Tiré d’À l’encontre.
L’un des principaux thèmes abordés lors de l’audition était le slogan, populaire parmi les manifestants pro-palestiniens : « De la rivière à la mer, la Palestine sera libre ».
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La députée Elise Stefanik (républicaine, New York – durant le mandat de Donald Trump elle s’est rapprochée de ses positions et défend l’idée que l’élection présidentielle de 2020 a été truquée), se référant à une résolution adoptée par la Chambre des représentants trois jours plus tôt, a pressé Minouche Shafik de prendre acte du fait que « 377 membres du Congrès sur 435 condamnent “comme antisémite” le slogan “du fleuve à la mer” ». Minouche Shafik a répondu qu’elle était d’accord avec cette déclaration, qu’elle avait clairement indiqué que le slogan était inacceptable et que « nous menons actuellement des procédures disciplinaires concernant ce type de propos ».
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Au cours des dernières semaines, pour discréditer les manifestations nationales, principalement axées sur les demandes de désinvestissement des universités dans les entreprises qui soutiennent l’occupation israélienne et le génocide à Gaza, usage a été fait d’une critique de ce slogan. Des membres du Congrès ont insisté sur le fait que les étudiant·e·s qui emploient ce slogan expriment leur soutien au massacre des Juifs [entre autres le 7 octobre]. Le gouverneur du Texas, Greg Abbott [républicain en fonction depuis le 20 janvier 2015], a publié un décret déclarant que ce slogan est intrinsèquement et évidemment antisémite. Il a pris que les étudiant·e·s qui l’utilisent feront l’objet de mesures disciplinaires.
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La résolution de la Chambre des représentants, adoptée le 16 avril, à laquelle il est fait référence dans l’audition de Minouche Shafik, affirme que la phrase est « antisémite », qu’elle « perpétue la haine » à l’égard des Juifs et qu’elle constitue un appel « à l’expulsion du peuple juif de sa patrie ancestrale ».
Cependant, pour la grande majorité des Américains qui utilisent ce slogan, « d’un fleuve à l’autre » a une signification très différente.
A l’origine, cette expression a été lancée par des nationalistes palestiniens laïques dans les années 1960, qui réclamaient un Etat démocratique laïque dans les limites de ce qui était le mandat britannique pour la Palestine, englobant Israël, la Cisjordanie alors contrôlée par la Jordanie et la bande de Gaza alors administrée par l’Egypte, autrement dit les terres situées entre le Jourdain et la mer Méditerranée. L’Organisation de libération de la Palestine (OLP) l’a adoptée peu après la conquête par Israël des parties restantes de la Palestine en 1967, bien qu’elle ait par la suite reconnu le contrôle israélien sur 78% du territoire.
Rien n’indique que sauf une infime minorité utilisant le slogan soutient le « meurtre » ou le « nettoyage ethnique » des Juifs résidant dans ce qui est aujourd’hui Israël. La Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme [1], signée par des centaines de spécialistes de l’antisémitisme et largement reconnue comme l’une des définitions définitives de l’antisémitisme, en particulier en ce qui concerne le conflit israélo-palestinien, stipule explicitement que la formule n’est pas antisémite.
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Etant donné que tant de Juifs des Etats-Unis ont été amenés à penser que les appels à une Palestine libre du fleuve à la mer étaient en réalité des appels au génocide, certains militants pro-palestiniens ont exhorté le mouvement plus large pour la libération de la Palestine à envisager des modifications du slogan pour aider à lutter contre la désinformation rampante dont il fait l’objet. Il est vrai qu’un slogan du type « de la rivière à la mer, nous voulons l’égalité totale » pourrait être plus difficile à dénaturer pour la droite que « de la rivière à la mer, la Palestine sera libre ». Mais compte tenu des profondes racines historiques du slogan, il est peu probable que l’ensemble du mouvement de solidarité avec la Palestine décide soudainement de l’abandonner afin d’éviter les campagnes de distorsion, de désinformation de la droite.
