Édition du 17 décembre 2024

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Amérique du Nord

Etats-Unis. Quand l’industrie d’armement capture le Congrès

Le 13 mars, le Pentagone a présenté son projet de budget pour l’année fiscale 2024. Les résultats ont été – ou du moins auraient dû être – stupéfiants, même selon les normes d’un département (ministère) habitué à obtenir ce qu’il veut quand il le veut.

Le nouveau budget du Pentagone s’élèverait à 842 milliards de dollars. C’est le niveau le plus élevé demandé depuis la Seconde Guerre mondiale, à l’exception du pic des guerres d’Afghanistan et d’Irak, lorsque les Etats-Unis avaient près de 200 000 soldats déployés dans ces deux pays.

Tré de A l’Encontre
29 mars 2023

Par William Hartung

Un billion (1000 milliards) de dollars pour le Pentagone ?

Il est important de noter que les 842 milliards de dollars proposés pour le Pentagone l’année prochaine ne sont que le début de ce que les contribuables devront débourser au nom de la « défense ». Si l’on ajoute les dépenses sur les armes nucléaires du ministère de l’Energie et les petites dépenses militaires réparties entre d’autres agences, on arrive déjà à un budget militaire total de 886 milliards de dollars. Et si l’on se fie à l’année dernière, le Congrès ajoutera des dizaines de milliards de dollars à cette somme, tandis que d’autres milliards seront consacrés à l’aide d’urgence à l’Ukraine pour l’aider à repousser l’invasion brutale de la Russie. En bref, nous parlons d’une dépense totale possible de plus de 950 milliards de dollars pour la guerre et les préparatifs en vue d’une nouvelle guerre – à deux doigts, en d’autres termes, de la barre des 1000 milliards de dollars dont les fonctionnaires et les experts faucons ne pouvaient que rêver il y a à peine quelques années.

Le mobile ultime de cette énorme frénésie de dépenses réside dans une stratégie rarement commentée de surenchère militaire mondiale, comprenant 750 bases militaires états-uniennes disséminées sur tous les continents à l’exception de l’Antarctique, 170 000 soldats stationnés à l’étranger et des opérations « antiterroristes » dans au moins 85 – non, ce n’est pas une faute de frappe – pays (un décompte proposé par le projet « Costs of War », Watson Institute de l’Université de Brown). Pire encore, l’administration Biden semble se préparer à ce qu’il en soit encore plus. Sa Stratégie de défense nationale), publiée à la fin de l’année dernière, parvient à trouver un potentiel de conflit pratiquement partout sur la planète et appelle à se préparer à gagner une guerre avec la Russie et/ou la Chine, à combattre l’Iran et la Corée du Nord, et à continuer à mener une guerre mondiale contre le terrorisme, qui, ces derniers temps, a été rebaptisée « lutte contre l’extrémisme violent ». Une telle vision stratégique du monde est à l’opposé de l’approche « diplomatie d’abord » vantée par le président Joe Biden et son équipe au cours des premiers mois de son mandat. Plus grave, cette perspective est plus susceptible de servir de recette pour un conflit que de plan pour la paix et la sécurité.

Dans un monde idéal, le Congrès examinerait attentivement la requête de budget du Pentagone et mettrait un frein aux plans trop ambitieux et contre-productifs du ministère. Mais les deux dernières années suggèrent que, au moins à court terme, c’est exactement l’approche inverse qui nous attend. Après tout, les élu·e·s [Chambre des représentants et Sénat] ont ajouté respectivement 25 et 45 milliards de dollars aux exigences de budget du Pentagone pour 2022 et 2023, principalement pour des projets d’intérêt particulier basés dans les Etats ou les comtés où sont élus les membres clés du Congrès. Il faut s’attendre à ce que les faucons du Capitole fassent pression pour obtenir des augmentations similaires cette année encore.

Comment l’industrie de l’armement capture le Congrès

L’année dernière les 45 milliards de dollars supplémentaires alloués par le Congrès au budget initial du Pentagone sont parmi les plus élevés jamais enregistrés. Les rallonges comprenaient cinq chasseurs à réaction F-35 supplémentaires et une augmentation de 4,7 milliards de dollars du budget de la construction navale. Le Congrès a également ajouté 10 hélicoptères HH-60W, quatre avions EC-37 et 16 avions C-130J supplémentaires (pour un coût de 1,7 milliard de dollars). Certaines dispositions ont également empêché le Pentagone de retirer du service un large éventail d’avions et de navires plus anciens, notamment les bombardiers B-1, les avions de combat F-22 et F-15, les avions de ravitaillement en vol, les avions de transport C-130 et C-40, les avions de guerre électronique E-3, les hélicoptères HH-60W et les Littoral Combat Ships (LCS), relativement nouveaux mais désastreux, que leurs détracteurs qualifient de « petits navires foireux ».

