Amy Goodman : M. Nader, que répondez-vous à ce discours sur l’état de l’Union ? Il se peut que ce soit le dernier du président Obama mais peut-être celui du début d’un second mandat ? Qu’en pensez-vous ?
Ralph Nader : Je pense que le militarisme débridé avec lequel il a commencé et fini son discours, est proprement étonnant. Je veux dire, il était engagé dans l’expansion de l’Empire américain selon ses mots ; expansion militaire dans le Pacifique et une présentation tordue de tout le processus pour expliquer (les guerres) d’Irak et d’Afghanistan. Il a parlé de la Libye et de la Syrie et ensuite il est passé aux alliances militaires avec Israël. Mais il n’a rien dit du processus de paix et de la situation critique des PalestinienNEs qui sont toujours soumisEs à la répression. Il parle de la sortie d’Irak comme s’il s’agissait d’une victoire. L’Irak a été détruit : il y a des masses de réfugiéEs, des millions de mortEs, l’environnement est contaminé, les infrastructures s’effondrent et la guerre sectaire sévit. Il devrait avoir honte de lui-même quand il essaie de réconforter nos soldatEs qui ont été envoyéEs dans ces pays pour y tuer et y mourir dans des guerres inconstitutionnelles qui violent les Conventions de Genève, les lois internationales et les statuts fédéraux. Et il les félicite comme s’ils revenaient d’Iwo Jima ou de Normandie. Non, je pense que c’était un début et une fin de piètre qualité avec cet accent sur le militarisme massif et l’Empire Obama.
Nermeen Shaikh : Et l’économie, Ralph Nader, que répondez-vous à ce que M. Obama a dit hier soir ?
R.N. Beaucoup de mots qui sonnent bien. Il est très bon à cet exercice. Je suis heureux qu’il ait insisté sur les abus de Wall Street à plusieurs occasions. Je suis heureux qu’il ait insisté sur les énergies renouvelables. Mais il faut remarquer que, s’il a mentionné les changements climatiques il n’a rien dit de substantiel à ce sujet. Il n’est toujours pas capable de prononcer le mot « pauvreté ». Il parle toujours de la classe moyenne qui se rétrécit, une partie d’entre elle tombe pourtant dans la pauvreté. Mais il y a 60, 70, 80 millions de personnes qui vivent dans la pauvreté aux Etats-Unis, des enfants pauvres.
Le plus étrange c’est qu’en 2008 il avait promis de travailler à faire passer le salaire minimum de 7.25$ à 9.50$ en 2011. Il a parlé de salaire égal pour un travail égal, mais il y a des millions de personnes dans ce pays, une sur trois qui travaille à temps plein, qui sont payéEs aux « salaires Wall Mart » pas beaucoup plus que 7.25$ de l’heure. Disons que le 9.50$ de l’heure ne rejoindrait pas le taux d’inflation ajusté alors que c’était la norme en 1968 quand la productivité du travail était la moitié de ce qu’elle est aujourd’hui.
Donc, beaucoup de suggestions, comme à propos de l’attitude envers le commerce extérieur. Il a dit qu’en 2008 il voulait réviser l’Aléna. Il n’a pas levé le petit doigt pour le faire. Alors comment lui faire confiance quand il parle du commerce avec la Chine de qui nous importons des produits dangereux. Que vaut sa parole ? Que vaut son discours qui dit qu’il va développer une unité contre les crimes financiers au Département de la Justice ? Qu’est-ce que cela veut dire s’il ne demande pas plus de budget pour augmenter le nombre de procureurs et de policiers spécialisés pour les affecter à la lutte contre les entreprises criminelles ? Peut-être devrions-nous l’inscrire à la Corporate Crime Reporter pour qu’il se rende compte que d’autres présidents ont tenu le même discours. Ils vont installer et renforcer des unités ici et là mais sans augmentation significative des budgets. Ça ne va nulle part cette affaire.
