Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Israël - Palestine

Un an après le 7 octobre

Génocide à Gaza. La fabrication du consentement occidental

Dans son dernier ouvrage, Une étrange défaite, Didier Fassin, professeur au Collège de France, démonte pièce par pièce la responsabilité des dirigeants politiques, des intellectuels et des médias qui façonnent les opinions publiques au point de faire accepter l’inacceptable depuis le 7 octobre 2023.

Tiré d’Afrique XXI.

La question revient, lancinante, à chaque crise au Proche-Orient, à chaque « escalade » contre les Palestiniens, à chaque tuerie à Gaza. Oui, bien sûr, mais… le Soudan ? Le Congo ? L’Afghanistan ? Au-delà de la constante minoration du nombre de morts palestiniens (grâce à cette précision magique : « selon le ministère de la santé du Hamas »), l’interrogation — faussement naïve — efface une distinction fondamentale entre la guerre contre Gaza et les autres conflits évoqués… Une distinction soulignée par Didier Fassin dans son dernier livre :

  • Aucune de ces guerres et aucun de ces massacres n’a fait l’objet d’un soutien aussi indéfectible des gouvernements occidentaux et d’une condamnation aussi systématique de celles et ceux qui les dénoncent, alors même que l’ampleur de la dévastation et la volonté d’effacement y sont sans commune mesure.

Dans un essai percutant, Une étrange défaite, référence au célèbre témoignage de Marc Bloch, écrit au lendemain de l’effondrement de la France en 1940 et qui tente d’en comprendre les raisons politiques, le professeur au Collège de France revient sur la « défaite morale » des responsables occidentaux face à l’écrasement de Gaza, qui a toutes les caractéristiques d’un génocide. Même s’il faudra quelques années pour que la Cour internationale de justice (CIJ) l’estampille juridiquement comme tel. Faut-il, en attendant, se laver les mains du sang qui coule en Palestine ?

Il suffit pourtant de prendre les dirigeants israéliens au mot. L’avocate irlandaise Blinne Ní Ghrálaigh, qui défendait en janvier 2024 la requête de l’Afrique du Sud devant la CIJ, a su trouver les mots justes. Gaza représente « le premier génocide de l’histoire durant lequel les victimes diffusent leur propre destruction en temps réel dans l’espoir désespéré — et pour l’instant vain — que le monde puisse faire quelque chose ». Comme le relève l’arrêt de la CIJ et l’historien israélien Raz Segal, qui parle de « cas d’école en matière de génocide » :

  • Les discours, jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir, ont montré que l’intervention militaire israélienne à Gaza visait bien plus que la disparition du Hamas […] : c’étaient indistinctement l’ensemble du territoire et de ses résidents qui étaient la cible. La liste des citations documentées par l’Afrique du Sud est impressionnante : le premier ministre demandant aux soldats de “se souvenir de ce qu’Amalek vous a fait”, en référence à l’ennemi biblique dont Israël devait, selon le texte sacré, indistinctement “tuer les hommes et les femmes, les nourrissons et les nouveau–nés” ; le président affirmant à propos des Palestiniens que “la nation entière est responsable” et doit être “combattue jusqu’à lui briser l’échine” ; le ministre de la Défense indiquant qu’il n’y aurait plus “ni électricité, ni nourriture, ni eau, ni essence”, car il s’agit d’une guerre “contre des animaux humains” et il faut “agir en conséquence”.

Les sophismes du récit médiatique et intellectuel

Un à un, Fassin déconstruit les sophismes du narratif israélien et occidental, dont le plus pernicieux serait que l’histoire commence le 7 octobre 2023 : enterré le blocus de Gaza ; effacée l’expansion de la colonisation et des assassinats en Cisjordanie ; oubliée la judaïsation de Jérusalem et les provocations contre la mosquée Al-Aqsa ; ignorés les milliers prisonniers dans les geôles israéliennes. Quant à « l’armée la plus morale du monde », elle ne ferait que « riposter » à ce qui était, selon les mots du président Emmanuel Macron, « le plus grand massacre antisémite de notre siècle » (1). Ce qui a amené à minimiser ou à cacher les images qui parvenaient de Gaza comme de Cisjordanie — dernier exemple, celle de soldats israéliens balançant trois Palestiniens des toits à Qabatiy (Cisjordanie) en septembre 2024, rappelant ainsi les pratiques des membres de l’organisation de l’État islamique (OEI).

C’est ainsi que, avec l’aide active des médias mainstream, les dirigeants occidentaux ont forgé « un consentement » au génocide, consentement qui, écrit Fassin :

  • comporte deux dimensions distinctes. La première est passive. C’est le fait de ne pas s’opposer à un projet. On permet donc qu’il s’accomplisse. La seconde est active. C’est le fait d’approuver ce projet. On apporte alors son concours à sa réalisation. Dans le cas de la guerre à Gaza, les deux dimensions se conjuguent.

Certes, les responsabilités sont différentes, selon les pays et à l’intérieur de chacun d’eux. Dans le monde occidental, ce sont les États-Unis qui portent la culpabilité première, mais les pays européens, en fournissant des armes, comme l’Allemagne et la France, ou en proclamant « le droit d’Israël à se défendre », ont couvert politiquement et diplomatiquement Israël.

