1ère thèse : Un large consensus semble se dégager, aussi bien dans l’opinion publique que dans la classe politique. Ce consensus peut se résumer ainsi : tout faire, d’une part, pour éviter un « choc des civilisations », une stigmatisation qui conduirait une partie de la communauté nationale à renforcer un sentiment qu’elle a déjà de marginalisation et d’exclusion ; d’autre part prendre les dispositions nécessaires pour combattre efficacement l’extrémisme, j’entends par là ce qui est lié à un risque de terrorisme ou ce qui peut y conduire.
2ème thèse : Cette double préoccupation me semble être moralement juste et relever de l’intérêt bien compris. C’est une position morale car il serait profondément injuste d’opérer un amalgame entre un ensemble de plusieurs millions de citoyens et les gens réellement dangereux qui, selon les estimations faites, vont de quelques centaines à deux mille personnes. Un intérêt bien compris : il faut isoler les extrémistes pour pouvoir mieux les combattre ; faire en sorte qu’ils ne puissent pas être attractifs, notamment pour des jeunes en recherche de repères. On peut ainsi résumer l’objectif à atteindre : mener un combat inclusif et, ainsi, se donner toutes les chances de le gagner. Chacun sait que cela n’est pas facile mais les différentes mesures à prendre doivent être pertinentes dans le cadre d’une telle finalité.
3ème thèse : L’éducation nationale prend actuellement diverses dispositions. Elles peuvent aller dans le bon sens, mais la voie est étroite et il faut faire face à plusieurs périls. La sagesse populaire nous apprend que « l’enfer peut être pavé de bonnes intentions ». De même, des mesures qui semblent excellentes au niveau des principes, peuvent s’avérer contreproductives au niveau de leurs effets. C’est pourquoi les analyses d’ordre sociologique et socio-historiques qui ont déjà été faites doivent être mieux prises en compte.
4ème thèse : Prenons le projet actuel d’un enseignement de la laïcité. Je m’en réjouis profondément et, en même temps, je m’inquiète de certaines de ses modalités, notamment la formation, en seulement deux journées, de formateurs qui eux-mêmes devront former les professeurs, qui à leur tour, formeront les élèves (1). Certes, former des formateurs, c’est prendre la question à sa racine, et c’est une bonne chose. Mais, outre le problème des moyens, que je ne suis pas compétent pour traiter, se pose un autre problème d’ordre scientifique. Quelle laïcité va-t-on enseigner ? Une laïcité idéale, qui n’existe guère dans la réalité, et risque d’être, au moins implicitement, opposée à des religions réelles, tout comme, avant 1989, un communisme idéal était opposé au monde capitaliste, ou un « monde libre » idéal au totalitarisme communiste ? Ce serait une terrible erreur pour trois raisons : d’abord on ne se situerait pas dans une démarche de connaissance, mais dans une sorte d’obscurantisme ; ensuite on donnerait, de fait, du grain à moudre à une perspective de « choc des civilisations » ; enfin un tel enseignement ne serait pas crédible auprès des élèves qui connaissent fort bien certains aspects de la réalité qui le contredisent ; au bout du compte cet enseignement déconsidèrerait la laïcité plus qu’il ne la populariserait.
5ème thèse : L’enseignement de la laïcité doit donc se faire dans le cadre d’une démarche de connaissance. Ce n’est pas faire preuve de suspicion a priori que d’énoncer cela avec force. Actuellement il existe des affirmations indiscutablement erronées sur la laïcité dans des manuels scolaires et, plus encore, dans certains rapports officiels, comme celui qu’avait publié en son temps le Haut Conseil à l’intégration – 11 erreurs dans un historique de 3 pages et demi ! Cela, sans parler des discours qui font dire n’importe quoi à la loi de 1905, ou qui ne veulent pas prendre en compte le fait qu’elle fut le résultat d’un conflit entre laïques, que la vision de la laïcité qui a triomphé alors s’est trouvée aux prises avec trois visions divergentes. Paradoxalement, ce sont parfois ces visions dont on se réclame en invoquant la loi de 1905 (2).
6ème thèse : Prenons l’exemple de l’égalité femme-homme. Je ne peux effectuer ici l’indispensable mise en perspective socio-historique sur le « retard » français, par rapport aux pays de culture protestante, concernant la possibilité, pour les femmes, d’être autonomes, d’exercer des rôles sociaux d’abord exclusivement masculins. Je me bornerai à un seul fait : pendant pratiquement un siècle, le suffrage dit « universel » n’a été que masculin, ce qui est sans équivalent dans tous les pays démocratiques. La laïcité a été régulièrement invoquée pour refuser le droit de vote aux femmes ; elles étaient considérées comme « soumises » à l’influence du clergé. Oublier ce fait majeur de l’histoire de la laïcité aboutirait à « raconter des histoires », selon l’expression familière. Nul doute que cela serait contreproductif.
