Tiré de A l’encontre.
La grève devait prendre fin le 9 septembre, jour anniversaire du grand soulèvement à la prison d’Attica à New York, également en 1971. La rébellion avait été écrasée dans le sang, lors d’une attaque massive ordonnée par le gouverneur Nelson Rockefeller, héritier milliardaire de la famille de l’industrie pétrolière. Cette intervention a encore accru la radicalisation de masse en mettant à la lumière les horreurs des prisons états-uniennes. [Voir sur le site de A l’encontre les articles publiés en date des 22, 24 et 25 août 2018]
La revendication centrale des mobilisations actuelles – qui vont d’arrêts de travail, à des grèves ainsi que des sit-downs (grèves sur le tas) et de grèves de la faim jusqu’aux boycotts des magasins des prisons – se concentre sur un objectif : mettre fin au travail esclavagiste en prison.
La plupart des habitants des Etats-Unis et d’ailleurs dans le monde ne savent pas que Constitution des Etats-Unis autorise l’esclavage dans les prisons. Le treizième amendement, qui a ratifié l’abolition de l’esclavage des Afro-Américains, gagnée lors de la Seconde révolution américaine (Guerre civile), contenait en effet une lacune funeste. Elle permettait l’esclavage des personnes condamnées pour un crime, c’est-à-dire des prisonniers, mais ne condamnait pas le fait de les réduire à l’esclavage.
Les lois Jim Crow dans le Sud
Presque immédiatement après l’abolition de l’esclavage, les Etats, en particulier ceux de l’ancienne Confédération, ont commencé à adopter des lois sur le vagabondage dans le but de rassembler d’anciens esclaves et vendre leur force de travail. Cela a été entravé à l’époque de la Reconstruction radicale [soit entre 1867 et 1877 durant laquelle une ample résistance d’Afro-américains s’est manifestée sur tous les plans : politique, social, accès à la terre, opposition aux différentes discriminations]. Mais la pleine réaction s’est manifestée lors de la contre-révolution à la Guerre civile qui a instauré les lois Jim Crow [lois imposant la ségrégation raciale dès 1877] dans le sud du pays. La suprématie blanche a créé un énorme secteur économique basé sur le travail de Noirs non libres, comme des groupes de prisonniers enchaînés dans les institutions pénitentiaires aussi tristement célèbres que la prison agricole de Parchman (Mississippi State Penitentiary), dans le comté de Sunflower (!), mais aussi la mise à disposition de cette main-d’œuvre pour des entreprises capitalistes privées qui faisait travailler à mort des prisonniers noirs.
L’esclavage carcéral fut également pratiqué dans le reste du pays, mais pas de manière aussi violente que dans le Sud régi par les lois Jim Crow.
Alors que le mouvement des Noirs dans les années 1960 et 1970 a renversé le système Jim Crow, l’esclavage carcéral s’est perpétué dans tout le pays.
L’action que mènent actuellement les prisonniers doit être considérée comme faisant partie du mouvement ouvrier, comme un mouvement d’une partie de la classe ouvrière, dont l’emploi en tant qu’esclaves abaisse les salaires et aggrave les conditions de travail de l’ensemble de la classe laborieuse.
Des prisonniers blancs sont également employés comme esclaves aussi bien dans les prisons, qu’en étant sous-traités à des entreprises. Or, 60 % des prisonniers sont afro-américains ou latinos, parmi eux 38 % sont des Noirs. Etant donné toute l’histoire du travail contraint des Noirs depuis l’esclavage jusqu’à ce jour, il n’est guère surprenant que les rapports qui parviennent aux organisations qui soutiennent les prisonniers en lutte depuis l’extérieur affirment que ce sont les Noirs qui ont pris l’initiative lors de ces mobilisations multiraciales.
Une grande partie du travail des détenus dans de nombreux établissements n’est pas rémunérée du tout, il s’agit donc carrément d’esclavage. Dans d’autres prisons, l’esclavage est à peine dissimulé par de piteux « salaires ».
