Tiré d’À l’encontre.
12 octobre 2023
Par Alain Bihr
Un militant de Greenpeace proteste contre l’utilisation indiscriminée de pesticides agricoles devant le Congrès national du Brésil le 4 octobre 2023.
L’élimination des « nuisibles »
En agriculture capitaliste, ces espèces sont couramment combattues par le recours massif aux pesticides. Au sens large, ce sont des substances (naturelles ou artificielles, souvent produites dans ce dernier cas par la chimie de synthèse) destinées à les éliminer ou, du moins, à en limiter la prolifération. En ce sens, le terme désigne aussi bien des herbicides (luttant contre les adventices), des insecticides (luttant contre les insectes ravageurs mais aussi contre les arthropodes qui ne sont pas des insectes), des fongicides (luttant contre les champignons) et des parasiticides (dirigés notamment contre les vers, les pucerons, etc.). Là encore, il s’agit donc de séparer des espèces que la nature tend spontanément à réunir.
Dès le XIXe siècle, l’agriculture européenne et nord-américaine a eu recours à des pesticides issus de la chimie minérale (exemple : la fameuse bouillie bordelaise, mélange de sulfate de cuivre et de chaux, pour lutter contre des champignons s’attaquant à la vigne et à la pomme de terre). Et déjà s’élaborent les premiers pesticides issus de la chimie organique de synthèse (exemple : le fameux DDT synthétisé dès 1874 par Othmar Zeidler à Strasbourg, bien que ses propriétés insecticides n’aient été identifiées qu’en 1939 par Paul Hermann Müller, employé de la firme Geigy de Bâle, ce qui lui a valu le prix Nobel de médecine en 1948, en dépit du fait que le DDT allait se révéler rapidement un biocide hautement cancérigène). Les pesticides actuels sont pour la plupart des produits de l’industrie pétrochimique. Leur usage s’est surtout développé après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de ce qu’on a appelé la « révolution verte » dont ils ont été une composante essentielle, en contribuant à l’augmentation de la productivité du travail agricole (accroissement des rendements). A l’heure qu’il est, leur production est dominée au niveau mondial par quatre grandes firmes : la chinoise ChemChina (qui a acheté la suisse Syngenta, résultant elle-même de la fusion des activités agrochimiques de Novartis et AstraZeneca), l’allemande Bayer (qui a absorbé l’états-unienne Monsanto et la branche agrochimique de la franco-allemande Aventis), DuPont de Nemours après sa fusion avec Dow Chemical, toutes deux états-uniennes, enfin l’allemande BASF.
L’usage de ces pesticides dans l’agriculture capitaliste (à la hauteur de plusieurs centaines de substances actives différentes) n’a cessé d’augmenter au cours des dernières décennies en dépit des réglementations visant à les limiter ou même à les interdire. Entre 2000 et 2012, leur quantité utilisée s’est accrue de 36% pour stagner depuis lors. L’Asie à elle seule en a absorbé plus de la moitié en 2019 (52%), suivie par les Amériques (33%) ; ce sont aussi ces deux continents qui en utilisent le plus par hectare cultivé (plus de 3,5 kg/ha), suivis par l’Océanie (plus de 2 kg/ha) et l’Europe (1,5 kg/ha), l’Afrique fermant le ban (0,4 kg/an), avec de fortes disparités régionales au sein de chaque continent cependant (FAO, 2021 : XII, 7). La France est la première utilisatrice de pesticides en Europe (sa consommation représente le tiers de la consommation européenne totale) et la quatrième dans le monde après le Brésil, les Etats-Unis et le Japon (Séralini, 2012 : 23).
En fait, l’agriculture capitaliste ne peut se passer de recourir de manière massive et accrue aux pesticides tout simplement parce qu’elle est elle-même responsable de la prolifération des « nuisibles » et qu’elle est par conséquent engagée ainsi dans une course sans fin contre eux. Est ici en cause tout d’abord son recours excessif aux engrais qui favorise tout aussi bien les adventices parasitaires que les plants cultivés auxquels sont en principe destinés les épandages – là où le recours au sarclage, au paillage ou au « brûlis » ou encore celui à des cultures mixtes (par exemple du trèfle cultivé sous du blé) pourraient être plus efficaces. En modifiant l’acidité du sol, les engrais peuvent de même favoriser certaines maladies des racines. Par ailleurs, l’agriculture intensive stimule le développement de certains agents pathogènes (virus, champignons, bactéries) : une croissance plus rapide de la plante conduit à un couvert végétal plus précoce et plus dense, partant à des conditions d’humidité plus favorables aux champignons mais aussi à certains insectes. Enfin, la monoculture extensive stimule la diffusion rapide d’un facteur pathogène, là où la biodiversité (spatiale mais aussi temporelle) constitue au contraire un frein à cette diffusion, comme on le verra encore. Et ce d’autant plus que la monoculture n’offre pas un habitat favorable aux prédateurs naturels des agents pathogènes.
