Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Planète

Forcer la nature à ne pas produire ce qu’elle produit spontanément (III)

Les biotopes fournissent aux espèces vivantes végétales ou animales, dont ils constituent les habitats naturels, les ressources dont celles-ci ont besoin, sans qu’ils puissent cependant contrôler les quantités et les qualités optimales de ces dernières requises pour leur subsistance (individuelle ou spécifique). De même, peuvent-ils, le cas échéant, confronter ces espèces à des facteurs limitatifs ou perturbateurs de leur croissance tout comme à des prédateurs ou à des agents pathogènes contre lesquels les espèces en question auront plus ou moins de mal à se défendre, comme nous venons de le voir.

Tiré d’À l’encontre.
12 octobre 2023

Par Alain Bihr

Vaccination contre la grippe aviaire

Isoler les espèces de leur biotope

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’agriculture (au sens strict) et l’élevage ont toujours cherché, pour autant qu’ils en aient eu les moyens, à séparer les espèces végétales et animales dont elles faisaient leur objet de leurs biotopes originels, pour les faire croître respectivement dans un champ (ou un jardin) et dans une prairie, soit des milieux qui étaient déjà le produit d’une transformation de la nature première par le travail humain (moyennant par exemple la déforestation, le dessouchage, le dépierrage, le drainage ou l’irrigation, l’amendement, etc.) et qui étaient entretenus par lui afin d’assurer de meilleures conditions à la croissance des plants et des animaux.

L’agriculture capitaliste a eu tendance à radicaliser cette pratique. Car, dès lors que le vivant devient matière d’un procès de travail agricole destiné à valoriser un capital, il peut être intéressant voire nécessaire d’isoler totalement le vivant de son biotope pour le faire croître dans des milieux artificiels permettant d’optimiser les conditions de sa croissance et de le préserver (autant que faire se peut) des facteurs propres à lui nuire. C’est la démarche qui préside tant à la serriculture (la culture sous serre) qu’à la culture hors sol ou à l’élevage en stabulation. Concentrons-nous ici sur ce dernier.

L’élevage en stabulation consiste à maintenir (de manière saisonnière ou permanente) les animaux dans un espace clos et restreint, au moins partiellement couvert par des bâtiments (poulaillers, bergeries, porcheries, étables, écuries) pouvant leur servir d’abri (contre les intempéries). Lorsque les animaux peuvent aller et venir entre ces bâtiments et l’extérieur, la stabulation est dite libre ; dans le cas contraire, lorsque les animaux sont confinés à l’intérieur de ces bâtiments, elle est dite contrainte et même entravée lorsque chaque animal y est maintenu dans un compartiment déterminé (une cage, une stalle).

Lorsque la stabulation entravée est permanente, on aboutit à l’élevage hors sol. Ce dernier est donc un type d’élevage dans lequel les animaux élevés sont maintenus en permanence dans des bâtiments qu’ils ne peuvent pas quitter et dans lesquels leurs mouvements sont extrêmement limités (l’animal peut tout au plus se lever et se coucher mais ne peut pas se déplacer), sur un sol en dur recouvert d’une litière ou sur un caillebotis permettant d’évacuer ses déjections dans une fosse souterraine, bâtiments éventuellement chauffés et aérés de manière mécanique voire automatique. Dès lors, ils ne sont plus de simples abris pour les bêtes mais deviennent de véritables « ateliers » dans lesquels se pratique un élevage véritablement industrialisé dans ses méthodes et dédié à la valorisation maximale du capital agraire dont ils constituent un élément important de la partie fixe.

Dans le cas des animaux destinés à la boucherie, l’élevage hors sol se réduit à leur engraissement, quelquefois couplé au naissage. En amont, suivant les lois de la génétique des populations, la constitution de souches ou de lignées et le croisement entre elles auront permis de sélectionner des « races » présentant des « performances » optimales du point de leur valorisation capitaliste (vitesse de croissance, résistance à l’épreuve de la stabulation permanente, poids moyen à l’âge adulte, prolificité, qualité des morceaux de choix, etc.), sans considération de l’aspect général de la bête auquel les éleveurs avaient jusqu’alors accordé tant d’importance. En amont toujours et en relation avec ce processus de sélection auront été mis au point par l’industrie agroalimentaire des aliments de synthèse, en principe équilibrés, à base de céréales (dont le principal est devenu le maïs), de tourteaux issus de graines oléagineuses (prédomine ici le soja), de farines animales et de différents additifs (minéraux, vitamines, oligoéléments, antibiotiques [5]). En aval, enfin, les animaux sont destinés aux abattoirs industriels qui livreront leurs carcasses à l’industrie agroalimentaire qui en assurera la transformation et la commercialisation. Et l’on retrouve ces mêmes éléments pris dans la même structure s’agissant de l’élevage hors sol des animaux non immédiatement destinés à l’abattage parce qu’on en recueille leurs produits durant un certain temps (poules pondeuses, vaches laitières).