Voici ce que rapportent certains prisonniers :
Anthony Forest : « Parce que je sais décaper les planchers, les cirer, enlever les chewing-gums du sol, j’ai commencé à le faire. On me paye 16 cents de l’heure. »
Darryl Aikens : « J’ai commencé comme serveur au comptoir, pour servir de la nourriture pour le petit-déjeuner et le dîner. Ensuite je suis devenu plongeur et j’ai fait l’entretien de la cuisine. Ce travail me rapportait 13 cents de l’heure. En travaillant je gagnais 20 dollars par mois, et les autorités pénitentiaires en prélevaient 55% à titre de remboursement (pour la nourriture, etc.) ».
Cole Dorsey : « La situation ressemble un peu à celle d’une plantation moderne, on cible spécifiquement les pauvres, et plus particulièrement les communautés les plus marginalisées, noires et brunes… »
Pour certains détenus, le « salaire » est plus élevé, atteignant même jusqu’à 2 dollars l’heure, mais une partie de cette somme est prélevée pour « remboursement ».
Les revendications
Outre la fin de l’esclavage, les détenus mettent en avant neuf revendications axées sur les conditions de détention et les droits des détenus. L’une d’entre elles est le droit de vote. Seuls deux Etats, le Vermont et le Maine, permettent aux prisonniers de voter. Dans les 48 autres, ils ne le peuvent pas. Etant donné qu’il y a environ 2,8 millions de prisonniers, cela fait beaucoup de personnes qui sont privées de leurs droits. Cela contraste avec le Canada et 14 pays européens, où les prisonniers peuvent voter et 16 autres pays où certains d’entre eux peuvent voter.
Quatre Etats – l’Iowa, la Floride, le Kentucky et la Virginie – refusent irrévocablement le droit de vote aux repris de justice, même après leur libération de prison. Six autres Etats appliquent les mêmes conditions pour certains repris de justice. D’autres refusent la liberté conditionnelle.
Etant donné que la majorité des prisonniers sont afro-américains ou latino-américains, le déni de leur droit de vote fait partie intégrante des lois racistes d’une majorité d’Etats qui réduisent progressivement les droits de vote que les minorités raciales ont obtenu lors de la radicalisation des années 1960.
Un facteur important de ce contexte est l’ampleur de la population carcérale aux Etats-Unis. Les statistiques sont bien connues. Alors que leur population n’inclut que 5% de la population mondiale, les Etats-Unis comptent 25% des prisonniers dans le monde. C’est le résultat d’une politique délibérée de la classe capitaliste au pouvoir, dirigée par les deux partis du grand capital (démocrates et républicains). De 1970 à 2005, la population carcérale a augmenté de 700 %. Elle demeure très élevée aujourd’hui.
L’un des principaux instruments utilisés par le gouvernement est la prétendue guerre contre la drogue. Bien qu’elle ait été lancée par les républicains, elle s’est fortement intensifiée sous l’administration démocrate (1993-2001) de Bill Clinton dans les années 1990, qui a vu une accélération du taux d’arrestations et de condamnations pour des infractions liées à la drogue, notamment pour simple détention de drogues et d’autres « crimes » non-violents.
Les Clinton faisaient partie de la vague de ceux qui craignaient le « crime noir », crainte qui s’est intensifiée dans les années 1990. Hillary Clinton a inventé l’expression « super-prédateurs » : soit de jeunes hommes noirs dépourvus d’humanité, s’attaquant aux Blancs. Sous l’égide de son mari, le président, une loi a été adoptée limitant le droit des prisonniers à demander réparation devant les tribunaux pour les mauvais traitements subis. L’une des revendications de la grève actuelle est justement l’abrogation de cette loi.
Lors des élections de 2016, la candidate Hillary Clinton a défendu l’expression « super-prédateurs », tout comme l’a fait son mari pendant qu’il faisait campagne pour elle, contre les protestations des manifestants de Black Lives Matter.