7ème thèse : Poursuivons l’exemple. Indiquer les difficultés rencontrées par la France dans la marche, non encore terminée, vers l’égalité entre les femmes et les hommes permet de montrer que la République a dû, et doit toujours, combattre ses propres dérives. Les élèves peuvent alors conclure que « chacun doit balayer devant sa porte », et que les religions, notamment, doivent combattre leurs propres dérives ; cela sans que l’on ait divisé la société en deux camps et que l’on ait adopté une perspective de « choc des civilisations ». Max Weber affirmait que le début de la scientificité, dans les sciences humaines, consiste à « affronter les faits désagréables ». Si un enseignement de la laïcité n’allait pas dans ce sens, il serait, par rapport aux sciences humaines, l’équivalent du créationnisme niant la théorie de l’évolution, avec en plus la fallacieuse prétention d’ « émanciper ».
8ème thèse : Bien d’autres exemples pourraient être donnés. Mais, plus globalement, il faut que l’institution scolaire elle-même affronte des « faits désagréables » qui la concernent. Pratiquement la moitié de ceux qui deviennent enseignants ont leur premier poste dans un établissement difficile. La plupart sont issus des classes moyennes et n’ont guère été formés pour affronter la situation dans laquelle ils/elles (2/3 sont des femmes) sont mis. C’est un véritable choc culturel. Le résultat est, d’une part, un fort taux d’absentéisme, d’autre part, le fait que les professeurs, personne ne peut leur en faire grief, demandent leur mutation dès qu’ils le peuvent. D’où un manque criant de stabilité des équipes éducatives dans les lieux qui en auraient le plus besoin. Ne nous étonnons pas si, parfois, ce choc culturel aboutit à une apparence de choc des civilisations. Ce choc est socialement construit.
9ème thèse : D’autant plus que la République et l’éducation nationale consacrent plus de moyens pour des élèves de milieux favorisés que pour ceux de quartiers populaires. On sait que les professeurs des classes préparatoires, choisis par l’Inspection, disposent d’un horaire nettement allégé, ce qui leur permet d’effectuer un accompagnement quasi individuel des élèves, payé en heures supplémentaires. Je n’insiste pas : des rapports de la Cour des comptes eux-mêmes demandent une gestion différente du corps enseignant. Mais il ne faut pas s’étonner qu’un sentiment aigu d’injustice conduise enfants et adolescents à certaines “provocations” et que la devise « Liberté, égalité, fraternité », ni d’ailleurs la récente Charte de la laïcité, ne fassent sens. La laïcité devrait permettre d’incarner notre devise, alors qu’elle parfois utilisée pour masquer sa non réalisation.
10ème et dernière thèse, pour rester dans le temps imparti : l’école et la société doivent agir de concert. Le meilleur enseignement possible sera inefficace si la réalité sociale apporte un démenti à ce qui est affirmé. L’entreprise est de longue haleine. Mais si des mesures immédiates sont prises pour combattre directement l’extrémisme, d’autres peuvent le combattre indirectement en rendant les extrémistes peu attirants. Deux d’entre elles sont possibles dans un court délai.
D’abord rattacher le Bureau des cultes au Ministère de la Justice, pour bien rendre visible la séparation entre la lutte contre le terrorisme, pour la nécessaire sécurité de tous, tâche du ministère de l’Intérieur, et les rapports entre l’Etat et les religions qui, dans une société laïque, sont d’abord des rapports juridiques, même s’ils ne sont pas que cela. Ensuite, rétablir la Halde, la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Egalité, créée, à la fin de 2004, par le président Chirac et actuellement rattachée à l’ensemble trop vaste du Défenseur des droits. Cela contribuerait au fait que lutter contre le terrorisme et lutter contre les discriminations doivent aller de pair.
Petit commentaire : exprès, les 10 thèses n’abordent pas la sempiternelle question du « foulard » : on peut parler de la laïcité sans l’aborder ! Pourtant, la discussion s’est rapidement focalisée sur ce « problème », tandis que les deux thèses concernant le regard critique de l’école sur elle-même n’ont fait l’objet d’aucun commentaire, d’aucune question : cherchez l’erreur !
Notes
(1) Cet enseignement serait intégré au cursus d’enseignement laïque de la morale, selon mes informations.
(2) Un peu d’auto-publicité : je reviens longuement sur ce sujet (le conflit interne entre laïques en 1905, la laïcité comme enjeu conflictuel aujourd’hui) dans mon prochain livre (à paraitre le mois prochain) Les sept laïcités françaises. Le modèle français de laïcité n’existe pas (édition Maison des sciences de l’homme. Collection Interventions)