(…)
A.G. Le Président a annoncé la nomination de l’Attorney général de New-York, Éric Schneiderman à la tête de cette unité. Je rappelle qu’en août dernier, É. Schneiderman a été viré d’une commission de 50 États qui négociaient un possible règlement avec les plus grandes compagnies de prêts hypothécaires. C’est arrivé le lendemain de la publication d’un article dans le New-York Times qui rapportait que l’administration Obama avait fait des pressions sur M. Schneiderman pour qu’il accepte un règlement avec les banques couvrant tout le pays mais avec des moyens de saisies de maisons discutables. Qu’en dites-vous M. Nader ?
R.N. Il est expert en réponses de double standard. En voilà une. Il dit une chose et en fait une autre. Où était-il ces dernières trois années ? Le Département de la Justice était là. Il y avait des lois grâce auxquelles les bandits de Wall Street auraient pu être poursuivis et condamnés. Seuls un ou deux ont été emprisonnés. Donc, effectivement, il faut que le Congrès renforce les lois qui visent les criminels en cravates. Mais qu’a-t-il fait jusqu’à maintenant ? Créer une « Unité contre les crimes financiers » c’est ajouter quelques plaques de plus sur quelques portes du Département de la Justice s’il n’y a pas d’augmentation des budgets.
Quand il dit « plus de sauvetages, plus de secours, plus de défilements » que s’est-t-il donc passé jusqu’ici et qui se continue en ce moment et ce qui est arrivé l’an dernier ? Washington est un immense bazar de comptes à recevoir : ils donnent toutes sortes de subventions et sauvent toutes sortes d’entreprises ; ils vont à leur secours, leur transfèrent de la technologie, donnent des contenus de recherches médicales à des compagnies pharmaceutiques sans aucun retour conséquent sur le prix des médicaments. Ils leur donnent toutes les richesses naturelles contenues dans les terres fédérales. N’importe quoi, c’est en marche. Quant aux défilements, pourquoi s’incline-t-il devant les manigances du Département de la Justice quand il s’agit de poursuivre les criminels liés à la finance ? Ils n’ont jamais à plaider coupables, ne sont jamais menacés de poursuites civiles qui les obligeraient à rendre au peuple l’argent volé ?
Décidément le discours sur l’état de l’Union est farci de formules rhétoriques, de belles promesses. Elles servent à mesurer la distance entre les performances antérieures de cette administration et celles qu’il avait fait en 2008. Ça ne vise vraiment pas très haut !
N.S. M. Nader, je voudrais que nos regardions maintenant les réponses républicaines à ce discours. M. Mitch Daniels, ancien gouverneur de l’Indiana et ancien directeur du budget sous G.W.Bush, a répondu à ce discours : il a dénoncé la décision du président de retarder les autorisations pour le projet Keystone KL qui doit transporter le pétrole du Canada vers le Texas. Pour lui cela équivaut à mettre en place, et je cite : « une politique pro-pauvreté ». (…) Que répondez-vous M. Nader ?
R.N. D’abord il faut dire que cet oléoduc doit transporter le pétrole très sale de l’Alberta à travers le pays en passant dans des zones aquifères extrêmement sensibles comme dans d’autres endroits vulnérables sur le plan écologiques. Il descendra jusqu’au golfe du Mexique pour être expédié ailleurs. C’est le côté grotesque de ce projet. Il ne s’agit pas d’accéder à une source plus fiable que celle du Proche-Orient. C’est un véritable tuyau d’exportation.
Ensuite, M. Daniels auraient rendu un meilleur service à la population, s’il avait exhorté les grandes entreprises comme Cisco, Apple et Google, qui sont assises sur 2 mille milliards de dollars, à commencer à verser un peu plus à leurs actionnaires, les fonds de pensions et les fonds mutuels, pour stimuler la demande de la part des consommateurs, créer plus d’emplois tout comme une augmentation du salaire minimum le ferait aussi. Le président Obama n’a cessé de limiter l’outil de la taxation pour stimuler les programmes de développement de l’emploi par des investissements publics qui ont un effet sur le terrain bien local, qui sont des emplois bien payés et qui ne s’exportent pas : réparer les Etats-Unis, les écoles, les ponts, les transports publics, les systèmes d’épuration des eaux. Nous devons développer une critique bien concrète des discours de ces politiciens qui s’opposent à ce qu’il leur faudrait faire s’ils exerçaient leurs fonctions avec courage.
