Tiré de Médiapart.
On les reconnaît à la couleur très noire de leurs vêtements. Les manifestant·es les craignent tout particulièrement et les ont surnommés, curieusement dans un persan très littéraire, très châtié, en rupture avec leur terrible brutalité : les « siah djameghan » – « noirs vêtus ». Ils désignent les Nopo, acronyme des Forces spéciales de la garde provinciale, une unité créée par le gouvernement, en principe pour les opérations anti-terroristes et les prises d’otages.
S’ils sont ultra-violents, les « noirs vêtus » ne sont pas les unités les plus redoutées participant à la répression des manifestations nées de la mort de Mahsa Amini, une jeune femme de 22 ans, à la suite d’un tabassage par la police des mœurs pour un hidjab (foulard) mal ajusté – elles se sont traduites, selon l’agence de presse officielle Fars, par la mort d’une soixantaine de personnes, dont dix policiers, et un millier d’arrestations. Une autre brigade est considérée comme plus terrible encore : les Nakhsa, l’acronyme des Forces spontanées des terres islamiques.
Cette unité proclame que sa seule « loyauté » va au Guide suprême Ali Khamenei et au mythique général Qassem Soleimani, le défunt chef de la force Al-Qods (Jérusalem), les brigades d’intervention sur les théâtres extérieurs des Pasdaran (gardiens de la révolution), tué en janvier 2020 par une frappe américaine à Bagdad.
Selon la BBC persane, cette brigade n’a été enregistrée nulle part et personne ne sait de quel commandement elle relève mais son logo (un fusil à lunette traversant un globe terrestre sur fond jaune), qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui du Hezbollah libanais, suggère qu’elle est une émanation du corps des Pasdaran.
Une vidéo témoigne de son engagement dans la guerre civile syrienne, ce qui confirme son affiliation à l’armée idéologique du régime. Si elle effraye autant, c’est parce que les protestataires affirment qu’elle compte dans ses rangs des tireurs embusqués capables de tirer dans la foule.
D’une façon générale, on reconnaît les forces de répression dans l’orbite des Pasdaran à la couleur pois chiche de leurs uniformes.
Le gros des troupes est d’abord formé des miliciens du bassidj, un corps créé en 1979, au lendemain de la révolution islamique, qui maillent tout le territoire iranien et qui, depuis 2007, ont été intégrés au sein des gardiens de la révolution, ce qui les placent sous leur contrôle. Certains d’entre eux portent des vêtements civils afin de pouvoir se mêler aux manifestant·es, distinguer les meneurs et procéder à des arrestations.
Les Pasdaran en embuscade
Mais la révolte iranienne doit aussi affronter bien d’autres forces de répression, notamment à Téhéran : les différentes polices, celle des quartiers mais aussi des unités de voltigeurs à moto, qui s’emploient à la dispersion des manifestant·es, puis à les traquer pour les isoler et les matraquer ; une unité d’infanterie des forces spéciales, à qui l’on doit l’utilisation de fusils de chasse – on peut voir sur des vidéos des dos de manifestants criblés d’impacts de plombs. S’ajoutent les etelaati, les services de renseignement, omniprésents en Iran, qui ont des unités d’intervention.
Sans oublier les gardan kolof, littéralement « les cous épais », nom donné aux voyous, que les bassidj embrigadent pour leurs basses besognes et qui, comme la plupart des miliciens, viennent des quartiers les plus défavorisés.
À ce jour, l’armée proprement dite des Pasdaran n’est pas encore intervenue en dépit de ses menaces de provoquer prochainement un bain de sang. Constitués en 36 corps d’armée répartis sur l’ensemble du territoire, ceux-là bénéficient d’une grande autonomie, tant au niveau de leur commandement que de leurs ressources propres – ils contrôlent des pans entiers de l’économie dans la plupart des 31 provinces iraniennes. En 2017 et 2019, leur intervention avait été décisive dans l’écrasement des révoltes, au prix de centaines de morts.
La présence de ces unités, qui agissent à la fois sur les théâtres intérieurs et extérieurs à l’Iran, permet aussi de renforcer les rumeurs selon lesquelles ceux qu’on appelle « les bassidj régionaux », soit les milices chiites formées par l’Iran au Liban, à l’image du Hezbollah, ou en Irak, comme Asaïb Ahl Al-Haq (la « ligue des détenteurs du droit »), participent à la répression ou seraient sur le point de le faire. Rien n’indique que ces rumeurs soient fondées, c’est même peu probable, mais elles sont destinées à faire peur aux manifestant·es qui craignent d’autant plus ces groupes qu’ils viennent du monde arabe et sont donc censés haïr les Perses.
Lasers et ambulances, outils de répression
Si, à l’exception du Kurdistan, les forces gouvernementales ont fait jusqu’à présent un usage moindre de leurs armes à feu que lors des précédentes révoltes – quelque 1 500 morts pendant le « novembre sanglant » de 2019, selon un bilan de l’agence Reuters –, les manifestant·es s’inquiètent de l’utilisation de plus en plus fréquente du laser qui, selon eux, sert à les cibler avant un tir. Ils dénoncent aussi l’emploi abusif par le régime des ambulances, à la fois pour transporter des renforts et les protestataires arrêtés.
