Édition du 29 octobre 2024

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Hirak

Aux origines d’un mot · Depuis quelques mois, les mouvements qui s’affirment dans le monde arabe ont été nommés hirak. Un néologisme qui prouve que la langue arabe, comme le monde du même nom, vit, manifeste, se transforme.

Tiré de Orient XXI.

Depuis le 22 février 2019, les Algériennes et les Algériens manifestent au moins deux fois par semaine dans la rue, le mardi pour les étudiants et le vendredi pour l’ensemble de la population. Né d’une opposition quasi unanime à un cinquième mandat de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, ce mouvement pacifique et national exige désormais un changement profond du système politique. La contestation, dont l’un des slogans phare est « yetnahaw ga’ » (« qu’ils dégagent tous » ou « ils dégageront tous »), a un nom que même les officiels emploient : le Hirak.

Ce mot arabe, tiré de la racine h-r-k, signifie « mouvement ». C’est une innovation linguistique, même si sa déclinaison n’est pas erronée sur le plan grammatical. Son emploi est néanmoins récent et remonte à 2007 avec la naissance, au Yémen, du Hirak Al-Janoubi, le mouvement sudiste (ou du Sud), une formation politique séparatiste qui s’est dotée en 2009 d’un appareil militaire. Avant l’Algérie, à partir d’octobre 2016, les Marocains du Rif ont aussi utilisé ce terme pour désigner leur mouvement de protestation sociale contre le sous-développement de leur région : al- Hirak al-cha’bi fil Rif, le mouvement populaire dans le Rif.

Depuis octobre 2019, le mot hirak est employé aussi bien au Liban qu’en Irak pour désigner les protestations populaires contre les pouvoirs en place. On retrouve aussi sa trace dans certains comptes-rendus de presse concernant la manifestation de quelques milliers de Koweïtiens contre la corruption, le 7 novembre 2019. Ce terme semble donc faire consensus pour désigner une nouvelle étape dans les soulèvements populaires du monde arabe. Pourtant, des réserves existent quant à son emploi et à sa généralisation. Des médias comme Al-Jazira ou Al-Arabiya tentent de lui donner une sonorité plus littéraire en prononçant « harak », terme qui, lui, existait déjà. C’est aussi le cas de l’avocat algérien Mostefa Bouchachi, l’une des principales figures médiatiques de la contestation.

Employer la forme harak permet ainsi de se rapprocher du terme usuel pour désigner un mouvement politique ou social : haraka. Ainsi, en Algérie, si l’on évoque le mouvement national qui mena à l’indépendance, on emploiera l’expression « haraka wataniya » (mouvement national).

Pourquoi alors utilise-t-on désormais hirak ou harak (termes masculins) plutôt que haraka (mot féminin) ? Impossible de répondre avec exactitude à cette question. On peut supposer que l’intérêt pour ce mot vient du fait que sa prononciation brève et claquante ainsi que sa ressemblance avec le mot hariq, qui signifie brûlant, peuvent induire l’idée d’un mouvement vigoureux et incandescent.

Autre piste : en Algérie, certains avouent préférer hirak à haraka, ce dernier mot étant trop proche de harka, mot tiré de la même racine, qui signifiait « groupe mobile » durant la Guerre d’indépendance. Ces unités étaient composées de « harkis », des supplétifs musulmans de l’armée française en guerre contre le Front de libération nationale (FLN).

Le cinéaste et écrivain Kadour Naïmi s’insurge quant à lui contre ce qu’il considère comme « un terme vague, trop neutre, ‘‘chewing-gum’’, passe-partout » et lui aurait préféré celui d’intifada, c’est-à-dire soulèvement. Un terme, explique-t-il dans son blog Hirak ou intifadha qui « contient l’idée de ‘‘secousse salutaire’’ ». Pour cet auteur, qui fustige aussi le succès de la chanson La liberté du rappeur Soolking dans les cortèges du Hirak, « ce qu’on appelle le mouvement populaire algérien de 2019 est, de fait, un ‘‘soulèvement’’ contre une oligarchie trop prédatrice, afin de se ‘‘secouer’’ de sa léthargie, de se débarrasser des saletés sociales dont il est victime, pour retrouver sa propreté (sa dignité) ». Certes, comme le rappelle Naïmi, ce terme reste très lié à la cause palestinienne, ce qui explique la réticence de nombre d’Algériens à se l’accaparer, même si la presse indépendante le glisse de temps à autre comme synonyme de hirak.

En Algérie comme au Liban ou en Irak, on peut aussi relever l’expression « ‘issyane madani », désobéissance civile, « moudhaharate silmiya », manifestations pacifiques, ‘itissam, protestations de rue ou sit-in, sans oublier l’incontournable thawra, révolution. Dans le cas algérien, ce dernier mot n’a pas échappé à l’inévitable qualificatif à usage médiatique qui en a fait, du moins à ses débuts, une « révolution du sourire » tout comme le soulèvement tunisien de 2011 fut appelé « révolution du jasmin ». Des dénominations qui n’ont rien à voir avec la dureté de la répression contre les manifestants. Mais l’expression « révolution du sourire » a très vite été abandonnée par les « hirakistes » qui lui préfèrent celle de « thawra silmiya », la révolution pacifique (le mot « silmiya » vient de la même racine que « salam », la paix). Souvent le qualificatif « silmiya » est transformé en nom utilisé seul : « essilimiya », c’est-à-dire la pacifique. Une manière de marquer le caractère innovant d’un mouvement de contestation qui ne casse rien et qui se contente de marcher et de chanter pour imposer, sans dégâts matériels ni dommages humains — un vrai changement.

Akram Belkaid

Journaliste et écrivain algérien. Journaliste au Monde diplomatique et membre du Comité de rédaction d’Orient XXI, il est aussi chroniqueur au Quotidien d’Oran.

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