Le chef de l’État s’est convaincu d’un scénario de sortie de crise : si, d’ici la fin de l’année, les Européens parviennent à stabiliser la zone euro, en réglant le problème grec et celui des banques espagnoles, la France pourrait renouer avec la croissance en menant de front la réduction des déficits et un « programme de compétitivité ». « Avec ça, il pourrait y avoir une reprise d’ici l’automne prochain avec un infléchissement de la courbe du chômage », explique un proche de François Hollande. Avant d’ajouter : « C’est une trajectoire volontariste. »
C’est aussi, et surtout, une « trajectoire » à hauts risques politiques. Car le président de la République fait le choix d’ouvrir le dossier de la compétitivité de l’économie française par un biais polémique à gauche : le coût du travail. Il promettait pourtant l’inverse durant sa campagne, arguant devant Nicolas Sarkozy et sa TVA sociale que l’industrie souffrait d’abord d’un manque de recherche, d’organisation des filières ou encore d’accès au crédit. Des sujets plus techniques et moins “vendeurs” mais que nombre d’experts, notamment au PS, jugent beaucoup plus efficaces.
« La compétitivité hors coût (hors coût du travail - ndlr) est le sujet essentiel, admet un des plus proches collaborateurs de François Hollande. Mais, pendant la campagne, il a été réduit assez vite par le patronat et de nombreux éditorialistes au seul coût du travail. » Le chef de l’État, en chute libre dans les sondages, n’y est pas insensible. Il l’est d’autant moins qu’il a toujours revendiqué être un social-démocrate, attaché au dialogue social mais aussi attiré par les réformes allemandes (lui-même a annoncé un « agenda 2014 », référence explicite à Gerhard Schröder et à ce que fut son agenda 2010).
C’est d’ailleurs le message que les grands patrons ont entendu ces dernières semaines lors de leurs rencontres avec le chef de l’État. Après les dix ministres présents à l’université d’été du Medef, c’est François Hollande – fait rarissime pour un président de la République – qui s’est rendu à Évian, le 4 septembre, pour le forum des patrons français et allemands organisé par chaque année par Franck Riboud (Danone).
Un discours applaudi par les grands patrons
Devant un aréopage de grands dirigeants, comme Baudouin Prot (BNP Paribas), Frédéric Oudéa (Société générale), Christophe de Margerie (Total), Robert Peugeot (PSA), Luc Oursel (Areva), Thierry Breton (Atos Origin), Jean-François Cirelli (GDF Suez), François Henrot (Rothschild), Jean-Louis Beffa (ex-Saint-Gobain), Jürgen Fitschen (Deutsche Bank), Peter Löscher (Siemens), René Oberman (Deutsche Telekom), Norbert Reithofer (BMW) ou Roland Berger (conseil), le président de la République avait longuement disserté sur la question de la compétitivité française. « C’était un très bon discours », aux dires d’un des participants, étonné d’avoir entendu le chef de l’État parler de la sorte.
Rappelant son engagement européen, François Hollande leur avait alors expliqué la nécessité pour l’économie française de converger avec le modèle allemand. « Il comprend manifestement les questions macro-économiques », se souvient un autre dirigeant, tout en déplorant son peu d’attention aux grands groupes. Charges alourdissant le coût du travail, modification du droit du travail, flexibilité des salaires et des temps de travail, tout avait été évoqué « avec grand réalisme ».
Le transfert des prestations familiales, payées aujourd’hui par les cotisations sociales, sur le budget de l’État et financées par la CSG, semblait déjà presque acquis, rapportent des témoins. De même, comme le demande le Medef, il avait évoqué la possibilité de substituer le contrat d’entreprise au contrat de travail classique, dans le cadre de la flexisécurité. « La gauche va faire les réformes que la droite n’a pas la volonté de faire, parce que la gauche a la légitimité pour le faire, nous a-t-il expliqué », raconte un autre témoin.
Au sortir de cette réunion, au terme de laquelle Hollande a été chaudement applaudi, beaucoup, pourtant furieux des projets fiscaux du gouvernement, reconnaissaient avoir été « bluffés ». La France avait enfin son Schröder, se sont réjouis certains. Le programme décrit par François Hollande leur avait paru ressembler point par point à celui mis en œuvre, dix ans auparavant, par l’ancien chancelier allemand.
Une référence dont l’Élysée s’agace, peu amène, en privé, sur ce « lobbying de gens puissants qui défendent des intérêts catégoriels ». « Ce n’est pas parce que vous allez à Évian ou que vous recevez les grands patrons que vous changez la politique que vous conduisez ! Que ces grands patrons disent ce qu’ils veulent, ce qui compte ce sont les décisions prises », jure un proche du chef de l’État. « La preuve, promet un autre, François Hollande n’a jamais voulu flancher sur la taxe à 75 %. »
Il n’empêche : avec sa réforme du marché du travail et de la protection sociale, le président de la République risque d’agacer une bonne partie de son électorat de gauche.
