17 mars 2023 | tiré de reporterre.net
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Reporterre — Comment réagissez-vous à l’annonce du recours au 49.3 par le gouvernement ?
François Ruffin — C’est une évidente défaite pour eux, alors qu’ils ont répété des dizaines de fois qu’ils ne passeraient pas par cet article. C’est une marque de fébrilité et de fragilité. Emmanuel Macron écrasait déjà la France du travail et la France qui se lève tôt. Aujourd’hui, il écrase aussi la démocratie. Le président avait déjà perdu pied dans le pays, maintenant il a perdu pied à l’Assemblée !
Ce passage en force est-il historique ?
C’est du moins la marque supplémentaire d’un effritement du bloc libéral. Auparavant, ce bloc avait le luxe de pouvoir se diviser en deux, avec une alternance sans alternative du centre gauche et du centre droit. Désormais, il doit se rassembler autour d’un seul leader et ce qu’il porte est clairement minoritaire dans le pays. Le bloc libéral a, face à lui, deux Français sur trois, quatre salariés sur cinq, tous les syndicats unis et des millions de personnes dans la rue.
« Je soutiens tous les travailleurs qui s’engagent dans la bagarre »
Cette secousse s’inscrit dans une tendance au long cours. Un effondrement progressif. Le premier séisme a eu lieu en 2005 avec le référendum sur le Traité constitutionnel européen, auquel 55 % des Français et 80 % des ouvriers s’étaient opposés. L’élite avait agi comme si de rien n’était en ratifiant le traité de Lisbonne. On a eu un second choc avec le mouvement des Gilets jaunes. Le gouvernement a refusé alors tout compromis social — baisse de la TVA, fin de l’impôt sur la fortune, etc. — pour lui préférer le blabla du grand débat. À chaque fois, le bloc libéral croyait gagner, mais en réalité il perdait le pays.
Cela n’empêche pas aujourd’hui le gouvernement de se montrer inflexible...
C’est parce qu’ils sont faibles qu’ils recourent à la force. Mardi [14 mars], dans l’hémicycle, je citais le philosophe Antonio Gramsci. Il disait : « Lorsque la classe dominante n’est plus dirigeante, c’est-à-dire qu’elle n’a plus de force d’attraction, elle n’est plus en mesure de créer du consentement. Privée d’autorité, il ne lui reste que la force pour se faire obéir. » Nous en sommes là.
Ces manifestants ont dénoncé l’argent dépensé dans les infrastructures des JO à Saint-Denis, alors que l’on en manquerait pour financer les retraites, le 15 mars 2023. © NnoMan Cadoret/Reporterre
Le gouvernement ne possède plus que la force de coercition. Il l’a usée hier matin [16 mars] face aux éboueurs en cassant les piquets de grève, en frappant et en gazant les travailleurs avec des lacrymogènes. L’après-midi, il l’a usée encore une fois avec le 49.3 face aux députés. Je le répète, c’est la marque d’une fragilité. Le bloc libéral s’émiette. Le gouvernement me fait penser au coyote de Chuck Jones [notamment créateurs de personnages des « Looney Tunes »], dans le dessin animé, il court, il court et dépasse la falaise. Il se retrouve dans le vide, le réalise puis chute.
Emmanuel Macron est dans le vide, sa base sociale ne repose sur rien. Dans la Somme, il n’arrive même pas à envoyer ses députés au second tour des élections législatives. Le président a été élu sans élan et sans enthousiasme et on a derrière une majorité raccroc à l’Assemblée nationale.
Avez-vous encore une chance de l’emporter institutionnellement ?
À l’Assemblée nationale, des motions de censure vont être déposées ; mais l’essentiel se joue ailleurs. Il faut en repasser par le peuple. À l’intérieur, tout dépend de ce qui se passe dehors. Si certains Républicains souhaitaient voter contre le projet de réforme, c’était uniquement à cause de la pression mise par les syndicats sur les territoires. Dans leurs circonscriptions, dans les zones rurales, personne n’en voulait.
