’elles. Mais, pour ça, il faudrait reconnaître et rémunérer le travail de soin de toute personne qui l’effectue. Une solution serait par exemple qu’on soit toutes et tous rémunéré·es par la sécurité sociale lorsqu’on effectue ce genre de boulot. Et puis il faut soutenir et développer des initiatives de soin collectif qui existent en dehors du champ professionnel et qui sont parfois super intéressantes. Comme, par exemple, pour ce qui est du champ psychiatrique, la pair-aidance, qui est un système d’entraide entre personnes qui ont connu une certaine problématique de santé qui aident, grâce au savoir expérientiel qu’elles ont accumulé, d’autres personnes qui traversent cette même problématique. L’exemple le plus connu est probablement celui des alcooliques anonymes. Et il arrive dans certains cas que des personnes participant à ces systèmes en tant qu’aidant·es soient salariées. Et ça c’est un bon exemple, intrinsèquement féministe, qu’il y a moyen de développer le soin d’autres manières en recourant aux savoirs populaires, en dehors de l’acte technique, et en valorisant les personnes qui en font usage.
D’où le fait que vous dites « usagers et usagères » au lieu de « patients et patientes » ?
Exactement, il s’agit de sortir de l’approche unilatérale et passive des soins du « prescripteur » au « patient » et de valoriser le fait qu’on est non seulement tou·tes acteurs et actrices de notre propre santé mais aussi qu’on a des savoirs d’usage qui peuvent être utiles pour prendre soin des autres.
Est-ce que vous pensez que la féminisation du secteur a un impact sur les possibilités de mobilisation des travailleuses ? Autrement dit, est-ce le fait que la majorité des travailleuses des soins de santé sont des femmes, ça change quelque chose en termes de lutte dans le secteur ?
Oui, clairement, et ça n’a rien à voir avec quelque cliché essentialiste qu’on pourrait faire sur les femmes. La cause est systémique. Les femmes sont conditionnées à être contraintes au système D, à devoir s’adapter sans se plaindre, à leur environnement et au manque de moyens, à boucher les trous, à s’inquiéter de ce qu’il pourrait arriver si elles s’arrêtaient, voire à ne même pas l’envisager tant elles savent qu’on dépend d’elles. Et c’est en ça que ça joue, on est conditionnées au soin à l’autre et à l’acceptation. En réalité, on s’acharne à pallier nous-mêmes le manque d’investissement dans la santé. Là où les hommes, eux, sont socialement conditionnés à exprimer, violemment parfois – et pas que quand c’est nécessaire d’ailleurs – leur mécontentement. Eux sont conditionnés à ce qu’on appelle la lutte. En plus de ça, par privilège de groupe social, les hommes sont aussi conditionnés au soutien mutuel, à la solidarité, là où les femmes sont, par leur position de dominées et le fait qu’on les ait persuadées de leur nature faible, contrainte à la concurrence pour exister aux yeux des hommes détenant le pouvoir, auxquels elles sont subordonnées. Heureusement les collectifs féministes font un énorme travail là-dessus depuis plusieurs décennies. Mais pour ce qui est de ce sentiment, qu’on dépend de nous et qu’on ne peut pas s’arrêter, c’est juste un état de fait, donc on peut bien sûr travailler sur le sentiment qu’il est légitime d’exprimer sa colère face à ces injustices et à s’organiser collectivement, on reste tout de même coincées par cette dépendance vis-à-vis de nous.
Que faire alors, quand on ne peut pas utiliser les moyens habituels de la lutte sociale ? Comme faire grève, des blocages ou partir en manifestation. Par ailleurs, est-ce que vous voudriez avoir recours à ces méthodes qui sont, comme vous le dites, plutôt attachées à une tradition masculine d’expression contestataire ? Comment est-ce qu’elle lutte, ou du moins, comment est-ce que vous voudriez qu’elle lutte, La santé en lutte ?