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Les principaux sponsors de la résolution de la Chambre des représentants du 16 avril et les intervenants les plus sévères lors des auditions de la commission étaient des républicains dont l’objectif apparent est de creuser un fossé entre des éléments de la communauté juive et les progressistes, et de détourner l’attention du véritable antisémitisme émanant de l’aile Trump du parti. Ces chrétiens conservateurs blancs [évangélistes dont l’importance est soulignée dans l’ouvrage de Jean-Pierre Filiu Comment la Palestine fut perdue, Le Seuil, février 2024] tentent d’effrayer les Juifs en leur faisant croire que les personnes qui expriment leur solidarité avec la Palestine ne demandent pas l’égalité, mais essaient au contraire de les tuer. Ils essaient essentiellement de convaincre les Juifs, dont beaucoup ont été à l’avant-garde des mouvements pour l’égalité pendant des siècles, que les demandes d’égalité sont en quelque sorte une menace [voir à ce propos l’article d’Enzo Traverso publié sur ce site le 19 avril 2024 et son entretien inclus dans l’article].
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Ces efforts hypocrites et trompeurs visant à assimiler le plaidoyer en faveur d’un système démocratique « une personne, un vote » dans toute la Palestine à un plaidoyer en faveur du meurtre des Juifs rappellent les affirmations tout aussi fallacieuses faites dans les années 1980 par les partisans de l’apartheid sud-africain qui insistaient sur le fait que les demandes similaires « une personne, un vote » formulées par le mouvement anti-apartheid étaient en fait un appel au meurtre des Sud-Africains blancs. Dans les deux cas, ces critiques s’opposent en fait au concept d’égalité. Les promoteurs républicains de l’actuelle résolution sur l’« antisémitisme » sont des fanatiques anti-arabes bien connus [aux Etats-Unis] qui manipulent cyniquement les craintes des Juifs pour les besoins de leur programme de droite.
Malheureusement, la grande majorité des démocrates de la Chambre des représentants semblent également participer à cet effort – seuls 44 des 213 membres démocrates de la Chambre ont voté contre.
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En outre, la formulation de la résolution de la Chambre montre clairement que son intention n’était pas de défendre les Juifs contre un slogan prétendument antisémite, mais de promouvoir un récit de droite sur Israël et la Palestine. Cette résolution contient une série de paragraphes qui n’ont rien à voir avec le slogan, y compris l’affirmation réfutée [par exemple par la chaîne I24 après l’avoir diffusée] que le Hamas « a décapité des dizaines de bébés », ainsi que la fausse accusation selon laquelle le Hamas a intentionnellement situé « ses dépôts d’armes militaires et ses avant-postes de renseignement directement sous » l’hôpital Al-Shifa.
Le principal auteur de la résolution, le député Anthony D’Esposito (républicain, New York – élu en janvier 2023), a qualifié de « pro-Hamas » les démocrates qui soutiennent le conditionnement de l’aide militaire à Netanyahou. Le fait que 162 des 213 démocrates de la Chambre des représentants soient prêts à croire sa parole sur ce qui s’est passé en Israël et à Gaza plutôt que des enquêtes indépendantes et à croire son interprétation de ce que veulent dire les manifestants pro-palestiniens plutôt que ce qu’ils disent eux-mêmes – la majorité d’entre eux votant vraisemblablement pour le Parti démocrate – montre à quel point le Parti démocrate s’est déplacé à droite sous l’impulsion de Biden.
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En novembre, la Chambre des représentants a adopté une motion exceptionnelle de censure visant la députée Rashida Tlaib (démocrate, Michigan, d’origine palestinienne) pour avoir utilisé ce slogan. Rédigée par Rich McCormick, républicain de Géorgie, cette motion affirmait que l’expression « du fleuve à la mer » était « un appel génocidaire à la violence pour détruire l’Etat d’Israël et son peuple ». La motion condamnait ce qu’elle qualifiait de « fausse interprétation de la formule “du fleuve à la mer” comme “un appel à la liberté, aux droits de l’homme et à la coexistence pacifique”, alors qu’elle implique clairement la destruction d’Israël ». Il semble qu’au Congrès, comme partout ailleurs, les hommes blancs plus âgés soient prompts à croire que les jeunes femmes de couleur ne savent pas vraiment ce qu’elles disent, et que c’est donc à eux d’expliquer au monde ce que les jeunes femmes de couleur veulent vraiment dire.