Le lobbying visant à empêcher la Marine de retirer du service ces navires à problèmes constitue un cas d’école de tout ce qui pose problème dans le processus de présentation du budget du Pentagone à l’occasion des décisions qui en découlent au Congrès. Comme l’a souligné le New York Times (4 février 2023, mis à jour le 13) dans une analyse détaillée de l’histoire mouvementée du LCS, ce navire a été imaginé à l’origine comme un navire multi-missions capable de détecter les sous-marins, de détruire les mines anti-navires et de lutter contre le type de petites embarcations utilisées par des pays tels que l’Iran. Cependant, une fois produit, il s’est avéré inadapté dans chacune de ces tâches, tout en connaissant des problèmes répétés de motorisation qui ont rendu son déploiement difficile. Si l’on ajoute à cela l’opinion de la Marine selon laquelle les LCS seraient inutiles en cas d’affrontement naval avec la Chine, il a été décidé de retirer neuf d’entre eux de la circulation, même si certains n’avaient servi que quatre à six ans sur une durée de vie potentielle de 25 ans.

Les entrepreneurs et les autorités intéressés par les LCS se sont toutefois rapidement mobilisés pour empêcher la Marine de mettre les navires au rancart. Ils ont finalement sauvé cinq des neuf navires destinés à être retirés du service. Parmi les principaux acteurs figurait une association professionnelle représentant des entreprises ayant reçu des contrats d’une valeur de 3 milliards de dollars pour la réparation et l’entretien de ces navires sur un chantier naval à Jacksonville, en Floride, ainsi que sur d’autres sites aux Etats-Unis et à l’étranger.

Les principaux acteurs du Congrès engagés dans le sauvetage du navire étaient le représentant John Rutherford (républicain, Floride-FL), dont la circonscription comprend le chantier naval de Jacksonville, et le représentant Rob Wittman (républicain-Virginie), dont la circonscription comprend une importante installation navale à Hampton Roads où les travaux de maintenance et de réparation sur le LCS sont également effectués. Je suis certain que vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’en 2022, Rob Wittman a reçu des centaines de milliers de dollars en contributions pour sa campagne de la part de l’industrie de l’armement, y compris des dons substantiels de sociétés telles que Lockheed Martin, Raytheon et General Dynamics, qui jouent un rôle dans le programme LCS. Lorsqu’on lui a demandé si la campagne de lobbying en faveur du LCS avait influencé ses actions, il a répondu sans détour : « Je ne peux pas vous dire que c’était le facteur prédominant… mais je peux vous dire que c’était un facteur. »

L’ancienne représentante Jackie Speier (démocrate, Californie) – qui a tenté de faire passer la décision de retirer les navires – a une vision très négative de la campagne menée pour les sauver : « Si le LCS était une voiture vendue en Amérique aujourd’hui, il serait considéré comme un tacot, et les constructeurs automobiles seraient poursuivis en justice jusqu’à leur disparition… Les seuls gagnants ont été les entrepreneurs sur lesquels la Marine s’appuie pour assurer la maintenance de ces navires. »

Tous les membres du Congrès ne sont pas favorables à l’idée d’augmenter indéfiniment les dépenses du Pentagone. Du côté progressiste, les représentants Barbara Lee (démocrate, Californie) et Mark Pocan (démocrate, Wisconsin) ont présenté un projet de loi qui réduirait le budget du ministère de 100 milliards de dollars par an. Ce chiffre est conforme à un rapport du Congressional Budget Office (Bureau du budget du Congrès) de 2021 qui décrit trois voies de réduction du budget du Pentagone qui laisseraient aux Etats-Unis un système de défense nettement plus qu’adéquat.

Par ailleurs, les membres du groupe de droite Freedom Caucus [groupe fondé en 2015 réunissant des élus ultra-conservateurs de la Chambre des représentants] et leurs alliés ont promis de faire pression pour un gel aux niveaux de l’année fiscale 2022 des dépenses discrétionnaires fédérales. Si cette mesure était généralisée, elle se traduirait par une réduction de 75 à 100 milliards de dollars des dépenses du Pentagone. Toutefois, les partisans du gel n’ont pas précisé dans quelle mesure ces réductions (le cas échéant) affecteraient le ministère de la Défense.

