Édition du 18 juin 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

États-Unis

Etats-Unis. La fabrication de l’Etat policier américain mise en perspective (I) et (II)

Publié par Alencontre le 13 - août - 2015

Comment en sommes-nous arrivés là ? Les chiffres sont effrayants : 2,2 millions de personnes derrière les barreaux, 4,7 millions en probation ou liberté conditionnelle. Même dans des petites localités on rencontre des flics armés comme des soldats alors que la frontière sud [avec le Mexique] est militarisée sur toute sa longueur.

L’explication commune à gauche est celle du « complexe carcéro-industriel », suggérant que cette croissance [des prisons] est largement privatisée et a été tirée par des pressions d’entreprises parasites. Mais les faits ne corroborent pas cette explication économiciste. Seuls 8% des lits de prison sont contrôlés par les prisons privées. Il n’est pas non plus vrai que des entreprises à but lucratif utilisent largement le travail des prisonniers. De même, les syndicats de gardiens, bien qu’ils puissent être puissants dans quelques Etats importants, ne tirent pas non plus cette croissance.

La partie majoritaire de l’Etat policier américain reste fortement ancrée au sein du secteur public. Cela ne signifie cependant pas que la croissance du système de justice pénale n’ait rien à voir avec le capitalisme. En son cœur, la nouvelle répression américaine relève fortement de la restauration et du maintien du pouvoir de la classe dominante.

9781844672493-frontcover-max_221-cb1c2fb40312546b5d0bac03fd433a92La société et l’économie américaines ont dès le début, évolué au travers de formes de violence racialisée mais la justice pénale n’a pas toujours été aussi centrale politiquement. Durant une bonne partie du siècle qui s’est écoulé après la Reconstruction des années 1870 [voir l’article d’Eric Foner publié sur ce site le 4 avril 2015], le taux national d’incarcération si situait autour de 100 à 110 pour 100’000 personnes. Mais, ensuite, au début des années 1970, le taux d’incarcération a commencé de grimper de manière rapide et continue. La grande expansion du système de justice pénale commença comme réaction du gouvernement fédéral face à la rébellion d’une partie de la société de la fin des années 1960. Il s’agissait d’un creuset dans lequel la suprématie blanche, le pouvoir des entreprises, le capitalisme ainsi que la légitimité du gouvernement des Etats-Unis, tant à l’intérieur qu’à l’étranger, traversaient une crise profonde. Le Mouvement des droits civiques [voir l’article de Louis Menand publié sur ce site le 16 juillet 2013] se transforma en mouvement pour le Black Power.

Des groupes « tiers-mondistes » marxistes et nationalistes tels que les Black Panthers et les Young Lords [organisation de la gauche radicale militant en particulier pour l’indépendance de l’île de Puerto Rico – occupée par les Etats-Unis depuis la guerre hispano-américaine de 1898] commencèrent à s’armer. Lors des émeutes à Newark [juillet 1967], de Watts [août 1965] et de Chicago [avril 1968], les Noirs ripostèrent face aux flics et à la garde nationale ; à Detroit, des « hillbillies » urbains – des pauvres Blancs du Sud qui avaient également été déplacés par la mécanisation de l’agriculture – se battirent aux côtés de leurs voisins noirs. Des femmes transsexuelles, des drag queens et des gays s’affrontèrent [le 28 juin 1960] aux flics venus faire une descente le Stonewall Inn à Greenwich Village [quartier de New York]. Les femmes s’organisaient, engageaient des actions en justice et lançaient de vastes manifestations contre la discrimination.

Même l’armée américaine était en rébellion. Au Vietnam, l’insubordination des recrues prenait la forme d’une consommation accrue de drogues, du refus de combattre et même du fragging [utilisation de grenades à fragmentation pour tenter d’assassiner des responsables d’unités de combat] d’officiers excessivement « enthousiastes ».

A cela s’ajoutaient les émeutes de plus en plus régulières qui secouaient les centres urbains des Etats-Unis. Chaque été, de 1964 jusqu’au milieu des années 1970, était une saison d’émeutes, au cours de laquelle de nombreuses villes américaines majeures étaient agitées par des soulèvements massifs, violents, fougueux et spontanés auxquels participaient principalement, mais pas exclusivement, des jeunes Afro-Américains au chômage ou sous-employé. Des flics étaient abattus, des quartiers commerciaux entiers pillés et brûlés et tout cela était filmé à la télévision.

