Pour la troisième fois, la commission européenne se livrait à cet exercice. Au vu des résultats économiques de la zone euro, des prévisions encore exécrables de l’OCDE qui promet à l’Europe la récession tout au long de 2013, sa position était attendue. Toutes ses prévisions ont été démenties. La politique conduite en Europe a mené à une crise sans précédent, aboutissant à la plus spectaculaire destruction sociale et de richesses depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
La commission allait-elle en parler ? Pas un mot ne figure sur cette question. Discrètement, elle a confirmé avoir accordé une année supplémentaire aux Pays-Bas et au Portugal, et deux années de plus à l’Espagne, la France, la Pologne et la Slovénie pour revenir dans les clous des fameux 3 % de déficit budgétaire. Elle ne pouvait faire moins : les objectifs étaient irréalistes.
Mais ceux qui voulaient y voir un changement de cap risquent d’être déçus. Rien ne bouge à Bruxelles. La commission reste persuadée de la pertinence de ses analyses. La croyance dans les saintes écritures n’a pas évolué à Bruxelles.
Pour en juger, il suffit de lire ce que Bruxelles écrit sur l’Espagne (l’Irlande, la Grèce, le Portugal et Chypre ayant été mis hors jeu, pour cause de plan de sauvetage européen). Si Madrid s’enfonce dans la dépression, si les déficits et l’endettement du pays sont bien supérieurs à ce qui était prévu, en dépit de toutes les mesures prises par le gouvernement espagnol, ce n’est pas en raison d’erreurs d’appréciation de la commission et de la troïka mais des insuffisances dans la mise en œuvre du plan européen en Espagne. « L’ajustement est en cours, mais l’ampleur des corrections nécessaires implique une action politique forte sur la durée, pour les marchés des produits et des services, le marché du travail, le secteur financier », écrit-elle.
La commission nous replonge dans un univers orwellien. Nous voilà ramenés cinquante ans en arrière, au temps du stalinisme triomphant, où si le communisme échouait, ce n’était pas en raison de sa doctrine mais des insuffisances dans son application. Ancien maoïste, José Manuel Barroso en a gardé la tournure d’esprit : l’important est le dogme, quel qu’il soit, et d’en respecter la prescription à la lettre.
Mettant entre parenthèses la règle d’or des 3 % de déficit, inatteignable pour l’instant, la commission européenne se rabat désormais sur son autre obsession : les réformes structurelles (lire notre article détaillé). Ce sont les « seules susceptibles de ramener la croissance à long terme ». Entre-temps, la commission promet au moins dix ans d’austérité et de difficultés. Qu’importe ! Tous les pays de la zone euro sont priés, sans en référer ni à leur parlement, ni à leur population, de suivre sans tarder ce nouveau catéchisme.
La réforme des retraites
La France étant considérée comme le test de résistance à la doxa libérale européenne, la commission s’est particulièrement attardée sur son cas. Cette année, elle est bien plus précise que d’ordinaire dans les recommandations adressées à Paris. C’est notamment le cas de la réforme des retraites. La commission préconise une date – des mesures doivent être prises « d’ici à la fin de l’année 2013 pour équilibrer durablement le système de retraite en 2020 au plus tard » – et liste les outils à privilégier.
Rien que du très attendu : « En adaptant les règles d’indexation » (plus automatiquement calculées sur l’inflation), « en augmentant encore l’âge légal de départ à la retraite et la durée de cotisation pour bénéficier d’une retraite à taux plein » (même si Paris a obtenu que Bruxelles ne précise pas quel âge), « et en réexaminant les régimes spéciaux ». Ces quatre pistes ont toutes déjà été évoquées par François Hollande et figurent au menu des négociations prévues fin juin entre les syndicats patronaux et de salariés. Bruxelles précise, toujours dans la même veine libérale, qu’il faut éviter « une augmentation des cotisations sociales patronales », et ne dit rien ni sur la pénibilité, ni sur les carrières longues, ni sur les inégalités hommes/femmes.