Un certain nombre de membres républicains de la Chambre des représentants, dont le président Kevin McCarthy [élu avec difficulté le 7 janvier 2023], ont en effet déclaré que le Pentagone serait « sur la sellette » lors de toute discussion sur les futures réductions budgétaires, mais les seuls points spécifiques mentionnés concernaient la réduction du « woke agenda » du Pentagone – c’est-à-dire le financement de projets tels que la recherche sur les carburants alternatifs – ainsi que des initiatives visant à fermer des bases militaires inutiles ou à réduire la structure du corps d’officiers. De telles mesures permettraient en effet d’économiser quelques milliards de dollars, tout en laissant intacte la majeure partie du budget du Pentagone. Quelle que soit leur position sur l’échiquier politique, les partisans d’une réduction du budget militaire devront faire face à une majorité au Congrès composée de partisans du Pentagone et à l’impressionnante machine d’influence de l’industrie de l’armement.

Graisser les rouages : lobbying, contributions aux campagnes électorales et carte de travail

Comme pour le LCS, les grandes entreprises d’armement ont régulièrement graissé les rouages de l’accès et de l’influence au Congrès en contribuant aux campagnes électorales à hauteur de 83 millions de dollars au cours des deux derniers cycles électoraux. Ces dons vont principalement aux membres qui ont le plus de pouvoir pour aider les grandes entreprises d’armement. Et l’industrie de l’armement ne tarde pas à tirer son épingle du jeu. Typiquement, par exemple, ces entreprises ont déjà élargi leur collaboration avec les républicains qui, depuis l’élection de 2022, dirigent désormais la House Armed Services Committee et le House Appropriations Committee’s defense subcommittee.

Les derniers chiffres d’OpenSecrets, une organisation qui suit de près les dépenses de campagne et de lobbying, montrent que le nouveau dirigeant de la House Armed Services Committee, Mike D. Rogers (républicain, Alabama), a reçu plus de 511 000 dollars de la part de fabricants d’armes lors du dernier cycle électoral, tandis que Ken Calvert (républicain, Californie), le nouveau responsable de la House Appropriations Committee’s defense subcommittee, suivait de près avec 445 000 dollars. Mike D. Rogers est l’un des membres du Congrès les plus agressifs lorsqu’il s’agit d’augmenter les dépenses du Pentagone. C’est un partisan de longue date du département de la Défense et il est fortement poussé à défendre son programme, non seulement en raison de ses propres convictions, mais aussi en raison de la présence dans son Etat de grandes entreprises de défense telles que Boeing et Lockheed Martin.

Les entrepreneurs et les membres du Congrès qui possèdent des usines d’armement ou des bases militaires dans leur circonscription utilisent régulièrement l’argument de l’emploi comme outil de dernier recours pour obtenir le financement des installations et des systèmes d’armement concernés. Peu importe que l’impact économique réel des dépenses du Pentagone ait été largement exagéré et que des sources plus efficaces de création d’emplois puissent être développées avec un financement adéquat.

Au niveau national, l’emploi direct dans le secteur de l’armement a chuté de façon spectaculaire au cours des quatre dernières décennies, passant de 3,2 millions de salarié·e·s au milieu des années 1980 à un million aujourd’hui, selon les chiffres compilés par la National Defense Industrial Association, le plus grand groupe d’affaires de l’industrie de l’armement. Et ce million d’emplois dans le secteur de la défense doit être rapporté aux 160 millions de la population active aux Etats-Unis. En bref, les dépenses d’armement constituent un secteur de niche distinct dans l’économie globale plutôt qu’un moteur essentiel de l’activité économique générale.

L’emploi dans le secteur de l’armement augmentera certainement en fonction des budgets du Pentagone et des dépenses actuelles visant à armer l’Ukraine. Néanmoins, l’emploi total dans le secteur de la défense restera à des niveaux modestes par rapport à ceux de la guerre froide, même si le budget militaire actuel est bien plus élevé que les dépenses des années les plus fastes de cette époque.

Les réductions de l’emploi dans le secteur de la défense sont masquées par la tendance des grandes firmes comme Lockheed Martin à exagérer le nombre d’emplois liés à leurs programmes d’armement les plus importants. Par exemple, Lockheed Martin affirme que le programme F-35 crée 298 000 emplois dans 48 Etats, alors que le chiffre réel est plus proche de la moitié ; estimation faite sur la base des dépenses annuelles moyennes du programme et des estimations du Costs of War Project (Watson Institute, Brown University) selon lesquelles les dépenses militaires créent environ 11 200 emplois par milliard de dollars dépensés.

