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États-Unis

États-Unis : vivre la campagne électorale en étant immigré latino sans papiers

26 août 2016 | tiré de mediapart.fr

Le nombre d’immigrés illégaux aux États-Unis est estimé à 11,3 millions, dont la moitié en provenance du Mexique. Un chiffre énorme qui suscite l’incompréhension et alimente la rhétorique haineuse du candidat républicain Donald Trump. Afin de mieux cerner la réalité derrière les statistiques, nous nous sommes rendus dans la région de Long Island, à l’est de New York, autour d’une petite ville surnommée « Little Salvador ». 

Quand il a fait campagne dans l’État de New York pour les élections primaires du parti républicain, Donald Trump s’est rendu dans la ville de Patchogue, à Long Island, l’île de 190 km de long qui s’étend à l’est de New York. Un lieu où son discours populiste anti-immigration, en faveur de la construction d’un mur le long de la frontière américano-mexicaine, du renvoi des étrangers en situation irrégulière et d’une remise en cause du droit du sol, allait à la fois séduire et raviver de vieilles blessures. Cette grande banlieue new-yorkaise, mêlant zones rurales, rurbaines et îlots de luxe, a attiré plusieurs vagues d’immigrés hispaniques depuis quarante ans, des Salvadoriens fuyant la guerre civile dans les années 1980, les tremblements de terre de 2001, jusqu’aux familles et enfants souhaitant échapper à la violence des gangs d’Amérique centrale depuis deux ans.

La cohabitation entre locaux et immigrés n’a jamais été facile dans cette région conservatrice. La situation est tendue, parfois elle dégénère. En 2008, Marcello Lucero, un jeune immigré équatorien, était tué à coups de couteau par un groupe d’adolescents de Patchogue qui menaçaient et agressaient des Hispaniques depuis déjà plusieurs mois. La presse nationale s’empara de l’affaire, on découvrit alors que la police locale avait systématiquement fermé les yeux sur les agissements de ces jeunes. Des responsables locaux démissionnèrent, des réformes des pratiques policières furent promises, certaines entérinées, mais il n’y eut que peu de changement. Huit ans plus tard, Donald Trump sait qu’il dispose ici d’une petite base électorale prête à le soutenir (même si l’État de New York vote en grande majorité démocrate et n’a pas élu de candidat républicain à la présidentielle depuis Ronald Reagan en 1984).

Le jour du meeting du candidat en avril, « le mot est passé dans la communauté hispanique de rester à la maison », nous confie José Hernandez, bibliothécaire. « La tension est montée d’un cran depuis le début de la campagne, la parole haineuse se fait moins discrète. J’ai l’impression de découvrir l’Amérique telle qu’elle devait être avant le mouvement pour les droits civiques », estime Gabriella Andrade, 24 ans, employée de l’association new-yorkaise de défense des droits des migrants Make The Road. Même le Ku Klux Klan s’y sent bienvenu : ces derniers mois, des tracts de l’organisation suprématiste blanche ont été déposés à plusieurs reprises sur les pare-brise de voitures garées dans Patchogue.

Si nous sommes venus dans le comté de Suffolk, au milieu de l’île de Long Island, c’est donc pour mieux comprendre les débats qui traversent la société américaine sur la question migratoire, et surtout pour mieux cerner la réalité de l’immigration illégale derrière le portrait statistique. Le nombre d’immigrants en situation irrégulière est estimé à 11,3 millions, ce qui représente 3,5 % de la population américaine. 49 % d’entre eux sont d’origine mexicaine selon le Pew Research Center.

Nous avons pris la direction de Brentwood, enclave latino située à quelques kilomètres de Patchogue. 65 % de la population locale est d’origine hispanique selon le recensement de 2010, et une majorité vient du Salvador, ce qui vaut à l’endroit le surnom de Little Salvador. Personne n’est capable d’expliquer pourquoi cette ville-là plutôt qu’une autre a attiré les Salvadoriens, si ce n’est que les Portoricains avant eux, à partir des années 1950, y ont tissé un solide réseau d’associations de soutien aux migrants hispanophones, auquel s’est ajouté un réseau dense d’églises hispaniques, facilitant l’arrivée de Sud-Américains. Le regroupement familial fait le reste. On vient à Brentwood et dans les environs pour rejoindre un membre de sa famille.

Santos, 17 ans, a ainsi retrouvé sa sœur Wendy, 30 ans, il y a à peine un an. Nous les rencontrons tous les deux dans les bureaux de Carecen, une association locale de défense des réfugiés d’Amérique centrale nichée au-dessus d’une épicerie latino, au bord d’une route nationale. Originaire de La Union, au Salvador, Santos est arrivé illégalement aux États-Unis en 2015 comme des milliers d’adolescents fuyant l’Amérique centrale cette année-là. Selon les autorités américaines, quelque 69 000 enfants du Salvador, du Honduras et du Guatemala sont arrivés par la frontière mexicaine en 2014, au pic de la crise. Celle-ci est en grande partie le résultat de la guerre des gangs ultraviolente qui fait rage en Amérique centrale. Au premier semestre de 2015, la république salvadorienne comptabilisait ainsi plus de 4 500 morts par homicide. Un jour d’août, « ma mère m’a dit : “Ce soir, tu pars.” C’est elle qui a tout organisé. Elle a eu trop peur que les gangs me fassent du mal », raconte Santos en espagnol.