Cette vision sur l’indispensable réforme des retraites est dispensée à d’autres. La Belgique est priée d’« accentuer ses efforts pour combler l’écart entre l’âge légal et l’âge effectif de départ à la retraite » en supprimant les systèmes de départ anticipé et en réformant son système afin de lier l’âge légal avec l’espérance de vie. La Finlande a bien fait une réforme des retraites en 2005 visant à porter l’âge légal de la retraite à 62,4 ans en 2025. Mais ce n’est pas suffisant, selon la commission. « L’âge légal de départ à la retraite pourrait s’avérer trop bas. » Il est donc demandé à la Finlande de remettre une nouvelle réforme en chantier.
Même les Pays-Bas ne trouvent pas grâce aux yeux de la commission. Le gouvernement a mis en place un relèvement progressif de l’âge légal de la retraite, le portant de 65 ans à 67 ans d’ici en 2023, comme en Allemagne. Mais cela est encore jugé non satisfaisant. Il faut encore réformer un système jugé trop coûteux par la commission, notamment les soins pour les personnes âgées au coût bien trop élevé à ses yeux. La notion de solidarité entre les générations n’a pas lieu d’être manifestement à Bruxelles. Les vieux, improductifs, coûtent toujours trop cher.
Le marché du travail
Le deuxième pilier des réformes, c’est naturellement le marché du travail, toujours beaucoup trop rigide, selon la commission. On serait tenté de dire par définition, selon les critères de la théorie libérale de Bruxelles. Tout règlement, toute loi étant considérés comme une entrave, et une nuisance à la compétitivité. Comme le rappelait Paul Jorion dans une chronique au Monde, à suivre la logique du moins-disant, celle-ci ne peut conduire qu’à s’aligner sur les salaires du Bangladesh. Mais cette critique ne semble pas effleurer la commission.
La France doit donc « poursuivre la réduction du coût du travail » (en baissant encore les cotisations patronales et/ou en « déplaçant la charge fiscale sur le travail vers les taxes environnementales »), limiter la hausse du salaire minimum, lutter « contre la segmentation du marché » du travail (« trop rigide » aux yeux de Bruxelles), encourager « le retour à l’emploi » par une réforme des allocations chômage, promouvoir l’apprentissage…
Toujours plus de réforme du travail
La Belgique est priée d’en finir rapidement avec son « système de fixation des salaires, y compris l’indexation » et de mettre en place « des mesures structurelles » afin d’instaurer « des corrections automatiques lorsque l’évolution des salaires nuit à la compétitivité ». La Finlande est jugée aussi avoir des coûts salariaux élevés. Les partenaires sociaux sont donc invités à s’asseoir rapidement à une table et trouver un accord. La commission en a déjà indiqué le contenu : reconduire l’accord de modération salariale au moins pendant trois ans.
L’Espagne qui a entrepris une importante réforme du travail, abaissé ses salaires, aurait pu obtenir au moins une certaine reconnaissance. Mais non. Compte tenu des chiffres catastrophiques du chômage en Espagne – 27% de taux de chômage, dont 54 % pour les jeunes de moins de 25 ans –, il est jugé qu’elle n’en a pas assez fait. Là aussi, ce ne sont pas les règles qui sont mauvaises, mais leur mise en œuvre. Il convient que Madrid planche encore : le gouvernement espagnol est donc sommé de « finaliser l’évaluation de la réforme du marché du travail pour juillet 2013 au plus tard, et si nécessaire, d’y apporter des modifications pour septembre ». Objectif : poursuivre la réforme du travail encore trop rigide.
Le même reproche est adressé à l’Italie. La commission juge que Rome n’en a pas fait assez. Là toujours, le gouvernement italien est prié de mettre en place rapidement les réformes annoncées pour donner plus de flexibilité au marché du travail italien.
En contrepoint, la commission recommande pratiquement à tous de remettre en cause leur système d’indemnisation du chômage. Trop généreux – par nature ? –, il constitue un obstacle majeur pour inciter les chômeurs à retrouver très vite du travail.
Les professions réglementées
Poursuivant sa chasse aux rigidités, les professions réglementées sont une des autres bêtes noires de la commission. Elles constituent un obstacle à un marché où doit régner la concurrence libre et non faussée.
