Tiré d’Orient XXI.
À mi-chemin entre l’autobiographie et l’Histoire, Le Cri de la pierre est un recueil de mémoires qui donnent à lire la vie de la « poétesse de la Palestine » dans le contexte sociohistorique qui a vu advenir la tragédie palestinienne depuis une centaine d’années, de 1917, l’année de sa naissance et de la déclaration Balfour jusqu’au début des années 2000 avec la seconde Intifada. Cependant, même si le choix d’écrire sous la forme nommée « mémoires » exclut théoriquement la seule « écriture de soi », Fadwa Touqan inscrit l’histoire de son combat personnel pour exister en tant que femme de lettres dans une époque et un milieu peu propices, et dans l’histoire de la lutte des Palestiniens pour la reconnaissance de leurs droits.
Cette réédition par L’Asiathèque rassemble en un seul volume Le rocher et la peine, publié en 1997 et Le Cri de la pierre, publié en 1998, rendant ainsi plus sensible l’imbrication de l’histoire de l’émancipation d’une jeune femme dans l’Histoire de la Palestine et des Palestiniens au XXe siècle.
Les « seigneurs de la famille »
Le rocher et la peine raconte comment Fadwa Touqan s’est libérée du « moule d’acier dans lequel nous enferme la famille, […] les coutumes qu’il est difficile d’enfreindre, les traditions dépourvues de bon sens et qui emprisonnent la jeune fille dans un monde d’absurdités […] » pour devenir l’une des rares voix féminines de la poésie palestinienne.
Car, comment fait-on pour devenir poétesse quand on est une jeune fille née en 1917 dans le milieu aisé de Naplouse pour lequel l’enfermement des filles sous la houlette d’une cheikha dévote et glaciale dans la grande et belle demeure familiale est une règle qui souffre peu d’exceptions ?
Fadwa Touqan a souffert en tant qu’enfant non désirée dans sa famille traditionnelle, avec un père despotique et une mère soumise de dix enfants. Elle naît à Naplouse, dans l’actuelle Cisjordanie occupée, en 1917. Elle grandit dans la Palestine mandataire, assiste à la création d’Israël, et vit dans un pays en guerre. Dans sa famille aussi, c’est la guerre. Sous l’autorité de son père et de l’un de ses frères, Youssef, elle est interdite dès l’âge de treize ans d’aller à l’école. Le motif ? Un jeune homme a essayé de lui offrir une rose. Elle relate cet épisode majeur de sa vie et la violence de la sanction et de sa condition : « Tu ne sortiras plus que le jour de ta mort, lorsque nous t’emmènerons au cimetière. » Dès lors, son histoire devient celle de « la lutte d’une graine aux prises avec la terre rocailleuse et dure. C’est l’histoire d’un combat contre la sécheresse et la roche. » Les « seigneurs de la famille », ainsi qu’elle les appelle, « s’habillaient à l’européenne, parlaient le turc, le français et l’anglais, mangeaient avec des fourchettes et des couteaux, tombaient amoureux ; puis ils se mettaient à l’affût, prêts à intervenir si l’une d’entre nous voulait affirmer sa personnalité […]. » Elle décrit des personnalités « scindées en deux », moitié progressistes, moitié conservatrices et machistes, objet de sa profonde révolte et cause de sa propre dislocation en écho.
L’un des aspects les plus intéressants de ce premier volume réside dans le portrait de la communauté bourgeoise de Naplouse dans les années 1930 et 1940, une communauté qu’elle qualifie de « peu cultivée », aux yeux de laquelle elle passe pour « une créature anormale et antisociale ».
« Dans les jarres du peuple »
Ibrahim Touqan (1905-1941), un autre de ses frères, est l’un des fondateurs du courant nationaliste et révolutionnaire de la poésie palestinienne dans les années 1930. Son poème Mawtini (ma patrie) a été repris par le compositeur libanais Mohamed Fleyfel et est connu dans tout le monde arabe et est aujourd’hui considéré par de nombreux Palestiniens comme leur hymne national. Cet enseignant en littérature arabe à l’École nationale An-Najah puis à l’université américaine de Beyrouth est celui qui la sauva de « l’effondrement intérieur », selon ses propres mots. D’abord par les manifestations de son affection et ses encouragements, puis en lui enseignant très sérieusement la poésie arabe classique pendant plusieurs années.