Les effets désastreux de l’usage des pesticides sont désormais bien répertoriés (cf. Nicolino et Veillerette, 2007, sur le cas français). A commencer dans l’agriculture elle-même. Ainsi, l’utilisation les SDHI (acronyme de l’anglais succinate dehydrogenase inhibitor : inhibiteur de la succcinate déshydrogénase ou complexe II de la chaîne respiratoire) nuisent ainsi gravement aux lombrics, dont les effets d’ameublement, d’aération, d’hydratation et d’entretien de la microbiologie des sols sont désormais documentés. Certains pesticides (de la classe des néonicotinoïdes, notamment le Gaucho et le Régent) ont tué en masse abeilles et autres pollinisateurs et ont provoqué l’effondrement de la production de miel avant d’être interdits – mais d’autres néonicotinoïdes continuent à être autorisés et largement utilisés. En s’accumulant dans les sols (les sols recueillent couramment 90% des pesticides utilisés), leurs résidus tendant à dégrader leur microfaune et leur biodiversité et finalement à produire des légumes et fruits de moindre qualité. S’ajoute à cela que, d’une part, les pesticides tendent à favoriser le développement de résistances de la part des organismes attaqués et donc à réduire leur propre efficacité tandis que, d’autre part, ils favorisent souvent le développement de nouveaux « nuisibles » en éliminant leurs antagonistes naturels. Double effet pervers qui nécessite de recourir régulièrement à de nouvelles substances, souvent plus dangereuses encore, en un véritable cercle vicieux sans cesse aggravé. C’est ainsi qu’en France, entre 1934 et 1972, on est officiellement passé de 236 espèces classées parasites des cultures (dont 140 espèces d’insectes) à 643, soit près de trois plus (dont 278 espèces d’insectes, soit deux fois plus) (Nicolino et Veillerette, 2007 : 115). Et, au-delà de ces effets pervers, c’est un vrai cercle vicieux systémique qui s’instaure :
« (…) les agriculteurs ont besoin d’un pesticide pour éliminer un insecte devenu ravageur parce que les “mauvaises” herbes sur lesquelles il vivait ont été éliminées par les herbicides, lesquels ont été introduits pour supprimer le sarclage mécanique, lequel est interdit par l’augmentation de la densité de plantation, laquelle a été accrue parce que les plantes ont été sélectionnées pour leur productivité à haute densité, laquelle leur permet de tirer parti de l’utilisation massive d’engrais à bas prix, laquelle rend les plantes encore plus appétissantes aux ravageurs et ainsi de suite » (Berlan, 2001 : 47-48).
Un cercle vicieux qui fait le bonheur de l’industrie chimique productrice des pesticides, dont le chiffre d’affaires ne fait qu’augmenter : « les ventes mondiales d’herbicides ont totalisé 39 milliards de dollars en 2021 et (…) elles devraient atteindre 49 milliards de dollars d’ici à 2027. Les chiffres équivalents pour les insecticides sont de 19,5 milliards de dollars et de 28,5 milliards de dollars » (Angus, 2023 – IV).
Au-delà de l’agriculture, l’usage des pesticides de synthèse entraîne des phénomènes de pollution de l’air (lors de leur épandage), des sols et des aquifères (par lessivage) au point de rendre imbuvable l’eau réputée légalement potable dans de nombreuses localités et régions, pollution qui contamine nécessairement un grand nombre de fruits et de légumes que nous consommons. Leurs effets sanitaires sont souvent catastrophiques, tant sur la flore et la faune sauvages ou cultivées que sur l’homme. Outre les dangers sanitaires que leur épandage implique pour les agriculteurs eux-mêmes et les populations environnantes, leurs résidus présents dans l’environnement et jusque dans notre alimentation menacent la santé publique en général[4]. Car nombre d’entre eux sont des cancérigènes ou des perturbateurs des systèmes endocrinien et immunitaire avérés par de multiples études ; certains sont ainsi soupçonnés d’être responsables d’une recrudescence des cas d’infertilité (baisse de la quantité et de la qualité du sperme), d’autres de provoquer des troubles cognitifs et des maladies neurodégénératives (comme la maladie de Parkinson, la maladie d’Alzheimer, la maladie de Creutzfeldt-Jakob) par leurs effets neurotoxiques, etc. Le glyphosate (principal herbicide, commercialisé par Monsanto, maintenant Bayer, sous le nom de Roundup) est cancérigène. Les fongicides du type SDHI s’attaquent à la fonction respiratoire des champignons mais aussi, outre à celle des lombrics, celle des abeilles et d’autres insectes encore et, plus largement, de tous les vivants en milieu aérien, dont l’être humain (Nicolino, 2021). Quant à la dioxine directement présente dans certains pesticides ou produite par leur dégradation, elle est à la fois à la fois cancérigène, neurotoxique, perturbateur des systèmes endocrinien et immunitaire et tératogène : en somme, tout pour… déplaire.
