Cette tirade, digne du théâtre de Molière, ne nous est que trop familière. C’est le monologue tragi-comique de l’avare moderne. De sa « réputation » dépendrait désormais l’accumulation effrénée de sa richesse. Ainsi, il n’hésite pas à mettre en péril les conditions d’exercice de la liberté d’expression en chargeant les tribunaux de faire taire les critiques qui lui sont adressées, fussent-elles d’intérêt public. Le phénomène est mieux connu sous le nom de poursuites-bâillons (ou SLAPP). La dernière en lice est la poursuite en diffamation intentée en Ontario par le géant canadien Produit forestiers Résolu (anciennement AbitibiBowater) contre Greenpeace Canada pour 7 millions de dollars.
Cette confiscation du débat public est rendue possible par la complicité d’une institution qui, tout en se réclamant du nom de « justice », semble disposée à faire triompher coûte que coûte la loi…du marché. Le droit est aujourd’hui à ce point corrompu par l’argent qu’il n’est plus seulement un produit de l’économie mais aussi l’instrument de sa régulation.
D’abord, le demandeur inscrit sa requête dans la juridiction la plus avantageuse sur le marché du droit, c’est-à-dire la plus susceptible de rendre une décision favorable à ses intérêts. Ce forum shopping, selon l’expression consacrée, pourrait le dissuader d’intenter une poursuite au Québec pour y préférer l’Ontario qui ne dispose d’aucune législation anti-SLAPP. Les enjeux collectifs qui étaient discutés dans l’espace public se voient transposés dans l’arène judiciaire et transformés en litige privé. Dépossédé de la parole dès lors qu’il faille parler la novlangue du droit, l’accusé requiert les services d’un avocat et devient par le fait même client. La partie qui intente la poursuite, du moment que ses moyens financiers sont illimités, a tout le loisir de mobiliser la procédure dans une guerre d’usure qui prend toutes les allures d’un châtiment.
L’argent intervient de façon déterminante à toutes les étapes de la procédure, y compris dans la manière même dont sont posés les termes du débat. Les droits sont assimilés à des biens économiques et valorisés au prix qu’un client est prêt à payer pour les acquérir. L’accusé est d’ailleurs vite encouragé, quelle que soit la balance des droits formels, à plier l’échine et ne pas courir le risque du procès, tant les coûts que suppose le fait de se défendre en justice sont prohibitifs.
Comme dans la théorie économique, l’homo juridicus, sujet de droit « raisonnable », est considéré comme nécessairement mû par le souci exclusif de défendre ses intérêts propres. Dans un univers si bien arrimé au marché, il ne vient à personne l’idée qu’on puisse sincèrement avoir à cœur le bien public. Les préjudices présumés, strictement considérés du point de vue de la partie qui intente la poursuite, s’évaluent essentiellement en termes monétaires. La requête sera jugée « fondée en droit » ou « abusive », non pas au vu d’une quelconque moralité de la justice, mais au motif que l’action cotée en bourse a été ou non dévaluée. On ne s’étonnera pas, tant la contamination de la justice par les logiques marchandes est complète, d’entendre lors d’une audience en cour une multinationale chiffrer sans rire sa réputation, états financiers à l’appui.
La vérité dans ce contexte s’épuise dans le tableau bien ordonné du monde. Le marché et ses exigences constituent la norme qui permet de dire le droit et qui assure l’hégémonie d’une morale néolibérale. Si les défendeurs tiennent bon jusqu’au procès, alors ils auront l’honneur de se soumettre au raisonnement juridique de la cour, qui évaluera la légitimité de leur discours, leur intentionnalité, le sérieux de leur enquête, la véracité de leurs sources et ultimement la mesure et la prudence dont on considère qu’ils devraient avoir fait preuve. Commentateurs, journalistes et faiseurs d’opinion seront prompts à embrasser eux aussi les prémisses de cette culture juridique disposée à censurer de manière radicale la parole publique. Tout se déroule comme s’il fût naturel que nous déléguions collectivement à des agents du pouvoir – en l’occurrence des juges – la charge de déterminer ce qu’il convient de donner à lire, à entendre et donc ultimement à penser.
Tous ne l’entendent pas ainsi. Greenpeace a la couenne dure et a déjà annoncé qu’elle ne céderait pas devant les tentatives d’intimidation de Produits forestiers Résolu. Plus de 130 groupes ont fait connaître leur soutien à Greenpeace dans la foulée des procédures judiciaires entreprises par la multinationale et il ne fait aucun doute que cette dernière vient bien malencontreusement d’attirer l’attention sur ses pratiques et sur le sort de la forêt boréale. Erreur stratégique ? Pourquoi ne pas avoir téléphoné à Barrick ? Gageons qu’elle s’en mordra les doigts.
* Anne-Marie Voisard est la Responsable des affaires juridiques aux Éditions Écosociété dans le cadre des poursuites en diffamation intentées en 2008 par les multinationales Barrick Gold et Banro Corporation pour un total de 11 millions $