Tiré de Courrier international. Article d’abord publié dans le Straits Times.
Treize pays ont exprimé leur intérêt pour le Cadre économique pour l’Indo-Pacifique [Ipef, Indo-Pacific Economic Framework], dont dix ont la Chine comme principal partenaire commercial.
Onze d’entre eux avaient déjà adhéré au Partenariat économique régional global (RCEP, Regional Comprehensive Economic Partnership, qui représente un tiers du produit intérieur brut mondial) avec la Chine, qui est entré en vigueur en 2022 et devrait donner au commerce intrarégional une nouvelle impulsion estimée à 42 milliards de dollars (39,1 milliards d’euros).
Le commerce de marchandises de la Chine avec les pays de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est, dont sept membres ont rejoint l’Ipef), a par ailleurs atteint le niveau record de 878,2 milliards de dollars en 2021, selon des données fournies par les douanes chinoises, soit plus du double de celui enregistré par les États-Unis avec cet ensemble régional (380 milliards de dollars).
Confiante, la Chine “n’a pas peur” pour ses échanges commerciaux
Comme le montrent ces chiffres, Pékin a nettement l’avantage en matière d’échanges économiques et commerciaux en Asie-Pacifique.
Aussi, lorsque le président américain Joe Biden a enfin dévoilé le 23 mai [à Tokyo] la stratégie économique pour l’Asie de son gouvernement, des spécialistes chinois comme Xu Liping, directeur du Centre d’études sur l’Asie du Sud-Est à l’Académie chinoise des sciences sociales, à Pékin, n’ont pas bronché : “Voyez un peu le volume de nos échanges avec l’Asean : nous sommes le premier partenaire commercial de la plupart de ces pays… Tant que cette coopération gagnant-gagnant continue, l’Ipef des États-Unis ne nous fait pas peur, car en fin de compte les pays choisiront ce qui leur est le plus profitable.”
Cette confiance repose sur l’idée que la Chine est tellement imbriquée dans les chaînes de valeurs de la région que les efforts américains pour réaffirmer leur poids économique ne donneront pas grand-chose. Néanmoins, la réaction des pays de la région à l’Ipef est également riche d’enseignements pour Pékin.
Un rétablissement du leadership américain
Dévoilée par Joe Biden à Tokyo, l’Ipef est une stratégie adoptée par le gouvernement américain pour rehausser son engagement économique en Asie-Pacifique, après le retrait des États-Unis du traité de libre-échange transpacifique (TPP) en 2017.
Le conseiller américain à la Sécurité nationale, Jake Sullivan, a déclaré au lancement de l’Ipef que ce programme-cadre marquait un tournant dans “le rétablissement du leadership économique américain dans la région et [constituait] pour les pays de la région indo-pacifique une alternative à la démarche proposée par la Chine”.
À noter que l’Ipef n’est pas un accord de libre-échange : il ne comprendra pas de dispositions concernant l’accès au marché ou la réduction des droits de douane.
Ce programme-cadre repose sur quatre volets : le commerce (l’économie numérique, notamment), la capacité d’adaptation de la chaîne d’approvisionnement, les infrastructures énergétiques propres et les mesures de lutte contre la corruption.
À ce jour, outre les États-Unis, treize autres pays ont signé l’accord : l’Australie, Brunei, les Fidji, l’Inde, l’Indonésie, le Japon, la Malaisie, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, Singapour, la Corée du Sud, la Thaïlande et le Vietnam. Des négociations visant à préciser les détails de l’accord devraient prendre entre douze et dix-huit mois.
Diminuer l’influence économique chinoise
Les spécialistes chinois comme M. Xu considèrent que certains éléments de l’Ipef visent clairement à exclure ou à diminuer l’influence économique de la Chine ; ils soulignent notamment que Washington veut imposer des normes pour le commerce numérique, ainsi que des règles sur les conditions de travail et les pratiques environnementales, que les pays pourraient utiliser comme de nouvelles conditions régissant le commerce avec la Chine à l’avenir.
En fait, lorsque Washington parle de capacité d’adaptation de la chaîne d’approvisionnement, il entend la possibilité de déplacer les chaînes d’approvisionnement hors de Chine, explique Jayant Menon, chercheur senior à l’Iseas (Institut Yusof Ishak d’études sur le Sud-Est asiatique) de Singapour, et ancien économiste principal de la Banque asiatique de développement.
- “Il s’agit d’un outil géopolitique pour tenter de favoriser le rapatriement des activités ou leur relocalisation dans des pays amis (friend-shoring).”
[Le friend shoring est] un concept selon lequel les chaînes d’approvisionnement ou les entreprises doivent être situées dans des pays partenaires ou partageant les mêmes idées.
Un “lot de consolation” ?
La ministre du Commerce américaine, Gina Raimondo, a assuré la semaine dernière que les pays partenaires qui accepteront les “exigences élevées” [du programme] seront en mesure d’attirer “des sources de capitaux publics et privés en provenance des États-Unis” ainsi que des entreprises américaines soucieuses de se diversifier en dehors de la Chine.
Mais l’Ipef “risque de faire figure de simple lot de consolation, à défaut de ce que la plupart des pays souhaitent vraiment : des engagements concrets des États-Unis en matière d’accès au marché”, estime Stephen Olson, chercheur principal à la Fondation Hinrich.
Il ajoute que tant que ne seront pas prévues des dispositions concernant l’accès au marché ou des mécanismes d’application efficaces pour garantir la bonne mise en œuvre des mesures conclues, on ne voit pas trop comment l’Ipef pourrait permettre aux États-Unis de “supplanter la Chine dans le rôle économique de premier plan qu’elle joue dans la région”.
Ne pas être les vassaux de Pékin
Mais s’il y a une chose qui devrait inquiéter Pékin, c’est bien le niveau d’adhésion à son projet que Washington a réussi à susciter, alors même qu’on ne connaît encore que très peu de détails sur l’Ipef.
Xu Liping avoue qu’il ne s’attendait pas à autant de pays signataires, mais il met cela sur le compte de l’influence politique et diplomatique des États-Unis. C’est sans doute plutôt le reflet d’une inquiétude générale vis-à-vis de l’influence et de l’affirmation croissantes de la Chine. C’est, semble-t-il, ce que redoute par-dessus tout la Chine, à savoir que la stratégie de Washington visant à l’encercler prenne de l’ampleur [et prolonge ses partenariats de défense régionaux].
Le porte-parole du ministère des Affaires étrangères chinois, Wang Wenbin, a accusé Washington d’utiliser l’Ipef pour “construire des murs, créer des divisions et attiser les antagonismes”, et de pousser les pays à choisir entre les États-Unis et la Chine.
Si l’on ne peut nier le poids économique de la Chine, en particulier en Asie du Sud-Est, il est tout aussi clair que les pays de cette région sont peu enclins à devenir des vassaux de la Chine. Leur réaction à l’Ipef révèle une dure réalité que la Chine doit accepter : l’envie de voir Washington jouer un rôle de contrepoids s’accroît d’autant plus que l’influence de Pékin augmente.
Danson Cheong
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