Il est important de souligner que ces explosions sociales touchaient l’image de l’impérialisme américain à l’étranger. Dans le contexte de la Guerre froide, des villes en feu faisaient mentir les mythes américains officiels. Si le capitalisme et la démocratie libérale étaient à ce point préférables au socialisme, pourquoi aux Etats-Unis les Noirs étaient-ils aussi furieux ?

Le National Advisory Commission on Civil Disorders, connu sous le nom de commission Kerner, découvrit en 1967 que dans chaque cas la cause immédiate des émeutes provenait de la brutalité policière. En outre, la commission observa que l’incompétence tactique de la police rendait habituellement les choses pires.

1968 : Omnibus Crime Control and Safe Streets Act

C’est en réponse à ce panorama de rébellions formelles et informelles – ainsi que de l’incapacité apparente des forces de l’ordre d’y mettre un terme – que la répression massive du système de justice pénale débuta. Le coup d’envoi fut donné par le président Lyndon B. Johnson [1963-1969] avec son Omnibus Crime Control and Safe Streets Act de 1968.

Littéralement, le Congrès adopta cette loi à l’ombre de la fumée d’une nouvelle émeute – cette fois-ci provoquée par l’indignation face à l’assassinat de Martin Luther King [4 avril 1968]. A partir de cet Omnibus Crime Control and Safe Streets Act émergea une nouvelle super-agence, la Law Enforcement Assistance Administration (LEAA), qui au cours de la décennie suivante dépensa chaque année un milliard de dollars afin de rationaliser et de réorganiser les forces de l’ordre locales et des Etats.

greatsociety03a-3-webC’est grâce à la LEAA que les forces de police américaines obtinrent des ordinateurs, des hélicoptères, des gilets pare-balles, des armes de type militaire, des unités SWAT [Special Weapons and Tactics (Tactiques et armes spéciales), unités d’élite de la police], des radios fixées sur l’épaule ainsi qu’un entrainement paramilitaire et débutèrent de nouvelles formes de coopération entre agences de type militaire. Le LEAA augmenta également les exigences en termes de formation et mit en place des tests de compétences de base pour les agents de police. En d’autres termes, le LEAA consistait simultanément en une tentative de moderniser le « maintien de l’ordre », de l’intensifier et de l’étendre.

Si Johnson jeta les bases des mesures de répression, les républicains du Sunbelt [la ceinture du soleil, soit les Etats du sud et de l’ouest] perfectionnèrent le discours. Le sénateur de l’Arizona Barry Goldwater présenta l’origine de la violence criminelle comme résultant des efforts du New Deal et de la War on Poverty [la Guerre contre la pauvreté faisait partie du programme de Johnson pour une Great Society – Medicare, Medicaid, Social security – inscrite dans la continuité du New Deal] impliquant une redistribution des richesses. Goldwater posait ainsi la question : « S’il est tout fait convenable d’enlever chez certains pour donner à d’autres, certains ne seraient-ils pas alors amenés à croire qu’ils peuvent légitimement prendre quelque chose chez ceux qui possèdent plus qu’eux ? Il n’est donc pas surprenant que le maintien de la loi et de l’ordre se soit détérioré, que la violence des foules se soit engouffrée dans les grandes villes américaines et que nos épouses ne se sentent pas en sécurité dans les rues. »

NixonIl s’agissait là des vieilles expressions démonisantes du racisme blanc. Les Noirs étaient dépeints comme étant dangereux, ignorants, indignes d’une citoyenneté pleine et entière et, ainsi, nécessitant la répression de l’Etat. Ainsi que l’écrivit dans son journal H. R. Haldeman, le chef de cabinet de Nixon [président entre 1969 et 1974] : « [le président] a insisté qu’il faut reconnaître que tout le problème, c’est véritablement les Noirs. La clé est d’élaborer un système qui reconnaisse cela tout en n’en ayant pas l’air. » Une guerre fédérale contre l’héroïne suivit. Elle fut accompagnée par de nouvelles lois comme le RICO Act qui attribuait des pouvoirs supplémentaires aux procureurs. Au même moment, Nixon commença avec son appel dirigé à la « majorité silencieuse », un groupe qui n’était pas désigné comme étant blanc mais cela était compris ainsi [discours sur la guerre au Vietnam, prononcé à la télévision le 3 novembre 1969 ; Nixon faisait appel au soutien de la « majorité silencieuse », soit ceux qui, prétendument, ne participaient pas aux manifestations, mouvements, etc.].