« Physiquement, il va falloir que Paris déborde »
Que comptez-vous faire pour arracher la victoire ?
C’est aux travailleurs de décider de comment ils luttent. Je ne suis pas dirigeant syndical, mais je soutiens tous les travailleurs qui s’engagent dans la bagarre. Il faut absolument continuer le mouvement, les blocages, la grève.
Ne faudrait-il pas aussi renouveler les modes d’action ?
La balle est dans le camp de Macron. Il change ou on doit le changer. Il doit revenir à la raison, et sortir le parachute pour éviter de s’écraser. Il doit cesser avec la brutalité, dire qu’il a compris les travailleurs. Nous devons retrouver la concorde. Il faut réparer les fractures, pas les accroître. Nous devons nous réunir face aux vrais problèmes qui guettent : la crise climatique, l’eau, la sécheresse, l’énergie, l’agriculture, le logement, etc. C’est un gâchis, on se divise sur quelque chose d’extrêmement périphérique. Les économies réalisées par la réforme représenteraient, selon l’OFCE, seulement 0,1 point de PIB.
À Montpellier, les cheminots ont défilé contre la réforme des retraites, le 15 mars 2023. © David Richard/Reporterre
Dans les prochains jours, comment accroître le rapport de force ?
Comme me le disaient certains syndicalistes, à un moment, il faudra une montée nationale sur Paris. Physiquement, il va falloir que Paris déborde. Une puissante manifestation qui donne aux gens la conscience de la force qu’ils ont.
Faut-il également cibler les lieux de pouvoir, comme le faisaient les Gilets jaunes sur les Champs-Élysées ?
Si on est 1 million de personnes à Paris, ça pèsera forcément. Mais ce n’est pas les seuls lieux à viser. Emmanuel Macron écoute les patrons. Il est évident que si les centres Amazon sont bloqués, par exemple, Jeff Bezos — qui vient d’ailleurs de recevoir la Légion d’honneur — appellera Macron pour faire pression. C’est identique pour les autres grosses boîtes. La solution est en partie dans les luttes sociales.
Que signifie, pour vous, le fait de « durcir » le mouvement ?
Je ne veux pas me substituer aux syndicats et je trouve que, pour l’instant, ça a été cranté avec habileté par l’intersyndicale. L’objectif n’est pas d’avoir une locomotive qui ne tire aucun wagon, ou d’avoir seulement une avant-garde sans entraîner derrière elle. Il faut réussir à accorder tout ça : avoir des secteurs très mobilisés, à qui l’on apporte un appui — les raffineries, l’électricité, les transports, les ports, etc. Et montrer que, derrière, il y a une masse de la population qui dit non à Macron.
Il y a sept ans, presque jour pour jour, commençait aussi Nuit debout ; faudrait-il relancer des occupations ?
Oui, c’est bon à prendre. Mais quand j’étais à Nuit debout, je disais qu’il fallait aussi faire des occupations à Flixecourt, dans la Somme. Et quand il y a eu les Gilets jaunes, je disais l’inverse, je regrettais qu’il n’y ait pas de rond-point occupé à Paris. Aujourd’hui, je suis attentif à ce que l’on conjugue les deux, qu’on relie les luttes des métropoles à celles des territoires ruraux. La gauche gagne quand il y a une alliance entre classes populaires, intermédiaires et cultivées. Aujourd’hui, cet enjeu se pose quasiment d’un point de vue géographique. Les classes populaires sont nombreuses à la campagne et les classes intermédiaires cultivées à la ville.
Dans les cortèges, on entend aussi de la résignation, de la fatigue, comment lutter contre ces affects ?
Nous devons réussir à produire une contagion de l’espérance pour que cela ne soit pas la victoire de l’indifférence ! Je crois beaucoup à la joie dans les manifestations, les chants, la musique. Récemment, je lisais le livre Histoire d’un Allemand sur l’Allemagne des années 1930. Il montre comment le nazisme a gagné par une espèce de dépression qui rongeait la population. Les arts remettent du baume au cœur aux gens, nous devons continuer à porter ce type de dynamique. C’est essentiel !
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