« Il pourrait nous renvoyer là-bas »

Un mois et demi plus tard, Santos arrivait à la frontière séparant le Mexique du Texas. « J’ai traversé le fleuve Rio Grande à la nage, de nuit, avec une autre personne, c’était effrayant », poursuit-il. Il se fait arrêter dès qu’il foule le sol américain. Comme la loi l’exige pour les mineurs, il ne reste pas plus de trois jours en centre de détention. Il est ausculté, vacciné, placé dans un foyer avant d’être récupéré par son tuteur, en l’occurrence un « cousin dont j’avais le numéro de téléphone » qui vit dans l’État de New York. Il lui paye son billet d’avion depuis le Texas et l’aide à retrouver sa sœur, elle aussi sans-papiers, installée à Brentwood depuis plus de dix ans. Le comté de Suffolk est ainsi le troisième à avoir reçu le plus de mineurs non accompagnés en provenance d’Amérique centrale, derrière la région de Houston, au Texas, et celle de Los Angeles, en Californie. 
 
Santos nous montre fièrement ses tennis neuves. « C’est impossible d’en avoir des comme ça au Salvador, c’est trop cher. » Il parle de son envie d’étudier afin « de devenir cuisinier, pourquoi pas ? », et de ses projets de tour du monde, de la Californie à l’Europe. Sa sœur Wendy le regarde d’un air bienveillant et temporise. Elle rappelle qu’ils n’ont tous les deux qu’un permis de travail temporaire obtenu depuis quelques semaines seulement (ce qui leur donne droit à un numéro de sécurité sociale, le sésame pour entamer la plupart des démarches administratives).

Elle craint l’élection de Donald Trump : « Il pourrait nous renvoyer là-bas. » À vrai dire, à ce jour, difficile de comprendre ce que veut le candidat républicain. Après avoir martelé un message anti-immigration pendant quinze mois, il vient brusquement de changer de ton cette semaine en laissant entendre qu’il pourrait envisager la légalisation d’illégaux « payant leurs impôts ». La proposition semble semer la confusion jusque dans son propre camp, sa porte-parole, Katrina Pierson, indiquant que seuls « les mots changeaient », pas les propositions…

Aujourd’hui, ce qui permet à Wendy et Santos de rester sur le sol américain, c’est le cadre juridique mis en place sous l’administration Obama. Ne pouvant lancer un programme de régularisation massive, celle-ci a permis au coup par coup à certains groupes de sans-papiers d’obtenir un titre de séjour temporaire.

En effet, depuis vingt ans, aucune réforme majeure n’a pu être entérinée en raison de la radicalisation du camp républicain sur le sujet et de désaccords politiques indépassables au Congrès. La grande réforme annoncée par Barack Obama en 2014, qui devait permettre à quelque 4 millions d’illégaux d’obtenir sous certaines conditions un titre de séjour et d’accéder progressivement à la citoyenneté (lire ici), a été bloquée par la Cour suprême.

À défaut d’avancées significatives, l’administration s’en est donc tenue à des mesures de consolation. Il y eut par exemple en 2012 la décision d’accorder un sursis à des jeunes sans-papiers arrivés enfants aux États-Unis en leur accordant un permis de travail de deux ans renouvelable, ce dont a pu bénéficier Wendy (arrivée quand elle avait 14 ans). Il y eut encore la décision de suspendre les reconduites à la frontière d’enfants clandestins de moins de 30 ans venus d’Amérique centrale (mais pas du Mexique), ce dont a bénéficié Santos. Des décisions qui par ailleurs contrebalancèrent la politique de répression de cette même administration, laquelle a battu des records d’expulsions d’illégaux (400 000 par an lors du premier mandat de Barack Obama). 

Au bout du compte, comme en témoigne l’histoire de Santos et de Wendy, des statuts migratoires très divers coexistent généralement au sein d’une même famille. C’est le résultat d’un empilement de lois et de réformes si nombreuses qu’elles en deviennent incompréhensibles pour les non-initiés. « À Long Island, beaucoup de locaux n’y comprennent rien et ne s’y intéressent pas. La distinction entre illégaux, légaux et statuts temporaires leur importe peu, ni la différence entre les nationalités. Ils estiment seulement qu’il y a trop d’Hispaniques, tous considérés comme étant mexicains, que c’est la faute des autorités fédérales et qu’eux en souffrent au niveau local », estime Lauren Shimmons, professeur d’anglais au sein de l’association Carecen, qui se dit « déterminée à expliquer à (s)es compatriotes qu’une mère envoyant son enfant traverser le Rio Grande à la nage est une mère désespérée ». « Nous avons un devoir moral d’aider ces gens », conclut-elle.