C’est une bonne question. Il faut effectivement se défaire d’une approche masculiniste. Pour autant, il ne faut pas renoncer à se revendiquer comme un collectif de lutte mais de l’envisager de manière plus complète que la confrontation et la réaction. D’abord, le premier aspect c’est sans doute de pouvoir faire de la mise en lien, de construire la solidarité, de permettre de recréer l’esprit collectif et de permettre l’affirmation collective de revendications. Et ça, ça se fait par la création d’espaces et de temps de discussions entre travailleurs et travailleuses. Ça a pour objectif de rendre la légitimité à ces personnes premièrement concernées pour poser elles-mêmes leurs standards et ne pas attendre d’être défendues dans on ne sait quelles instances. Sachant par ailleurs qu’aujourd’hui, les représentants des travailleuses et travailleurs dans la commission paritaire des soins de santé ce ne sont que des hommes, alors que plus ou moins 80 % des infirmières et 90 % des aides-soignantes sont des femmes… Et d’ailleurs, qu’on soit claires, au sein de la coordination de La santé en lutte il y a également une sur-représentation masculine, même si elle est heureusement moins marquée. Donc il est clair qu’il y a un enjeu très important à ce que les travailleuses puissent, pour mener leur propre lutte par elles-mêmes, faire exister leur conscience de classe, faire émerger leur « nous » collectif. Et puis il s’agit aussi de visibiliser par nous-mêmes des choses qui ne le sont pas. Un endroit où a peut-être été déterminante La santé en lutte durant cette pandémie, c’est d’apporter un discours différent du discours dominant. De montrer ce qui se passe sur le terrain et de pointer les réels problèmes plutôt que de laisser les gouvernements justifier à leur guise leurs mesures bancales et injustes face à la vingt-cinq millième vague de contamination qu’ils ne parviennent pas à gérer.
Ensuite, par rapport aux moyens de lutte, les moyens que vous mentionnez, le blocage et la grève, sont des moyens de lutte du syndicalisme révolutionnaire et ce n’est pas du tout la réalité dans le secteur aujourd’hui qui est clairement plutôt la négociation dans ce qu’on appelle le « dialogue social » qui est d’ailleurs tout à fait opaque. Or, il est important de ramener ces outils utiles à la lutte que sont le blocage et la grève mais il faut effectivement les ramener avec une perspective féministe. C’est sûr qu’on assurera toujours un service minimum, personne n’a envie de mettre en danger la vie des usagers et usagères. L’éthique du care justement, est tout à fait centrale et ceux qui n’en ont que faire sont ceux qui participent à instaurer la violence institutionnelle qu’on dénonce. Et cette éthique n’est nullement une tare, loin de là. Elle peut d’ailleurs être mise au centre comme un moyen de lutte. Concrètement, suspendre le travail bureaucratique et ne faire plus que du soin, c’est une alternative parfaitement constructive en tant qu’outil de grève. Si on refuse d’encoder les actes qu’on pose, si on refuse la charge informatique, si on arrête de facturer et qu’on ne fait plus que notre métier, notre vrai métier qui est le soin, on met par terre tout le management libéral et austéritaire aussi bien que le ferait la grève et, en même temps, on améliore considérablement le soin aux usagers et usagères ! Voilà une manière de lutter efficace et féministe. Mais bien sûr, pour parvenir à ce genre de méthode, ça demande une transmission d’information, une capacité d’organisation, une préparation et donc, une formation de nos paires qui sont importantes. Et ça, c’est le deuxième aspect de ce qu’on essaye de faire et qui est complémentaire à celui de la discussion et du renforcement de la conscience collective.
Et puis, un autre aspect central de l’organisation collective c’est de concrètement permettre de diminuer le sentiment de solitude dans lequel notre métier nous plonge. Rien que le fait d’entrer à La santé en lutte, pour nous, ça a été un réel soulagement. On s’est senti dix fois moins seules. Et rien que pour ça, ça vaut déjà la peine de mener cette lutte.
Article extrait du magazine AVP - Les autres voix de la planète, « Dettes & féminismes : pour un non - paiement féministe de la dette » paru en avril 2022. Magazine disponible en consultation gratuite, à l’achat et en formule d’abonnement.
Notes
[1] Voir V. Gago , L. Cavallero , B. Ortiz Martínez, “La dette est une guerre contre l’autonomie des femmes”, CADTM, 2021
[2] Voir notamment l’appel du Collectif 8 mars pour la manifestation du 13 septembre 2020.
Auteur.e
Gilles Grégoire CADTM Belgique et membre d’ACiDe
Un message, un commentaire ?