En revanche, aucune motion de censure n’a été déposée contre le représentant Andy Ogles (républicain, Tennessee) qui, en réponse aux préoccupations d’un militant concernant l’assassinat d’enfants palestiniens par Israël, a répondu : « Je pense que nous devrions tous les tuer », ou contre le représentant Brian Mast (républicain, Floride) qui a déclaré qu’« il y a très peu de civils palestiniens innocents », ou encore contre le sénateur Lindsey Graham (républicain, Floride) qui a appelé Israël à « raser l’endroit » lorsqu’il a commencé sa campagne de bombardements sur Gaza. Ou encore le représentant Tim Walberg (républicain, Michigan) qui a affirmé, à propos de Gaza : « Ce devrait être comme Hiroshima et Nagasaki. Qu’on en finisse vite. » Pour le Congrès, ces appels au génocide ne sont pas aussi problématiques que l’appel à un Etat binational démocratique.
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Paradoxalement, c’est Israël – et non l’OLP, l’Autorité palestinienne ou la majorité des militants états-uniens engagés dans la solidarité – qui appelle à la suprématie d’un peuple sur l’autre, du fleuve à la mer. Le programme du Likoud, le parti du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et le plus grand parti de la coalition au pouvoir, déclare explicitement qu’« entre la mer et le Jourdain, il n’y aura que la souveraineté israélienne ». Le 18 janvier 2024, Netanyahou a réaffirmé qu’il n’y aurait pas d’Etat palestinien : « C’est pourquoi je précise que dans tout autre accord, à l’avenir, l’Etat d’Israël devra contrôler toute la zone allant du fleuve à la mer. »
Lors de son discours devant l’Assemblée générale des Nations unies en septembre, Netanyahou a brandi une carte montrant qu’Israël contrôlait toutes les terres situées entre le Jourdain et la Méditerranée.
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L’écrasante majorité des co-auteurs de la résolution de la Chambre des représentants sont d’accord avec le gouvernement israélien pour dire qu’il devrait y avoir un Etat juif israélien dans toute la Palestine historique et ont exprimé leur opposition même à un mini-Etat palestinien en Cisjordanie. Ainsi, dans une tentative orwellienne de dissimuler leur propre sectarisme, ils prétendent que ceux qui veulent l’égalité des droits du fleuve à la mer sont en fait les sectaires.
Effectivement, aucune résolution du Congrès n’a condamné les appels à la suprématie juive israélienne « du fleuve à la mer », mais seulement la condamnation de l’expression dans le contexte de l’égalité des droits pour tous et toutes.
Le soutien à un Etat démocratique et laïque dans toute la Palestine n’est pas une position radicale. Un récent sondage a montré qu’environ trois quarts des Etats-Unies, dont 80% des démocrates et 64% des républicains, soutiendraient un Etat démocratique pour tous les peuples si une solution à deux Etats s’avérait impossible (ce qui semble de plus en plus probable).
Dans ce monde, les extrémistes antisémites qui veulent tuer ou expulser les Juifs existent bien sûr. En effet, certaines des forces antisémites les plus puissantes au monde sont des sionistes chrétiens qui veulent activement que les Juifs continuent à coloniser la Palestine, dans le but de provoquer un Armageddon auquel ni les Juifs ni les musulmans ne survivraient.
Toutefois, les efforts visant à criminaliser l’expression « de la rivière à la mer » ne découlent pas d’une préoccupation sincère à l’égard de ces cas d’antisémitisme réel dans le monde entier, mais d’une tentative de discréditer les protestations légitimes. C’est pourquoi il est essentiel de s’opposer à cet alarmisme hypocrite. (Article publié par Truthout le 5 mai 2024, traduction-édition rédaction A l’Encontre)
Stephen Zunes, professeur de politique à l’université de San Francisco, est actuellement professeur invité de recherche Torgny Segerstedt à l’université de Göteborg en Suède.