Etant donné le nombre très disproportionné de Noirs arrêtés, il y a là l’un des éléments clé d’un « The New Jim Crow ». Dans un livre portant ce titre, Michelle Alexander explique qu’il s’agit d’un nouveau système de caste, d’une nouvelle forme d’oppression nationale des Afro-Américains.
Cela va bien au-delà de la période de détention des Noirs. En effet, une fois libérés, le fait d’être des ex-détenus ainsi que le racisme institutionnalisé font qu’il est difficile pour les ex-détenus noirs de trouver un emploi convenable et de surmonter d’autres conséquences de leur incarcération. Il y a donc un grand nombre de Noirs qui restent enfermés dans ce système longtemps après avoir purgé leur peine.
Il est difficile d’obtenir toutes les informations sur la grève, car les autorités nient tout simplement qu’il se passe quelque chose dans leurs prisons, ou alors elles punissent les dirigeants des grévistes d’une manière qui rend difficile la communication avec l’extérieur.
Amani Sawari, une Afro-Américaine, est porte-parole de Jailhouse Lawyers Speak, un réseau de prisonniers qui ont étudié le droit à l’intérieur des prisons et qui aident à organiser la grève. Elle est maintenant sortie de prison et elle décrit les représailles contre les grévistes. Elle mentionne notamment deux dirigeants, Jason Walker et Comrade Malik, tous deux maintenus en cellule d’isolement.
« Comrade Malik n’a pas été autorisé à prendre sa douche. Ils font la grève de la faim. Jason Walker n’a pas eu le droit d’avoir du papier toilette, des serviettes ou d’avoir accès à une douche ou à des vêtements propres, cela en représailles pour sa participation à l’organisation de la grève au Texas. »
Amani Sawari explique que le 15 août Comrade Malik a été placé à l’isolement, ce qui est déjà reconnu internationalement comme étant une forme de torture, et cela à titre préventif. « Il est dans une cellule en béton alors qu’il fait plus de 100 degrés Fahrenheit [presque 38° Celsius] au Texas… Il ne sort qu’escorté, menottes aux poignets. Il n’a pas le droit de communiquer normalement avec l’extérieur. »
Jason Walker a écrit un article sur les conditions dans les prisons au Texas. « Après la rédaction de cet article, il a été placé à l’isolement. Mais même dans des groupes comme en Caroline du Sud, les prisonniers de la prison de McCormick font l’objet de fouilles au corps quotidiennes depuis le 20 août, c’est-à-dire la veille du jour où la grève a commencé.
« De plus, David Easley et James Ward, qui se trouvent dans la prison d’Etat de l’Ohio, l’établissement correctionnel de Toledo, n’ont pas le droit d’avoir des contacts avec l’extérieur. Ils sont aussi en cellule d’isolement. »
« Nous pouvons donc constater qu’au début il y avait des représailles contre les organisateurs individuels. Or, maintenant, nous voyons que lorsque les détenus se mettent debout et choisissent faire la grève, ils sont placés en cellule isolement pour essayer d’empêcher les prisonniers de se joindre au mouvement. Mais le feu se répand. Les détenus savent qu’existe un climat où ils peuvent se lever et se sentir soutenus. Il y a eu des marches et des rassemblements de solidarité dans au moins 21 villes à travers le pays. »
Ces hommes et ces femmes courageux qui agissent malgré les représailles ne méritent pas seulement notre appui. Nous devons commencer à éduquer le mouvement ouvrier et tous les travailleurs et travailleuses sur le fait que les prisonniers font partie de la classe laborieuse, et qu’il est dans l’intérêt de tous les travailleurs de les défendre. (Article envoyé par l’auteur ; traduction A l’Encontre)
[Les citations sont reprises, sous forme abrégée, à partir d’entretiens diffusés sur Democracy Now. La partie historique sur le treizième amendement et ses résultats est paraphrasée, avec des ajouts de ma part, d’une tribune publiée dans New York Times par Erik Loomis, professeur d’histoire à l’Université de Rhode Island – B.S.]
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