A la même époque, faisant partie de la modernisation de la police, la contre-insurrection [contre les soulèvements révolutionnaires en Amérique latine, au Vietnam…] devint le cadre de référence. Une revue sur des questions de maintien de l’ordre, décrivant ce que deviendrait le ghetto confiné dans un avenir proche, conseillait : « Les techniques visant à contrôler les personnes comprennent l’identification individuelle et familiale, le couvre-feu, les permis de voyage, des opérations mobiles et fixes de check point ainsi que l’interdiction des réunions ou des rassemblements. »

L’article continuait en décrivant l’augmentation des taux d’actes criminels comme un précurseur de révolution et louait la « valeur d’une organisation policière efficace – autant civile que militaire – dans le maintien de la loi et de l’ordre, que cela soit en Californie, en Pennsylvanie, au Mississippi ou dans les rizières et jungles du Vietnam ».

Redistribution vers le haut

Finalement, cette première phase de montée en force du nouveau système de justice pénale atteignit un plateau. A partir de la fin des années 1970, une série d’énormes scandales avait révélé les aspects hideux du « maintien de l’ordre » et de l’espionnage gouvernemental. Au premier rang de ceux-ci se trouvait le cambriolage, par l’administration Nixon, du quartier général du Parti démocrate à l’hôtel Watergate [qui aboutit à la démission en août 1974 de Nixon]. Ensuite, les auditions de la Commission Knapp mirent au jour la corruption consternante du département de police de New York tandis que le Comité Church du Sénat [1975] révéla les espionnages généralisés et commença à mettre au pas la CIA.

De provenances différentes vinrent des révélations au sujet de la brutalité dans les prisons du Sud des Etats-Unis. De nombreuses prisons dans le Sud reposaient sur le trusty system, c’est-à-dire des prisonniers qui agissaient en tant que gardiens et avaient pleine liberté de maltraiter leurs codétenus. Le Texas a été le dernier Etat à abolir ce système, au début des années 1980. Tout cela engendra une pause momentanée dans l’élan en avant de la montée en puissance du système répressif.

Cette pause fut brève. L’administration Reagan [présidence de 1981 à 1989] relança bientôt la guerre contre la drogue, subventionnée par le gouvernement fédéral ainsi que le projet plus vaste de répression intérieure qu’il contribua à produire.

Cette seconde étape, toutefois, ne relevait pas de la répression de la rébellion ; ce travail avait déjà été largement accompli. Il n’y avait plus d’émeutes ; les Black Panthers avaient été écrasées [dès 1969] ; et de nombreuses organisations locales, auparavant radicales, domestiquées, leurs membres démobilisés, leurs dirigeants réduits à mendier des subventions à des fondations.

La restructuration économique radicale de la Reagan Revolution avait, toutefois, créé de nouveaux problèmes auxquels la justice pénale offrait des solutions. La redistribution massive des richesses vers le haut opérée sous Reagan avait créé de vastes réservoirs de pauvres et de nouveaux niveaux dramatiques d’inégalités. Dans ce contexte, la guerre revigorée contre le crime servit à contenir physiquement et à expliquer idéologiquement, par le biais de discours faisant porter la responsabilité sur les victimes, les dislocations sociales massives engendrées par les restructurations néolibérales.

Alors, pourquoi et comment la politique économique se déplaça radicalement vers la droite au début des années 1980 ? [A suivre] (Traduction A L’Encontre. Article publié le 28 juillet 2015 sur le site Jacobinmag.com. Christian Parenti enseigne à l’Université de New York. Cet article est tiré de son ouvrage Lockdown America : Police and Prisons in the Age of Crisis, publié aux Editions Verso).