Vous rendez-vous compte que M. Obama n’a jamais mentionné le mouvement « Occupy » ? Ne pas mentionner Occupy Wall Street, le principal mouvement de vigilance citoyenne en ce moment et faire porter l’attention vers ce qu’il a l’intention de faire contre les abus de Wall Street ? Et il parle de soutenir la dignité humaine dans tous les autres pays sans jamais parler de la plus importante lutte pour la dignité humaine, le mouvement Occupy qui résiste pacifiquement à l’oligarchie et à la ploutocratie. Il n’est qu’un lâche politicien. Il faut qu’il retourne dans le bureau ovale et se questionne sur les raisons qui font qu’il ne peut pas soutenir ceux et celles qui dans la population essaient de développer la démocratie, de faire avancer la justice et de rendre le gouvernement et les entreprises responsables de leurs actes.
A.G. Ralph, vous avez publié un nouveau livre intitulé : Getting Steamed to Overcome Corporatism : Build It Together to Win. Probablement que les gens qui vous écoutent en ce moment sont d’accord avec beaucoup de ce que vous dites. Mais ils se disent aussi : « Quelle est l’alternative ? Mitt Romney ? Newt Gingrich ? » Que leur répondez-vous ?
R.N. C’est le sujet de ce livre. Et je vais l’envoyer à la Maison Blanche sous peu. Je pense qu’il faut le lire. La gauche ne demande rien au Président. Elle est morte de peur face aux Républicains et à leurs arguments dans les débats. Si ça continue comme ça jusqu’aux élections 2012, les entreprises vont continuer leurs pressions sur M. Obama et sur les Démocrates. Les Républicains coincent le Président et le parti démocrate avec leurs primaires palpitantes qui les mettent sous les feux de tous les médias. M. Obama n’est pas dans cette situation ; il n’y a pas de primaires pour lui. Donc, le programme progressiste ne reçoit aucune attention publique.
Amy, la gauche, les progressistes, les libéraux, ceux que j’appelle les « chercheurs de justice » doivent exiger des choses du Président Obama. Exiger une amélioration des droits des travailleurs et travailleuses, l’amélioration de ceux des petits fermiers, des petites entreprises, en environnement ; que les poursuites contre les criminels à cravate se fassent, tout comme les modifications nécessaires aux règles dans le secteur corporatif, et les poursuites nécessaires contre ces entreprises qui ont abandonné les Etats-Unis en délocalisant les emplois et les industries dans des pays fascistes et communistes qui savent mettre les travailleurs et les travailleuses à leur place.
La peur des Républicains est si forte qu’il n’y a même pas de sondages. On peut dire que les Républicains pourraient s’enfermer dans une salle enfumée et convenir de devenir encore plus farfelus, encore plus pro-entreprises ; ils créeraient ainsi un vaste appel d’air pour que les Démocrates s’y engouffrent. Chacun des partis est en demande pour les mêmes dollars des entreprises. Cela va mettre la gauche à genoux ; ses adhérantEs vont se dire qu’ils n’ont nulle part où aller.
Si le discours démocrate tombe aussi platement, surtout pour ce qui concerne la politique étrangère et militaire, c’est que le Président Obama n’a pas à se soucier des dizaine de millions de personnes qui se désignent comme progressistes et libérales et qui ne lui signifient pas qu’il est à côté de la plaque. Si elles pensent qu’elles n’ont nulle part où aller, qu’elles ne veulent pas voter pour un tiers parti ou les Verts, elles pourront au moins, en avril, mai ou juin obliger le Président à les écouter et lui présenter des demandes progressistes. Il pourra comprendre que ces gens ont quelque part où aller, le jour du vote, ils pourront rester chez-eux. C’est ce qui s’est produit en 2010 et ça a fait mal aux Démocrates. Les gens peuvent simplement rester chez-eux.