Les avantages de l’élevage hors sol d’un point de vue capitaliste sont multiples. On émancipe ainsi la croissance de l’animal des limites et contraintes naturelles, géographiques et climatiques (donc spatiales et temporelles), auxquelles est soumis l’élevage en pacage. L’ »atelier » d’élevage peut donc être installé n’importe où et peut fonctionner en permanence, indépendamment de l’alternance du jour et de la nuit tout comme des variations saisonnières. La taille de l’ »atelier » n’est plus conditionnée (donc limitée) par les dimensions de la surface de l’exploitation destinée à fournir aux animaux leur alimentation. Des économies d’échelle peuvent ainsi être réalisées. Différentes opérations peuvent être mécanisées voire automatisées : alimentation du bétail, traite des vaches, recollection des œufs, chauffage et aération des bâtiments, nettoyage des cages ou des stalles, etc. La croissance des animaux peut être accélérée et amplifiée grâce à un meilleur contrôle de leur alimentation (quantitativement et qualitativement) – sans compter le recours aux hormones de croissance. On parvient de même à forcer les poules à pondre davantage en émancipant la ponte du cycle saisonnier grâce au recours à l’éclairage purement artificiel. Idem en ce qui concerne les vaches laitières dont la production se trouve accrue grâce à la diffusion de musique classique au moment de la traite (La symphonie pastorale est très appréciée d’elles, paraît-il !). Et la concentration d’un grand nombre de bêtes permet même de valoriser leurs excréments en alimentant des méthaniseurs : l’animal est ainsi élevé non seulement pour produire de la viande ou du lait mais tout simplement… de la merde !

En contrepartie, pris entre un amont qui lui fournit ses intrants et souvent ses animaux en bas âge et un aval qui se charge de transformer les produits issus de son activité, l’éleveur voit son autonomie réduite à l’exécution d’un cahier des charges (souvent dicté par l’aval) tout comme d’ailleurs se trouve amoindrie sa part de la valeur ajoutée générée tout le long du procès de production. Et, surtout, le travail d’élevage prend une allure proprement industrielle avec sa division du travail si caractéristique d’opérations qui s’enchaînent en s’emboîtant les unes dans les autres. Une porcherie industrielle peut ainsi se subdiviser en une salle où sont élevées des cochettes qui, parvenues à maturité, gagnent une verraterie où elles sont inséminées puis une « maternité » où elles mettent bas et alimentent leur progéniture, qui, après avoir séjourné dans des salles de post-sevrage, rejoint les salles d’engraissement qui la portent au poids requis par les abattoirs (Diry, 1985 : 109-112). L’analogie avec les différentes phases d’un process de construction mécanique est saisissante, à cette différence près que les différentes phases d’usinage et de montage de matériaux inertes sont ici les phases successives de croissance et de développement d’une matière vivante. On comprend dès lors que l’expression « atelier » d’élevage est parfaitement appropriée.

Mais l’élevage hors sol ne va pas non plus sans inconvénients ni dangers. La souffrance (notamment le stress) endurée par des animaux confinés dans un espace très restreint (1 m² pour un porc de 110 kg !) qui les entrave et contraint dans leurs mouvements (ou plutôt dans leur absence) durant la totalité leur courte vie, sans contact avec leurs congénères alors même qu’ils sont des centaines voire des milliers et même des dizaines de milliers (dans le cas d’un « atelier » occupé par des poules pondeuses) dans le même espace, ne semble pas particulièrement alerter les éleveurs. Du moins tant que de telles conditions n’induisent pas chez les animaux des comportements qui menacent le procès de valorisation du capital agraire dont ils sont le substrat vivant : anorexie ou boulimie, agressivité pouvant aller jusqu’au cannibalisme (piquage entre volailles, caudophagie chez les porcs, etc.) Cette valorisation peut aussi se trouver menacée par la dégradation de la qualité du produit (de la viande notamment) en bout de chaîne, conduisant les clients à le bouder.