Etats-Unis. La fabrication de l’Etat policier américain mise en perspective (II) Publié par Alencontre le 13 - août - 2015

Cette transformation, le commencement du néolibéralisme, débuta avec la chute importante du taux de profit au début des années 1970. Après vingt ans d’expansion continue, lors de la reprise d’après-guerre, les profits commencèrent à stagner dès 1966 et continuèrent à décliner régulièrement jusqu’en 1974, année où ils atteignirent une moyenne située autour de 4,5%. Le même schéma d’un plongeon du taux de profit de 20 à 30% a été visible dans tous les pays capitalistes avancés.

Sabotage : à domicile et à l’étranger

Il s’agissait, finalement, d’une crise de suraccumulation du capital enracinée dans le boom d’après-guerre. A partir de la fin des années 1960, l’onde longue de la croissance qui succéda à la Seconde Guerre mondiale avait créé une saturation globale. Il y avait trop de capitaux, trop de marchandises et pas suffisamment de débouchés profitables à l’investissement, une consommation insuffisante pour permettre au colosse de continuer à se mouvoir. Pour la première fois dans l’histoire américaine, la courbe de Phillips, qui traçait un rapport inverse entre des salaires à la hausse et un chômage qui augmente, était hors de contrôle. Historiquement, lorsque le chômage augmentait, les salaires tendaient à diminuer. Mais au début des années 1970, tant le chômage que les salaires étaient en hausse. Il s’agissait de la fameuse et anormale « stagflation » : croissance stagnante plus inflation.

Tandis que la cause de la crise résidait dans la surproduction à l’échelle mondiale, la solution, aux yeux de la classe dominante, consista à diminuer les coûts au moyen de la dérégulation, des baisses fiscales et de la diminution des salaires.

Du New Deal en passant par le War on Poverty jusqu’à l’époque Nixon, l’Etat avait joué un rôle toujours plus proéminent dans l’économie. Entre 1964 et 1979, le gouvernement fédéral passa 62 lois en matière de santé et de sécurité, auxquelles il faut ajouter 32 autres sur la protection de l’environnement et la réglementation de l’utilisation de l’énergie. Entre 1970 et 1973, Nixon présida à la création de l’agence de protection de l’environnement, de l’Occupational Safety and Health Administration [chargée de la prévention des maladies, des blessures et des décès dans le cadre du travail], la United States Consumer Product Safety Commission [chargée de protéger les consommateurs des risques « déraisonnables » contre leur santé] ainsi que la Mining Enforcement and Safety Administration [administration chargée de contrôler le respect des dispositions sanitaires et de sécurité dans les mines].

Tout cela se traduisit par des coûts plus élevés et, ainsi, des profits plus bas pour les entreprises. Des impôts élevés et des régulations restrictives, jusqu’alors vus comme le coût moderne des affaires, étaient désormais considérés comme des tueurs de profits.

Pour rendre les choses pires, les années 1970 furent témoin d’une véritable offensive massive des travailleurs organisés. Les camionneurs, les travailleurs agricoles, les débardeurs, les fossoyeurs, les commis de poste et facteurs, les travailleurs de l’automobile, les travailleurs à la chaîne de tout type firent grève au cours de cette décennie.

Et, habituellement, ils gagnèrent. Le ratio des départs sans préavis par rapport aux licenciements atteint 2 à 1, près du double de ce qu’il était à la fin des années 1950. La part de la force de travail impliquée dans une activité de grève entre 1967 et 1973 atteignit 40% – même si au cours de la même période le taux de chômage grimpa de 4 à 8%.

Les travailleurs insoumis avaient aussi recours à la rébellion informelle au niveau de l’atelier. Ford affirma que l’absentéisme dans ses usines avait doublé et même quelquefois triplé au cours des années 1960 et au début de la décennie suivante. Dans une usine, des travailleurs écrivaient des messages destinés à leur direction sur leurs machines, tels que : « Traite-moi avec respect et je te donnerai de la qualité supérieure avec moins d’effort. » Sabotage, ralentissements et grèves sauvages devinrent l’équivalent dans les entreprises au « fragging » d’officiers au Vietnam.

Un récit relaie le sort d’un directeur de Ford dans une usine troublée par l’absentéisme et le sabotage. Parmi les employés de l’usine se trouvait un jeune qui manquait systématiquement le travail le vendredi ou le lundi. Lorsque le directeur lui demanda finalement pourquoi il travaillait quatre jours par semaine, le jeune travailleur répondit : « Parce que je ne peux pas gagner ma vie en ne travaillantque trois jours par semaine. »

Il parlait pour une génération ; le pouvoir de la classe laborieuse se traduisait par un ralentissement informel, à l’échelle de l’économie, ce qui signifia un déclin mesuré de la productivité.