Au total, ce sont des dizaines de milliers de policiers, de miliciens et de soldats qui sont mobilisés – leur nombre, même approximatif, n’est pas connu – sous l’autorité de l’état-major général des forces armées. Mais ces forces échouent à venir à bout d’un mouvement, essentiellement composé de manifestant·es très jeunes, de 18 à 25 ans, qui opèrent dans tout l’Iran, très mobiles et très déterminés, qui se regroupent souvent autour des universités – même les petites villes iraniennes voire les bourgades ont des universités –, comme les dortoirs des garçons à Téhéran. À l’inverse, les forces de l’ordre montrent des signes de fatigue et certaines apparaissent handicapées par leur équipement trop lourd.
« La République islamique est un millefeuille institutionnel où se chevauchent les champs de compétence de la justice, du ministère de l’intérieur, de la défense, des renseignements, des Pasdaran… Cela fonctionne lorsque le pays est en paix, mais par temps de crise les problèmes de logistique et de commandement s’en trouvent aggravés, surtout dans un contexte d’affaiblissement du régime du fait des luttes internes pour la succession du Guide suprême », souligne Clément Therme, chargé de cours à l’université Paul-Valéry de Montpellier et spécialiste de l’Iran.
Sous les turbans, les képis
Cette galaxie de forces chargée de la répression témoigne aussi de la militarisation sans fin de la République islamique depuis 1980, date du début de la guerre Iran-Irak, lorsque les forces révolutionnaires sont venues pallier les insuffisances de l’armée iranienne mal en point depuis la chute du shah et le départ pour l’exil de nombre de ses officiers.
Si les Pasdaran ont toujours pesé lourd dans la vie politique, économique et sociale du pays, leur prépondérance apparaît aujourd’hui sans frein. Ils l’ont montré de façon singulière, en janvier 2020, quand après avoir abattu par erreur un appareil ukrainien au décollage de l’aéroport de Téhéran, causant la mort de 176 personnes, ils n’avaient même pas daigné en avertir Hassan Rohani, le président iranien de cette époque.
- Nous sommes arrivés à un point de rupture entre la population et l’establishment.
- - Clément Therme, spécialiste de l’Iran
Désormais, son successeur, Ebrahim Raïssi, a peu ou prou la même proximité avec les Pasdaran que le Guide suprême, relié à eux par un lien organique. Ancien procureur adjoint d’Iran, puis procureur général, et enfin chef du système judiciaire (de 2019 à 2021), Raïssi a toujours montré, dès l’âge de 17 ans, son acharnement à punir la moindre dissidence. En 1988, il avait fait exécuter quelque 5 000 prisonniers politiques, moudjahidines du peuple et militants de gauche essentiellement, ce qui explique notamment sa popularité dans les franges les plus dures du régime.
Aussi, tout en ayant le haut rang d’ayatollah et la qualité de vice-président de l’Assemblée des experts, une instance supérieure chargée de désigner ou de révoquer le Guide de la révolution, l’actuel président iranien apparaît-il, à la différence de ses prédécesseurs, comme une émanation des principales forces de répression de la République islamique : le système judiciaire et le corps des Pasdaran.
Le Parlement ayant été totalement marginalisé ces dernières années, de même que les grands centres religieux, ces deux institutions incarnent la victoire de l’aile militaire du régime sur les factions plus modérées. Elles constituent aussi la dernière de ses fondations.
« Avec Raïssi et son successeur à la tête de l’institution judiciaire, Mohseni Ejei, nous avons un appareil qui est en totale symbiose avec le corps des gardiens de la révolution. Ce sont des képis qui se cachent sous des turbans pour gouverner l’Iran », s’alarme le politiste Ahmad Salamatian, ancien député et vice-ministre des affaires étrangères au début de la République islamique, qui accuse « le bourreau » Raïssi d’avoir fait partie d’un commando qui avait mission de le tuer à cette époque dans la ville de Hamadan.
C’est donc à des ennemis absolument impitoyables que les jeunes manifestant·es sont confronté·es.
« Comme nous avons d’un côté une jeunesse sous le leadership de femmes dynamiques, et, de l’autre, une gérontocratie pétrifiée, avec des leaders de plus de 80 ans, qui vit dans un monde parallèle, on ne voit aucune possibilité de réconciliation, insiste Clément Therme. Nous sommes arrivés à un point de rupture entre la population et l’establishment. C’est l’essence même du régime qui est contestée. La répression en 2019 a fait 1 500 morts mais n’a pas empêché la contestation de revenir. »
Le même chercheur ajoute : « Comme il n’y a aucune solution politique possible, le régime n’a d’autre choix qu’une fuite en avant. Il sera dans l’obligation d’organiser une répression totale pour rester au pouvoir. Mais en réagissant sur le plan sécuritaire, il va affaiblir encore sa capacité à satisfaire les besoins socioéconomiques du pays. Même si le régime perdure, il y aura un nouveau cycle de contestations, dans un mois ou un an. Il n’est plus en capacité d’empêcher la confrontation et de nouvelles manifestations. »
À présent, à côté du slogan qui proclame « les femmes, la vie, la liberté » et a accompagné le mouvement dès ses débuts, un nouveau leitmotiv vient de se faire entendre dans les rues du pays : « Nous nous battrons, nous mourrons mais nous reprendrons notre Iran. » Ce ne sont donc plus des réformes, dont la fin du port du voile obligatoire, qui sont exigées par les manifestant·es mais la fin du régime, même au prix de leur vie. L’atmosphère en Iran est devenue pré-révolutionnaire.
Jean-Pierre Perrin
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