Concrètement, dans l’attente du rapport Gallois prévu mi-octobre, l’Élysée réfléchit à baisser le coût du travail en allégeant les cotisations sociales payées par les employeurs et en les transférant vers l’impôt. La piste la plus probable étant une augmentation de la CSG (voir cet article du Monde), équivalant de facto à un transfert de charges des patrons vers l’ensemble des salariés. Celui-ci pourrait toucher les « cadres et techniciens touchant plus de 1,5 Smic car c’est le niveau à partir duquel l’Allemagne est mieux placée que la France », explique un conseiller du Palais. Les bas salaires avaient, quant à eux, déjà été concernés par un dispositif similaire mis en place par François Fillon… et que le candidat Hollande avait promis de supprimer.« Compromis historique entre la CGT et le Medef » ?
Sont également envisagées une hausse de la TVA, mais qui semble peu probable après la polémique sur la TVA sociale de Nicolas Sarkozy – la gauche donnerait alors le sentiment de mener exactement la même politique que l’UMP –, et une fiscalité écologique. « Ce sont toutes les briques de base qui sont sur la table… Il va falloir faire un cocktail. Il sera buvable en fonction du mélange que l’on choisira. Ce n’est pas encore arbitré », explique un proche de François Hollande.
En échange, les syndicats de salariés pourraient obtenir certaines concessions sur la taxation du travail précaire, la formation tout au long de la vie ou l’accompagnement des licenciements. Un « équilibre gagnant-gagnant », promet le ministre du travail Michel Sapin, voire un « compromis historique entre la CGT et le Medef », selon un important conseiller de l’Élysée.
« Face à la crise, il faut trouver une manière de remettre l’économie française en mouvement… Or on ne change pas la société par décret ! On ne peut pas obliger les patrons à embaucher en leur mettant une baïonnette dans le cul ! Sinon, il faut nationaliser… Mais on ne peut pas ! Il faut donc trouver les conditions industrielles de la reprise, les conditions d’organisation et de coût. Il ne faut pas punir, il faut mobiliser », poursuit ce proche de François Hollande.
L’Élysée, en première ligne sur ce dossier, veut un accord avant la fin de l’année, « avec un maximum de signataires ». FO semble hors de portée – « ils ne signent jamais les accords nationaux », dit un conseiller ; « FO fera de la politique, comme d’habitude ! » ironise un autre – mais Hollande espère encore entraîner la CGT, empêtrée dans la difficile succession de Bernard Thibault, le plus loin possible. « Le sujet politique, c’est la CGT. Tout le monde a intérêt à ce qu’elle ne soit pas hostile... Même si elle ne signe pas, ou ne signe pas tout », explique un bon connaisseur des négociations. Accord ou pas, le président de la République veut faire voter en début d’année son « pacte de compétitivité », en un ou deux textes.
Mais, outre la CGT, il devra convaincre sa propre majorité, déjà échaudée par le vote du traité européen (TSCG) et par le budget de rigueur pour 2013. De nombreux députés, pourtant politiquement proches de François Hollande, sont furieux des couplets présidentiels sur le coût du travail. Les allégements de charges, qui se sont multipliés ces dernières années, ont souvent été vivement critiqués au sein du PS et François Hollande lui-même avait promis de les encadrer davantage. Peine perdue, semble-t-il.
« Je ne suis pas convaincu que la réduction de certaines cotisations patronales doive être l’alpha et l’oméga d’une politique d’amélioration de la compétitivité , dénonce Christian Eckert, rapporteur général du budget à l’Assemblée. L’industrie automobile allemande a des coûts salariaux unitaires plus élevés qu’en France. Il faudra donc aussi se préoccuper d’autres questions comme la recherche et l’innovation, l’environnement des entreprises ou les transferts de technologie. »
Le député Pierre-Alain Muet s’est, quant à lui, fendu mercredi d’un SMS au chef de l’État pour protester. « J’ai du mal à comprendre. Cela n’a pas de sens. Ce choc de compétitivité est complètement inadéquat dans la conjoncture actuelle. Les entreprises ont besoin que les ménages consomment. C’est pour ça qu’on a supprimé la TVA sociale cet été ! Il ne faut faire actuellement aucun prélèvement général sur les ménages », explique le socialiste, membre de la commission des finances et ex-conseiller économique de Lionel Jospin. Il estime en revanche qu’on pourrait améliorer la compétitivité et inciter à embaucher « en opérant des transferts internes aux entreprises », mais pas des « transferts sur les ménages ». Le débat ne fait que commencer.