Il est vrai, cependant, que les emplois existants ont un poids politique considérable, car ils se trouvent généralement dans les Etats et les districts des membres du Congrès qui ont le plus d’influence sur les dépenses de recherche, de développement et de production d’armes. Pour résoudre ce problème, il faudrait une nouvelle stratégie d’investissement visant à faciliter la transition des communautés et des travailleurs dépendant de la défense vers d’autres emplois, comme le souligne le nouveau livre de Miriam Pemberton, Six Stops on the National Security Tour : Rethinking Warfare Economies, Routledge, 2023.

Malheureusement, les grands entrepreneurs sont de mieux en mieux placés pour influencer les futurs débats sur les dépenses et la stratégie du Pentagone. Par exemple, une nouvelle commission du Congrès chargée d’évaluer la stratégie de défense nationale du Pentagone est principalement composée d’experts et d’anciens fonctionnaires ayant des liens étroits avec les fabricants d’armes. Il s’agit de cadres, de consultants, de membres de conseils d’administration ou de collaborateurs de groupes de réflexion bénéficiant d’un financement substantiel de la part de l’industrie.

Malheureusement, cela ne devrait choquer personne. La dernière fois que le Congrès a créé une commission sur la stratégie, sa composition était également fortement dominée par des personnes ayant des liens avec l’industrie de la défense et elle a recommandé une augmentation annuelle de 3 à 5% des dépenses du Pentagone, corrigée de l’inflation, pour les années à venir. C’était bien plus que ce que le département était censé dépenser à l’époque. Le chiffre recommandé par la commission est immédiatement devenu un signal de ralliement pour les partisans du Pentagone tels que Mike D. Rogers et l’ancien membre de la commission des forces armées du Sénat (Senate Armed Services Committee), James M. Inhofe (républicain, Oklaoma), dans leurs efforts pour augmenter encore les dépenses. Inhofe a généralement considéré ce document comme parole d’évangile, brandissant même une copie lors d’une audition au Congrès sur le budget du Pentagone.

« Des citoyens avertis et bien informés »

Le pouvoir et l’influence de l’industrie de l’armement sont des obstacles redoutables à un changement des priorités nationales. Mais il existe des précédents historiques qui plaident en faveur d’une approche différente. Après tout, sous la pression de l’opinion publique, les dépenses du Pentagone ont diminué après la guerre du Vietnam, puis à la fin de la guerre froide, et même lors des débats sur la réduction du déficit au début des années 2010. Cela pourrait se reproduire.

Comme l’a souligné le président Dwight D. Eisenhower dans son célèbre discours d’adieu en 1961, le seul contrepoids au pouvoir du complexe militaro-industriel est une « population avertie et bien informée ». Heureusement, un certain nombre d’individus et de groupes s’efforcent de tirer la sonnette d’alarme et de mobiliser l’opposition aux dépenses de guerre excessives et aux préparatifs d’autres guerres. Des coalitions comme People Over Pentagon et des organisations comme Poor People’s Campaign continuent à éduquer le public et à travailler pour augmenter le nombre de représentants au Congrès en faveur de la réduction du budget pléthorique du Pentagone et de la réaffectation des fonds à des domaines où les besoins nationaux sont urgents.

A l’heure actuelle, le Pentagone absorbe plus de la moitié du budget discrétionnaire du gouvernement fédéral. Cela signifie que les fonds nécessaires à la prévention des pandémies, à la lutte contre le changement climatique et à la réduction de la pauvreté et des inégalités ont été relégués au second plan. Ces problèmes ne sont pas près de disparaître et risquent de menacer davantage les vies et les moyens d’existence de la majorité de la population que les défis militaires traditionnels. Cette réalité devenant de plus en plus évidente pour un nombre croissant d’habitants, l’époque où le Pentagone bénéficiait d’un financement pratiquement illimité pourrait en effet toucher à sa fin. Ce n’est pas le travail d’un jour ou d’une année, mais il est certainement essentiel à la sûreté et à la sécurité de ce pays et du monde. (Article publié sur le site Tom Dispatch, le 26 mars 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)

William D. Hartung est directeur du projet sur les armes et la sécurité au Center for International Policy.

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