Les premières poésies de Fadwa sont des élégies. Sans surprise, la jeune fille commence par s’exprimer sur le mode majeur de la plainte, tout en « recherchant ce qu’on appelle la solennité du style et de l’éloquence », avant de découvrir et d’adopter le vers libre sous l’influence des poètes modernistes Ibrahim Naji, Al-Shabbi, Ali Mahmoud Taha et Al-Tijani, ainsi que de la poétesse « d’avant-garde » Nazik Al-Malaika : « J’abandonnai la forme allongée et le rythme régulier du vers classique, et me consacrai à la poésie nouvelle ». Cette poésie nouvelle est d’emblée une littérature de résistance, laquelle s’exprime en vers libres, délivrée des contraintes de la prosodie classique, comme une métaphore de l’aspiration révolutionnaire.
En avril 1936, c’est la grève générale et le début de la rébellion contre les Britanniques qui durera trois ans. Pour elle, cette grève signe le début de la lutte politique et armée à laquelle participeront les masses populaires. Si elle décrit le quotidien sous la répression coloniale britannique à cette époque, elle avoue sa frustration et son impuissance. Elle ne connaîtra l’engagement, « son intensité et sa douceur », que bien plus tard, après la guerre de juin 1967 et l’occupation israélienne qui lui fait prendre conscience de son identité « sociale ».
- C’est seulement à l’ombre de cette occupation, lorsque j’ai commencé à lire mes poèmes devant des foules, que j’ai saisi la valeur et le sens véritable de la poésie qui fermente et vieillit dans les jarres du peuple.
Après la défaite arabe de 1967 et l’occupation de la Cisjordanie et de la Bande de Gaza par Israël, sa poésie devient politique. Elle décrit alors son peuple, et sa belle ville de Naplouse qui se consume en vain et qui n’a de cesse d’armer le bras « des enfants des pierres ».
« Les Martyrs de l’Intifada »
Faisant suite à Le Rocher et la peine, le deuxième volume des mémoires de Fadwa Touqan, Le cri de la pierre, donne son titre à la publication. Tout commence au premier jour de la guerre israélo-arabe de 1967, le 5 juin. Elle rapporte l’atmosphère de ces journées « funestes » à Naplouse, la résistance, la défaite et la chute totale de la Cisjordanie, de Gaza, du Golan et du Sinaï. Puis c’est le temps paradoxal d’une vie culturelle riche et foisonnante en pays occupé, des nombreux échanges et rencontres avec d’autres poètes, écrivains, artistes, « pour qui la politique et l’appartenance à un parti étaient une question de survie — la leur, celle du pays et de l’être humain », malgré les efforts persistants des autorités israéliennes pour empêcher tout rapprochement intellectuel entre Palestiniens. Que de fois, écrit-elle, « ayant été invitée à participer à quelque manifestation littéraire nationaliste, à Nazareth ou à Jérusalem, je me suis heurtée, et me heurte encore, aux ordres militaires m’interdisant de quitter Naplouse ce jour-là précisément. »
La poétesse y évoque ses amis, palestiniens et israéliens, la compréhension et le soutien qu’ils lui ont toujours témoigné. Elle détaille — non sans ironie — deux rencontres avec Moshé Dayan qui souhaite lui « parler de poésie », avant et après celle avec Gamal Abdel Nasser qui veut savoir l’objet de son entretien avec le ministre de la défense israélien, lequel se demande à son tour ce que le président égyptien a bien pu lui confier. Elle relate également ses entretiens avec Anouar el-Sadate et Yasser Arafat à qui elle formule le vœu de voir la paix s’instaurer au Proche-Orient.
Même si les trois dernières pages portent sur la conférence de Madrid de 1991 et les espoirs de paix vite déçus, le récit mémoriel se clôt juste avant sur l’Intifada des pierres avec le célèbre poème intitulé « Les Martyrs de l’Intifada », qui prend une nouvelle résonance aujourd’hui :
- […]
- Ils sont morts debout
- Illuminant le chemin
- Scintillant comme des étoiles, baisant la bouche de la vie
- Regarde-les au loin, ils embrassent la mort pour notre survie,
- Ils montent dans les cieux, dans les yeux du monde
- Aux cordes du sang versé
- Ils montent, ils montent, ils montent
- La mort traîtresse ne s’emparera pas de leur cœur
- L’image de la renaissance et de la nouvelle aube
- Les accompagne sur le chemin du martyre
- Regarde les aigles de l’Intifada
- Ils nouent la terre sacrée au ciel ! (« Les Martyrs de l’Intifada »)
Fadwa Touqan meurt à Naplouse le 12 décembre 2003. Elle a reçu de nombreux prix littéraires tels que le Prix international de poésie à Palerme (Italie), le prix Jérusalem pour la culture et le Prix des lettres par l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) en 1990, le Prix des Émirats arabes unis la même année ainsi que le Prix d’honneur palestinien pour la poésie en 1996. Ses recueils de poèmes n’ont malheureusement jamais été publiés en français.
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