Mais peut-on en définitive s’en étonner ? Il suffit pourtant d’être attentif à l’étymologie du mot pesticide, formé à partir de deux racines latines : pestis qui signifie fléau (il a donné peste en français) et caedere qui signifie tout simplement… tuer. Comment l’épandage de masse énorme de produits fait pour tuer des champignons (fongicides), des végétaux (herbicides) et des animaux (insecticides) pourrait-il ne pas finir par tuer des êtres humains, autrement dit se révéler aussi homicides ? On comprend que les multinationales de l’agrochimie aient tenu, dans une inversion typique de la novlangue, à qualifier ces poisons de produits phytosanitaires ou phytopharmaceutiques, sous le prétexte qu’ils contribueraient à la santé des plantes de manière prophylactique ou curative !
Il existe pourtant des alternatives sérieuses aux pesticides issus de la chimie organique de synthèse. Trois voies peuvent être suivies en la matière. La première consiste tout simplement à exploiter et stimuler les défenses naturelles des plantes. Comme tous les vivants, les végétaux produisent leurs propres substances défensives qui peuvent les préserver (plus ou moins) contre certains de leurs agresseurs potentiels, prédateurs ou agents pathogènes, sans quoi ils n’auraient pas résisté à l’épreuve de la sélection naturelle au cours de l’évolution. Ainsi, contre les insectes mâcheurs (type chenilles, sauterelles, etc.), ils peuvent aussi synthétiser des polymères, la lignine, qui érigent une barrière physique à leur agression. Contre des acariens, ils sont capables d’élaborer des toxines, des répulsifs et des protéines qui contrarient leur digestion et même des composés volatils qui « alertent » des prédateurs de ces insectes. Les plantes synthétisent aussi leurs propres « antibiotiques » (dérivés réactifs de l’oxygène, oxyde nitrique, acide salicylique, enzymes, phytoalexine, etc.) qui peuvent provoquer la mort (nécrose) de la partie déjà infectée de la plante pour limiter la progression de la maladie ou même tuer directement les agents pathogènes. Et ces réactions de défense ne se limitent pas aux seules zones de la plante qui font l’objet d’une agression actuelle (résistance locale) mais sont capables de se diffuser dans toute la plante pour lui permettre de faire face à une agression potentielle (résistance systémique).
Certaines des substances participant à ces mécanismes de défense sont d’ailleurs utilisées de longue date comme biopesticides. Ainsi de certains alcaloïdes, tels la nicotine contenue dans le tabac ou la vératrine extraite d’une plante commune dans les Balkans, toutes deux excellents insecticides malheureusement aussi toxiques à certaines concentrations pour les mammifères ; ou des pyrèthres, contenus notamment dans les chrysanthèmes, très efficaces contre les poux et peu toxique pour les mammifères ; de certaines huiles végétales, telle celle de colza, utilisée contre les ravageurs du maïs, des vergers et des légumes ; ou encore l’huile de neem (margousier), dont les vertus insecticides et nématicides sont exploitées par les paysans du sous-continent indien de manière ancestrale. Toute une branche de phytopharmacie travaille actuellement à identifier, évaluer et doser les molécules actives au sein de ces substances pour en tirer de nouvelles générations de biopesticides (Philogène, Regnault-Roger et Vincent, 2008).
Par ailleurs, la capacité qu’ont les plantes de développer des mécanismes de défense contre des prédateurs ou des agents pathogènes ouvrent la voie à l’élaboration de « stimulateurs de défenses naturelles » (SDN) via la connaissance des processus biochimiques mis en œuvre par ces mécanismes. Ces derniers jouant un rôle analogue à celui du système immunitaire des mammifères, il s’agit en somme de les déclencher ou de stimuler de manière préventive ou curative comme lors d’une vaccination. De tels SDN ont déjà été mis au point, tels l’harpine, une protéine d’origine bactérienne, employée avec succès sur un grand nombre de cultures ; idem en ce qui concerne des extraits d’algues ou de lierres. Mais les mécanismes de défense des végétaux ne nous sont encore que partiellement connus et laissent augurer d’autres possibilités encore de les potentialiser à l’avenir (Pajot et Regnault-Roger, 2008 ; Suty, 2010 : 152-155).