Discréditer toute voix critique

Ce qui frappe aussi, note l’auteur, c’est la volonté de discréditer toute voix critique, y compris par la force de la police ou des tribunaux, sous l’accusation d’« apologie du terrorisme ». En y ajoutant l’accusation d’antisémitisme pour achever la démonstration. Depuis le début de la seconde Intifada en 2000, quelques intellectuels avaient été accusés, voire poursuivis pour antisémitisme, que ce soit Edgar Morin ou le résistant Stéphane Hessel. Mais la chasse aux sorcières atteint après le 7 octobre 2023 un niveau inégalé, avec la dénonciation nominative de journalistes — sans que la profession s’en émeuve —, d’universitaires et de simples quidams. Si nombre de ces attaques viennent d’officines plus ou moins financées par Israël, elles sont orchestrées par l’État et relayées par les « bons citoyens » soucieux de dénoncer ceux qui ne pensent pas droit.

Didier Fassin lui-même a été ainsi accusé, dans une tribune de quelques collègues universitaires (2) d’adopter une « grille de lecture qui ne cesse de nous signifier qu’une vie juive vaut bien moins que toute autre » — s’il fallait ouvrir des comptes, on pourrait rappeler que depuis le 7 octobre, environ 2 000 Israéliens et plus de 41 000 Palestiniens ont été tués, une proportion de 1 à 20, nettement en défaveur de « la vie palestinienne ». Fassin « relativiserait » aussi la Shoah, s’inscrirait dans la lignée de Roger Garaudy (3) qui a sombré dans le négationnisme à la fin de sa vie. L’auteur serait un antisémite, anathème qui permet de clore le débat avant même de l’ouvrir.

Pour ses détracteurs, il serait inadmissible de proclamer le caractère colonial du mouvement sioniste, pourtant mis en lumière il y a près de soixante ans par Maxime Rodinson, et qui mériterait, même si on le conteste, au moins une discussion approfondie. Il est vrai que le débat à l’université devient périlleux depuis qu’une centaine de professeurs ont appelé le pouvoir politique, en octobre 2020, à surveiller ceux soupçonnés d’« islamogauchisme » ou de « wokisme » — une attaque contre les libertés académiques que personne n’avait osé réclamer depuis la fin de la guerre d’Algérie (4).

Récemment ont été publiés les noms de 11 000 enfants palestiniens tués à Gaza, dont 700 nourrissons de moins d’un an. Marc Bloch réfléchissait déjà sur les très jeunes victimes des guerres :

  • Il est un de ces tableaux auquel je sens bien que je ne m’habituerai jamais : celui de la terreur sur des visages d’enfants fuyant la chute des bombes, dans un village survolé. Cette vision-là, je prie le ciel de ne jamais me la remettre sous les yeux, dans la réalité, et le moins souvent possible dans mes rêves. Il est atroce que les guerres puissent ne pas épargner l’enfance, non seulement parce qu’elle est l’avenir mais surtout parce que sa tendre faiblesse et son irresponsabilité adressent à notre protection un si confiant appel. À Hérode, la légende chrétienne (5) n’aurait sans doute pas été si sévère, si elle n’avait eu à lui reprocher que la mort du Précurseur. L’inexpiable crime fut le Massacre des Innocents. (6)

Quatre-vingts ans plus tard, ce « massacre des Innocents » se poursuit. Et beaucoup de ceux qui, dans l’université française ou ailleurs, se réclament de l’héritage de Marc Bloch l’acceptent sans états d’âme.

Notes

1- Extrait du discours du président Emmanuel Macron prononcé lors de la cérémonie en hommage aux 42 victimes françaises du 7 octobre.

2- Bruno Karsenti, Jacques Ehrenfreund, Julia Christ, Jean-Philippe Heurtin, Luc Boltanski et Danny Trom, « Un génocide à Gaza ? Une réponse à Didier Fassin », AOC, 13 novembre 2023.

3- Né en 1913, ancien membre du bureau politique du Parti communiste, il en est exclu en 1970. Dans les années 1980, il se convertit à l’islam, s’engage sur le soutien aux Palestiniens avant de se rallier aux thèses négationnistes.

4- « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 octobre 2020.

5- Le Massacre des Innocents est présent dans l’Évangile selon saint Matthieu. Le roi Hérode fit tuer tous les garçons de moins de deux ans nés aux alentours de Bethléem car des Mages lui avaient annoncé la naissance dans cette ville d’un enfant appelé à devenir le roi des Juifs.

6- Marc Bloch, L’étrange défaite ; témoignage écrit en 1940, Folio, collection Folio histoire, 1990, 326 pages, 13,10 euros.

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Alain Gresh

Spécialiste du Proche-Orient, il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont De quoi la Palestine est-elle le nom ? (Les Liens qui libèrent, 2010) et Un chant d’amour. Israël-Palestine, une histoire française, avec Hélène Aldeguer (La Découverte, 2017).

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