Plus troublant encore, du point de vue des capitalistes, fut le fait que le gouvernement, ou pour le moins son filet social récemment étendu, subventionnait la rébellion de la classe laborieuse.

En 1969, une grève nationale contre GE [General Electrics] contribua à cristalliser la question. Les grévistes recevaient non seulement des fonds de grève de leur syndicat – des dizaines de milliers d’entre eux puisaient également dans les chèques d’aides sociales.

Thomas Litwiler, un dirigeant de GE à Pittsfield, dans l’Etat du Massachusetts, déclara : « C’est une situation ahurissante. Les grévistes vivent raisonnablement bien sur les aides sociales et personne ne sait que faire ou ce que cela signifie vraiment. »

La puissance de la classe laborieuse était institutionnalisée au sein de l’Etat et l’Etat, en retour, était transformé. Mais du point de vue des employeurs, la sécurité sociale pour les grévistes signifiait que le gouvernement subventionnait la guerre de classes.

Le bain froid de la récession

Pour les entreprises, la solution arriva sous la forme de ce que Frances Fox Piven appela La nouvelle guerre de classe [ouvrage publié en 1982 avec comme sous-titre : l’attaque de Reagan contre l’Etat providence – Welfare state – et ses conséquences].

Rétablir la courbe de Phillips et faire en sorte que le « prix du travail » réponde à l’augmentation du chômage signifia qu’il était nécessaire de retirer les soutiens offerts par le filet de sécurité tissé par le New Deal et la Great Society.

La contre-attaque commença en 1979 lorsque le président Jimmy Carter [1977-1981] nomma Paul Volcker à la présidence du conseil de la Réserve fédérale [banque centrale]. Volcker augmenta extraordinairement les taux d’intérêt, interrompant ainsi les emprunts et le pouvoir d’achat. Reagan accéléra cet étranglement « monétariste » et les taux d’intérêt atteignirent 16,4% en 1981. Les Etats-Unis (et ainsi une bonne partie du monde) plongèrent dans ce qui était alors la plus sévère récession depuis les années 1930.

Appelée communément la récession « bain froid », elle fut élaborée afin de punir la prétention de la classe laborieuse. Ainsi que Volcker le déclara au New York Times : « Le niveau de vie de l’Américain moyen doit diminuer […]. Je ne crois pas qu’il soit possible d’échapper à cela. »

Au même moment, Reagan diminua les impôts des riches et commença à vider les fonds des aides sociales, il continua en dérégulant les normes en matière de sécurité, de santé et d’environnement. En 1982 seulement, Reagan diminua la valeur réelle des aides sociales [welfare, qui a aussi un sens plus large de sécurité sociale] de 24%, réduisit le budget consacré à l’assistance alimentaire des enfants de 34%, compressa le financement des programmes de distribution de lait dans les écoles de 78%, tailla les fonds dévolus à des actions de développement urbain de 35% et coupa les subventions globales en matière d’éducation de 38%.

Le traitement fonctionna. La pauvreté augmenta, ce qui eut comme résultat que l’activisme des travailleurs et le coût du travail diminuèrent. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les salaires avaient augmenté plus ou moins constamment.

En 1980, aucun nouveau contrat collectif de travail ne comprenait une diminution de salaire ou même un gel. Mais en 1982, seulement une année après le début de la Reagan Revolution, 44% des nouveaux contrats comprenaient des diminutions de salaires ou des gels. Tandis que le taux officiel de chômage, toujours une sous-estimation, atteignait 10%, le niveau de vie de la classe laborieuse commença à chuter.

Alan Budd, l’un des principaux conseillers économiques de Margaret Thatcher, décrivait la nouvelle dynamique économique de la manière suivante : « Un chômage en augmentation était une manière très intéressante de réduire la force des classes laborieuses […]. Ce qui a été conçu – en termes marxistes – était une crise dans le capitalisme qui recréait une armée industrielle de réserve, laquelle a permis depuis lors aux capitalistes de faire des profits élevés. »

Comment ce nouveau paysage social de désindustrialisation et d’augmentation de la pauvreté proche de nouveaux extrêmes en termes de disparité de richesses pouvait-il être géré et expliqué ? Remettre en fonction le développement du système de justice pénale fournit la réponse.