Mais la principale menace d’un point de vue capitaliste réside dans les risques d’épizooties que favorise ce mode d’élevage pour différentes raisons : l’atmosphère chaude et humide des « ateliers » d’élevage favorise la prolifération d’agents pathogènes (bactéries, virus) chez les animaux confinés ; leur promiscuité même en favorise la diffusion ; leur homogénéité génétique, résultat des sélections opérées en amont, affaiblit la défense immunitaire globale des animaux ainsi regroupés, à laquelle nuit aussi le stress qu’ils subissent par leurs conditions d’hébergement ou la conduite de leur élevage ; leur promiscuité implique de traiter tout le troupeau une fois la maladie déclarée, etc. Leur prophylaxie implique de vacciner les animaux (pour autant que ce soit possible) et de conduire l’élevage en « bande » ou « lot » (de remplir en une seule fois le bâtiment d’élevage avec des animaux de même âge, de même poids et de même stade physiologique) pour pouvoir procéder à des opérations périodiques de vide sanitaire et de désinfection. Quant à la lutte contre les maladies déclarées, elle requiert le recours à des antibiotiques, lequel n’empêche pas les récidives, dont les formes aiguës conduisent à diversifier mais aussi augmenter les doses d’antibiotique, le tout au risque de sélectionner finalement des souches pathogènes résistantes, rendant le cheptel plus vulnérable et présentant de surcroît de graves risques pour la santé humaine.

En effet, le recours massif aux antibiotiques dans les élevages hors sol contribue au phénomène d’antibiorésistance apparu antérieurement et indépendamment. En effet, l’usage sans cesse accru d’antibiotiques en médecine humaine a eu pour effet pervers de favoriser par sélection l’apparition de souches résistantes parmi les bactéries pathogènes qu’elles étaient censées combattre. Déjà repéré dans des hôpitaux londoniens en 1946 après usage des premiers antibiotiques, le phénomène n’a fait que s’amplifier par après jusqu’à devenir un véritable problème de santé publique à partir des années 1970 notamment aux Etats-Unis, en faisant apparaître des formes de tuberculose, de paludisme, de pneumonies, de choléra, etc., incurables parce que résistantes à tout traitement. « En 2019, la mort de 5 millions de personnes dans le monde aurait été liée à des bactéries résistantes aux antibiotiques » selon une étude publiée par The Lancet en 2022 (Faure et Reinert, 2023b).

Le phénomène, qualifié par l’OMS de « pandémie silencieuse » a été aggravé par l’abus d’antibiotiques, utilisés sans contrôle médical ou sans utilité médicale (par exemple administrés contre des affections virales, par exemple de simples rhumes, contre lesquelles ils sont inefficaces). S’il a été mis fin à ces abus en médecine humaine, il n’y en a pas au sein des établissements d’élevage intensif (notamment de bovins et de porcs). Or les manifestations de résistance des bactéries aux antibiotiques les plus courants ne cessent de se multiplier dans les élevages. Ce qui est doublement menaçant pour la santé humaine. Car on sait qu’il existe des transmissions bactériennes de l’animal à l’homme, par contact, par l’alimentation mais aussi par l’environnement (par exemple les émanations des lisiers répandus) :

« En 2020, il a encore été trouvé aux Pays-Bas et au Danemark que des souches de Staphylocoques dorés résistants aux antibiotiques, isolés à l’hôpital, provenaient en fait d’élevages de porc. Des exemples de salmonelles à l’origine d’infections alimentaires et résistantes aux antibiotiques provenant elles aussi d’élevages ont également été documentés » (Id.).

Et « cette transmission de résistance est d’autant plus critique que 80% des antibiotiques sont communs en santé humaine et animale » (Id.) Or, pour l’instant, il n’existe aucune réglementation internationale sur l’usage des antibiotiques dans les élevages. Si l’Union européenne s’est avancée dans ce sens, elle n’a pas été suivie par les Etats-Unis qui en font toujours un usage massif : « Outre Atlantique, les élevages consomment deux fois plus d’antibiotiques d’intérêt médical que la santé humaine » (Id.).