En deuxième lieu, il s’agit là encore de jouer des vertus de la biodiversité. Celle-ci accroît en effet la capacité des végétaux de se défendre globalement (collectivement en somme) contre les « nuisibles » en diversifiant le bagage génétique disponible, donc en enrichissant le potentiel de réaction des végétaux à leur agression. Des rotations entre céréales d’hiver et de printemps permettent de « casser » les cycles végétatifs et de réduire le « stock » de graines dans le sol. Et le même principe peut être mis en œuvre dans l’espace : on peut limiter la propagation des bioagresseurs en organisant des mosaïques de cultures et en introduisant des hétérogénéités dans le paysage agricole.
Reste en dernier lieu la possibilité de recourir à la lutte biologique. Celle-ci se fonde sur l’utilisation d’organismes antagoniques (ou de leurs produits) des « nuisibles », non pas nécessairement dans le but d’éliminer radicalement ces derniers (ce qui est le plus souvent impossible et n’est même pas toujours souhaitable) mais d’en limiter la prolifération à un niveau écologiquement soutenable et économiquement supportable. C’est donc « une stratégie pour restaurer la biodiversité fonctionnelle des écosystèmes par reconstitution ou augmentation des populations de prédateurs des espèces nuisibles dont on veut diminuer la population » (Suty, 2010 : 10). Ces organismes antagoniques, appelés auxiliaires dans la lutte biologique, ne sont pas nécessairement des prédateurs au sens propre (des organismes qui ne nourrissent des « nuisibles »), comme des insectes (par exemple des coccinelles prédatrices du puceron ou de la cochenille, des guêpes prédatrices de la pyrale du maïs, des punaises prédatrices de chenilles ou de thrips, du papillon Cactobastis cactorum prédateur du cactus-raquettes, de l’acarien Typhodromulus aripo qui s’attaque avec bonheur à un autre acarien parasite du manioc) mais aussi des batraciens, des reptiles, des oiseaux. Il peut s’agir aussi de parasitoïdes : des insectes ou des nématodes (vers) dont les larves se développent aux dépens des « nuisibles » ; ou de compétiteurs qui limitent leur accès à leurs ressources en espace, lumière, oxygène, aliments, partenaires sexuels, etc.
La lutte biologique peut aussi recourir à des biopesticides. Des pesticides biochimiques ; par exemple des phéromones spécifiques qui désorientent les mâles et limitent les accouplements, donc la reproduction de l’espèce cible jusqu’à pouvoir provoquer son extinction. Des pesticides microbiens : bactériens (exemple : Bacillus thuringiensis synthétise des cristaux protéiques qui, ingérés par l’insecte parasite : teigne du poireau, doryphore, noctuelle, pyrale du buis, etc., provoque une paralysie de son système digestif) ; cryptogamiques (exemple : des conidies capables d’infecter des insectes) ; ou viraux (exemple : les baculovirus ont un tropisme spécifique pour les invertébrés et certains sont utilisés avec succès dans la lutte contre les ravageurs de forêts de feuillus). Ces biopesticides présentent de multiples avantages : ils sont souvent moins chers que les pesticides conventionnels ; ils sont efficaces à petite dose ; ils possèdent une sélectivité remarquable envers leurs cibles ; ils sont biodégradables et ne laissent aucun résidu ; pour toutes ces raisons, ils sont moins globalement moins écotoxiques que les pesticides produits par la chimie de synthèse.
On devine cependant que la lutte biologique est une stratégie difficile à mettre en œuvre. Dans la mesure où elle vise à établir ou rétablir un équilibre au sein d’un écosystème en y renforçant un des éléments constitutifs (un des organismes parties prenantes de cet écosystème) ou en y introduisant un élément nouveau (un organisme allochtone), il faut évidemment veiller à ce que cette action ne nuise pas à d’autres éléments présents dans ce même écosystème au point d’y provoquer de nouveaux déséquilibres voire de menacer l’écosystème tout entier. Elle suppose donc des études préalables tenant compte des caractéristiques du biotope et de la dynamique des populations qui le composent et un suivi attentif aux résultats obtenus. (A suivre)
Notes
[4] « Selon le ministère de l’Agriculture, des résidus de pesticides sont détectés dans 30,2 % des cas pour les carotte, 23 à 44 % pour les endives (selon les années), 45,8 % pour les prunes, 40 % pour les concombres, 28,3 % pour les poireaux… » s’agissant de fruits et légumes traités avec des pesticides (Séralini, 2010 : 152).
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