Lancer la guerre contre la drogue

L’offensive de Reagan en matière de justice pénale commença tout d’abord tranquillement. Son administration doubla le financement du FBI, assouplit encore les législations sur les écoutes téléphoniques, attribua des moyens supplémentaires au US Bureau of Prisons, nomma une génération de nouveaux juges fédéraux de droite et exhorta à des changements du code pénal afin d’attribuer plus de pouvoirs aux procureurs. En même temps, la Cour suprême rendit des décisions qui revenaient en arrière sur les droits des accusés. Le cas Gates v. Illinois [1983] rendit plus facile à la police d’obtenir des mandats de perquisition sur la base de renseignement anonymes ; United States v. Leon [1984] permit à la police d’utiliser des mandats vicieux et partiellement faux.

Puis vint la Federal Crime Bill de 1984 qui créait les lois de confiscation des biens acquis de façon criminelle, permettant à la police de garder jusqu’à 90% de toute propriété « entachée de drogue » saisie. Ensuite, en 1986, l’Anti-Drug Abuse Act imposa 29 nouvelles peines pénales minimales, parmi lesquelles celle instaurant une disparité notoirement raciste entre les peines visant le crack et la cocaïne en poudre [la première drogue est consommée de manière plus importante par les Afro-Américains, les peines visant les consommateurs et vendeurs de crack amènent souvent en prison alors que celles pour détention de cocaïne, une drogue « de Blanc », sont soumises à l’amende].

L’escalade de la répression frappa le plus durement les pauvres de couleur, les Noirs par-dessus tout. En 1980, les Afro-Américains composaient 12% de la population nationale et 23% des personnes arrêtées pour des crimes liés aux drogues. Dix ans plus tard, les Afro-Américains représentaient toujours 12% de la population, mais plus de 40% des personnes arrêtées pour des crimes liés aux narcotiques. Plus remarquable encore, plus de 60% des condamnations liées aux narcotiques concernaient des Afro-Américains.

Dans l’ensemble, les arrestations pour drogue doublèrent presque dans la seconde partie des années 1980. En 1985, environ 800’000 personnes furent arrêtées pour des condamnations liées à la drogue ; en 1989, ce chiffre était monté en flèche pour atteindre près de 1,4 million de personnes.

A partir de la fin des années 1980, les politiciens et les médias étaient enfermés dans une hystérie symbiotique, un cas classique de renforcement mutuel de « panique morale ». Le zénith de cela fut atteint avec les spots télévisés produits par Hill&Knowlton [entreprise spécialisée dans les relations publiques et le marketing] reproduisant la photo d’identité judiciaire d’un prisonnier noir nommé Willie Horton, emprisonné pour viol et meurtre ; photo qui donne l’impression qu’il fusille du regard. Horton s’était échappé de prison alors que Michael Dukakis était gouverneur du Massachusetts [cette publicité visait à décrédibiliser ce dernier, le candidat des démocrates pour l’élection présidentielle de 1988, qui fut remportée par Bush père].

A cette époque, la loi de 1988 entra en vigueur. Elle créa un « tsar de la drogue » – un meneur en chef pour la guerre contre la drogue – et canalisa encore plus d’argent fédéral en direction des polices locales et pour la construction de prisons d’Etat. La loi créa aussi la politique appelée « un coup » pour les locataires de logements publics [« un coup et vous êtes dehors », cette disposition permet l’expulsion du logement si le locataire d’un logement public commet un acte criminel].
Soulèvement à Los Angeles 1992

Soulèvement à Los Angeles 1992

La présidence Clinton [1993-2001] multiplia les mêmes recettes. Après les émeutes de Los Angeles [1992] vint en 1994 le Violent Crime Control and Law Enforcement Act. Les flics locaux obtinrent 30,2 milliards de dollars supplémentaires d’argent fédéral. (Il est bon de se souvenir que peu importe combien les Clinton jouent leur prétendue solidarité avec les Afro-Américains, la présidence réelle de Bill Clinton fut extrêmement tyrannique pour des millions de Noirs pauvres et de la classe laborieuse rattrapés par son programme de maintien de l’ordre).