Mais la plus grave menace que fait peser l’élevage intensif hors sol sur la santé humaine n’est pas de nature bactérienne mais de nature virale. On ne peut en effet qu’être frappé par la multiplication et l’accélération des pandémies virales qui ont quadruplé au cours de cinquante dernières années. Les exemples les plus notables en sont celle du VIH/sida déclenchée à partir de 1981, aujourd’hui difficilement contenue mais non disparue qui aura provoqué une recrudescence de la tuberculose (notamment en Asie) ; celle du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) (novembre 2002 – juillet 2003) occasionné par un coronavirus ; celle de la grippe aviaire en 2004 due au virus H5N1 ; celle de la grippe A (H1N1) en 2009 ; celle du MERS-CoV qui sévit au Moyen-Orient depuis 2012 ; celle de la grippe aviaire A (H7N9) apparue en 2013 ; enfin celui de la Covid-19 apparue en Chine en décembre 2019 pour se répandre rapidement de par le monde.

Or ces maladies émergentes sont, pour la plupart d’entre elles, des zoonoses ; c’est le cas par exemple de l’ensemble des grippes aviaires. Une zoonose est une maladie transmise à l’homme par des animaux, non pas tant des animaux sauvages que des animaux d’élevage, qui peuvent avoir été contaminés par des animaux sauvages mais qui jouent le plus souvent un rôle clef dans les mutations des virus qui les rendent transmissibles à l’homme et virulents.

« Concernant les IAHP [influenzas (grippes) aviaires hautement pathogènes] justement, une équipe internationale d’épidémiologistes a montré en 2018 la place des élevages de volailles dans l’émergence de nouveaux virus. Selon leurs travaux, depuis 1959, sur trente-neuf conversions de virus faiblement pathogènes en virus hautement pathogènes (une étape décisive dans la dynamique d’une épidémie), tous sauf deux ont été signalés dans des systèmes de production commerciale de volailles. Les chercheurs montrent aussi que les 127 réassortiments génétiques entre virus faiblement et hautement pathogènes recensés (autre étape épidémique décisive) ont eu lieu dans des pays où les systèmes de production avicole passaient de la basse-cour aux systèmes de production intensive » (Faure et Reinert, 2023a).

Les mêmes conclusions valent pour d’autres élevages intensifs tels que ceux des porcs, des animaux à fourrure (visons), etc. De plus, certains des animaux d’élevage jouent le rôle de « récipient de mélange » en étant co-infectés par des virus grippaux et aviaires, mélange qui dynamise les mutations de ces virus qui les rendent contagieux et virulents pour les êtres humains. Favorisent ces processus de mutations et de transmissions virales la grande taille des cheptels, leur concentration spatiale, leur homogénéité génétique (ce sont souvent des animaux sélectionnés dans une seule et même race ou dans des races voisines, choisis parce qu’ils grossissent et se reproduisent plus vite, en même temps, etc.), leur contact régulier avec des êtres humains : on retrouve toutes les caractéristiques propres à l’élevage hors sol.

Dans ces conditions, la prochaine pandémie virale risque bien d’être celle de l’IAHP H5N1, une grippe aviaire décelée dans les élevages géants de poulets, canards et oies du Sud-Est asiatique en 1997, dont l’agent est devenu de plus en plus virulent au fil des mutations, qui a déjà contaminé depuis plus de 400 espèces d’oiseaux, dont le premier cas de contamination de mammifères (un élevage visons) a été signalé durant l’hiver 2023, avant que ce soient les fermes à fourrure finlandaises qui l’aient été durant l’été dernier, conduisant à l’abattage forcé de 120 000 animaux (renards, visons, chiens viverrins) (Id.).

Ainsi, de quelque côté qu’on se tourne, en « forçant » la nature à ne pas produire ce qu’elle produit spontanément et à produire a contrario ce qu’elle ne produirait pas spontanément, l’agriculture capitaliste est une source de catastrophes écologiques qui menacent non seulement l’intégrité des écosystèmes, la diversité biologique mais les conditions sanitaires même de l’existence humaine.

Notes

[5] Hormis leurs usages curatifs éventuels, les antibiotiques servent dans les élevages industriels de compléments alimentaires permettant d’accélérer la prise de poids des animaux. Simultanément, leur vertu prophylactique permet d’économiser la main-d’œuvre qui serait nécessaire pour prendre soin des animaux et l’espace dédié à ces derniers en les entassant.

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