Perpétuel recommencement

Les tensions suscitées ici par la scolarisation des jeunes Centraméricains illustrent bien ses propos. La loi fédérale prévoyant que tout enfant a le droit à une éducation primaire et secondaire quelle que soit sa situation ou celle de ses garants, les écoles du comté de Suffolk ont dû faire face à un afflux d’élèves. Sans y être préparées.
Iris Gonzales,19 ans, stagiaire chez Carecen, peut en témoigner. Née dans la région de parents illégaux, la jeune Américaine – en vertu du droit du sol – vit avec sa mère dont elle compte bien se porter garante dès qu’elle aura 21 ans afin que celle-ci obtienne enfin des papiers. « Cela fera plus de vingt ans qu’elle vit et travaille ici. En ce moment, elle est employée par une société locale de gestion de déchets hospitaliers », précise-t-elle, détaillant quelques-unes des techniques des entreprises pour éviter les contrôles (notamment en renouvelant la main-d’œuvre très régulièrement et en misant sur l’engorgement des services administratifs censés vérifier le statut légal des travailleurs). Iris a fait toute sa scolarité à Brentwood.

« En 2015, l’école s’est mise à déborder. Les élèves restaient dans les couloirs, on n’arrivait même plus à accéder aux salles de classe », raconte-t-elle. Pas assez d’espace, ni d’enseignants formés à l’enseignement bilingue anglais-espagnol, et surtout pas de financements suffisants pour s’adapter à l’arrivée massive de jeunes migrants… L’État de New York a en effet la particularité de laisser aux municipalités et comtés la responsabilité de voter le budget alloué à leurs écoles publiques (à la différence de la Californie, par exemple, où l’État vote et répartit le budget annuel en fonction du nombre d’élèves). Cela signifie que le contribuable du comté de Suffolk a eu l’impression de devoir financer du jour au lendemain l’éducation de milliers de jeunes sans-papiers, autrement dit de payer de sa poche les choix de l’administration Obama avec lesquels il n’était pas forcément d’accord. La réalité a beau être plus compliquée, des enveloppes fédérales et étatiques ayant été débloquées, la prise en charge de ces jeunes a provoqué un houleux débat qui est loin d’être clos.
 
Et ce n’est pas nouveau : le comté a connu exactement les mêmes tensions dans les années 1990 lors de l’arrivée de Salvadoriens fuyant la guerre civile. Cette impression d’un perpétuel recommencement laisse José Hernandez désabusé. « Nous faisons du surplace, les mêmes problèmes surgissent, les mêmes promesses politiques sont faites, s’ensuivent les mêmes déceptions. Les démocrates ne font pas beaucoup mieux que les autres, je ne crois pas que de régler le sort des millions d’illégaux qui vivent dans ce pays soit vraiment une priorité », juge ce jeune Latino, né sur le sol américain d’un père mexicain et d’une mère salvadorienne, tous deux en situation irrégulière. « J’ai grandi en les voyant avoir peur du moindre contrôle policier, travailler sept jours sur sept, se faire soigner par un ami immigré diplômé de médecine et travaillant comme maçon… Vivre dans le système D, constamment », raconte-t-il.

Il fait aujourd’hui partie de ceux qui lient activité professionnelle et militantisme : la bibliothèque de Patchogue est un lieu clé de soutien et d’intégration des immigrés. Y sont dispensés des cours d’anglais. José propose également d’aider les migrants sans-papiers dans leurs démarches administratives ou encore dans la rédaction de CV. « Quand je les croise dans la rue ou à la laverie, nombre d’entre eux me disent qu’ils n’osent pas venir, de peur de voler quelque chose aux locaux. Ils préfèrent rester invisibles, repliés dans leur bulle communautaire. On parle pourtant de gens qui sont souvent là depuis des décennies, qui ont créé des petites entreprises en tout genre, sont des gardiens d’enfants, des cuisiniers, des tuteurs pour les exercices de maths. Il y a même un journaliste vénézuélien qui se fait payer via Paypal pour éviter d’être repéré. Ils regorgent de créativité pour survivre ici », raconte-t-il.

Reste à les aider à s’organiser collectivement pour faire valoir leurs droits, ajoute-t-il. La campagne présidentielle en cours semble bien partie pour marquer un tournant : les associations hispaniques de la région enregistrent une nette hausse des inscriptions en cours d’anglais, des demandes de renseignements relatifs à l’acquisition d’un titre de séjour, ou encore de préparation au test de citoyenneté américaine, seule en mesure de donner le droit de vote. 

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