[1] Voici ici la « Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme » datant de 2020. Aux points 11, 12 et 13 du chapitre C, il est écrit : « 11. Soutenir l’exigence de justice du peuple palestinien et sa recherche de l’obtention de l’intégralité de ses droits politiques, nationaux, civiques et humains, en conformité avec le droit international.
Critiquer le sionisme ou s’y opposer, en tant que forme de nationalisme, ou plaider pour la mise en place de différents types de solutions constitutionnelles, pour les juifs et pour les Palestiniens, dans la région située entre le Jourdain et la Méditerranée. Il n’est pas antisémite de se prononcer en faveur de modalités politiques accordant une égalité pleine et entière à tous les habitants de cette région, qu’il s’agisse de prôner une solution à deux États, la création d’un État binational, d’un État unitaire démocratique ou d’un État fédéral, ou la mise en place de tout autre système politique, quelle qu’en soit la forme.
Critiquer Israël en tant qu’État, en s’appuyant sur des faits ; cette critique peut notamment porter sur les institutions nationales de ce pays et sur ses principes fondateurs. Elle peut également inclure la remise en cause des politiques et des pratiques d’Israël, à l’échelon national et international ; il peut, en particulier, s’agir de critiquer son comportement en Cisjordanie et à Gaza, son rôle dans la région ou toute autre manière dont cet État exerce, en tant que tel, une influence sur les événements dans le monde. Il n’est pas antisémite de mettre en exergue une discrimination raciale systématique en Israël. D’une manière générale, le débat sur la situation en Israël et en Palestine doit être soumis à des normes identiques à celles qui prévalent dans le cas d’autres États et d’autres conflits d’autodétermination nationale. Ainsi, même s’il s’agit d’une position controversée, il n’est pas antisémite, en soi, d’établir des parallèles entre la situation d’aujourd’hui en Israël et d’autres contextes historiques, y compris de colonisation de peuplement ou d’apartheid. »
La version anglaise permet de prendre connaissance des signataires : https://jerusalemdeclaration.org/
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L’excellente publication de gauche, juive, aux Etats-Unis Forward, le 3 décembre 2018, situait historiquement ce mot d’ordre : « Les Palestiniens de Cisjordanie et de la bande de Gaza, qui vivaient respectivement sous le régime jordanien et égyptien, ont été confrontés à des mesures de répression autoritaires qui les ont empêchés d’exprimer pleinement leurs opinions politiques.
En d’autres termes, après 1948, les Palestiniens n’ont pu vivre en toute liberté et dignité nulle part dans leur patrie.
C’est ainsi que l’appel à une Palestine libre “du fleuve à la mer” a pris de l’ampleur dans les années 1960. Il s’inscrivait dans le cadre d’un appel plus large en faveur de l’établissement d’un État démocratique laïque dans l’ensemble de la Palestine historique. Les Palestiniens espéraient que leur État serait libéré de toutes sortes d’oppressions, de la part des régimes israéliens comme des régimes arabes.
Certes, beaucoup de Palestiniens pensaient que dans un Etat démocratique unique, de nombreux Israéliens juifs partiraient volontairement, comme l’ont fait les colons français en Algérie lorsque ce pays a obtenu son indépendance des Français. Cette conviction s’inscrivait dans le contexte anticolonial dans lequel le mouvement de libération palestinien a vu le jour.
C’est pourquoi, malgré la rhétorique parfois exagérée de certains dirigeants, il n’y a pas eu de position palestinienne officielle appelant au départ forcé des Juifs de Palestine. Cette position s’est maintenue malgré la campagne médiatique israélienne qui, après la guerre de 1967, a affirmé que les Palestiniens souhaitaient “jeter les Juifs à la mer”. »
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Voir de même sur le site alencontre la déclaration signée par Mateo Alaluf, Vincent Engel, Fenya Fischler, Henri Goldman, Heinz Hurwitz, Simone Süsskind, intitulée « Antisémitisme : combattre le feu avec les pyromanes ? » et publiée le 16 mars 2023.
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