La France est donc priée de s’attaquer à ces organisations. Elle doit remettre en cause les règles régissant l’installation des taxis, des médecins, des notaires, des avocats, des vétérinaires. Toutes ces professions réglementées étant considérées comme un obstacle à la liberté du marché. De même, il lui est demandé de renoncer à ses règles sur les installations commerciales, la vente à perte : la grande distribution étant jugée comme un des grands vecteurs de performance économique, si l’on en croit ses recommandations.
Même l’Allemagne se fait épingler sur ces questions. Ses réglementations sur l’installation dans les professions artisanales, dans le commerce de détail, sont jugées comme des freins à la croissance.
Les mêmes avis sont adressés à l’Italie, à l’Espagne, à la Belgique et autres. Partout, la chasse aux médecins, notaires, avocats est ouverte. Dans sa recommandation à la Lituanie, pourtant peu encombrée par les règles, la commission dévoile une de ses arrière-pensées : l’État reste le problème, quel que soit le domaine de compétence. Elle préconise ainsi d’instaurer rapidement des lois sur la médiation et l’arbitrage. Comme en Italie d’ailleurs. En clair, il est temps la justice étatique s’efface devant une justice privatisée des affaires, qui, dans la discrétion, sait si bien trancher les différends entre les grands groupes.
Les services publics
C’est une autre marotte de la commission européenne. Ils sont toujours considérés comme des obstacles, et des centres de gabegies. Là encore, la France est une cible privilégiée. Il lui est donc demandé d’ouvrir le secteur de l’énergie à la concurrence, de revenir sur les « tarifs réglementés du gaz et de l’électricité » ou d’en finir avec le monopole de la SNCF sur le transport des passagers à l’intérieur de l’Hexagone.
Mais ces recommandations se retrouvent formulées dans presque tous les pays. En Allemagne, en Espagne, en Italie, en Belgique, la concurrence dans l’énergie comme dans les transports est jugée insuffisante. En Pologne, en Espagne, en Belgique, il est aussi demandé d’en finir avec les tarifs réglementés, considérés comme des subventions insupportables.
Alors que la commission européenne a imposé depuis quinze ans des réformes de ces marchés, qui se sont toutes révélées coûteuses et inefficaces, et réalisées au détriment de la sécurité des approvisionnements et des consommateurs, pourquoi ne s’interroge-t-elle pas sur l’échec de sa politique de libéralisation et les résistances à cet égard des pays ? Mais là encore sa réponse est toute faite : si cela n’a pas fonctionné comme prévu, c’est que les règles n’ont pas été appliquées.
La fiscalité
Se sentant autorisée désormais à donner son avis sur tout, la commission a bien sûr une opinion avancée sur la fiscalité. Elle recommande à la France de réduire le taux des impôts sur le revenu et sur les sociétés, selon la grande tradition libérale. La redistribution ne fait pas partie de ses principes. Ainsi, elle appelle à revenir sur les taux réduits de TVA, essentiellement destinés aux produits de première nécessité, les taxes écologiques et autres impositions indirectes.
Sa recommandation adressée à la Lituanie résume sa conception de la fiscalité : tout sur les populations, rien sur les entreprises. Elle presse le gouvernement lituanien, censé pourtant être un des bons élèves européens, de « réduire la fiscalité pesant sur les bas salaires et les entreprises en la réorientant vers des domaines tels que les droits d’accises, les taxes foncières récurrentes et/ou les taxes environnementales ». Aux Pays-Bas il est signifié de revoir une fiscalité bien trop favorable à l’immobilier et aux particuliers. Le gouvernement italien est aussi pressé de revenir sur les nouvelles taxes foncières et immobilières, comme il s’y est engagé, et d’abaisser la fiscalité sur les entreprises.
On pourrait continuer ainsi la liste. En un mot la commission demande à l’ensemble des gouvernements européens de renoncer à toute politique, à leurs usages, leur culture, leurs traditions en vue de construire l’univers radieux pour le grand business européen. Si sa politique échoue lamentablement comme depuis le début de la crise, elle n’aura bientôt plus qu’une solution : demander la dissolution des peuples européens.