Deux ans plus tard, une nouvelle élection en vue, Clinton signa le Anti-Terrorism and Effective Death Penalty Act, étendant massivement l’utilisation de la peine de mort et vidant de son contenu l’habeas corpus fédéral. Immédiatement ensuite suivit le Prison Litigation Reform Act, qui interdit à de nombreux prisonniers d’accéder à des tribunaux civils, contribua à supprimer les bibliothèques de droit dans les prisons, retint les juges d’imposer des peines significatives à des administrateurs de prison abusifs et dépouilla les avocats de la possibilité de recevoir des dédommagements lorsqu’ils menaient des poursuites en matière de droits civiques dans les prisons.

Au cours de l’année électorale de 1996, Clinton, dans une passe de brutalité totale et complaisant avec la droite, délivra l’Illegal Immigration Reform and Immigrant Responsibility Act, qui, entre autres choses, éliminait le droit d’un sans-papiers à une procédure régulière tout en déversant des sommes faramineuses au Immigration and Naturalization Service.

Tout au long des années 1980 et 1990, les législatures d’Etat imitèrent et répondirent aux signaux en provenance du gouvernement fédéral. La Californie à elle seule réalisa au cours de ces années plus d’un millier de changements dans son code pénal.

Régularise, absorbe, terrorise, désorganise

En observant le passé, nous pouvons clairement voir les effets de ce projet généralisé de répression : masquer les causes réelles de la pauvreté en ayant recours à l’excitation des peurs racistes et reporter la responsabilité sur les victimes. Maintenir divisées des communautés de villes américaines qui étaient rebelles et les soumettre au système de justice pénale. Assurer que les centres villes soient l’objet d’un redéveloppement et d’une gentrification. Maintenir les salaires bas en harcelant les immigré·e·s [sans papiers et craignant de revendiquer]. Recourir à une pork-barrel strategy [terme d’argot désignant les projets qu’un gouvernement ou un politicien entreprend afin d’obtenir, en échange, le soutien d’un groupe], bâtir de nouveaux soutiens locaux par le biais de la construction de prisons financée publiquement, des contrats de service et des emplois en tant que gardiens.

En d’autres termes, parmi les choses importantes que réalise la justice pénale, elle régule, absorbe, terrorise et désorganise les pauvres. Elle promulgue, en même temps, un racisme politiquement utile. Le discours de justice pénale est le cirque du racisme : des tribunaux à la télé-réalité, c’est le premier lieu de production idéologique de la fausse conscience qu’est le racisme américain.

Pourquoi le racisme relève-t-il de la fausse conscience ? Parce qu’il divise la classe laborieuse et fait que les gens de chaque race comprennent mal quelles sont leurs conditions matérielles réelles. Elle crée, au moyen de boucs émissaires racialisés, de pseudo-explications pour la pauvreté et l’exploitation, diluant et effrayant des électeurs mobiles dont le nombre diminue.

Plus important, la répression exercée par la justice pénale et la surutilisation de l’incarcération permettent au capitalisme de bénéficier des effets « positifs » d’un chômage de masse (salaires bas en raison d’une force de travail effrayée) sans la déstabilisation politique que la pauvreté de masse peut apporter. A la différence d’un filet social robuste, l’incarcération et un maintien de l’ordre de type militaire absorbent les pauvres et la classe laborieuse sans leur donner plus de pouvoir ou « subventionner » leurs rébellions, ainsi que cela était le cas dans les décennies 1960 et 1970.

A la différence de formes légères de contrôle social – c’est-à-dire des programmes d’amélioration et de redistribution comme c’était le cas avec la Great Society – le nouveau modèle de contrôle social n’est pas accompagné des notions dangereuses « d’égalité » et « d’inclusion sociale ».

Aujourd’hui le pauvre est complètement enfermé, comme l’est notre imagination politique sur ce que signifie la pauvreté. La question du maintien de l’ordre s’est déplacée au centre de la politique nationale ; la violence d’Etat est peut-être plus que jamais un trait constant, régulier et normal de l’existence des pauvres.

Pour le dire simplement, le capitalisme a besoin de la pauvreté et crée de la pauvreté, mais il est toujours, simultanément, menacé par la pauvreté. Les pauvres maintiennent les salaires bas mais ils engendrent aussi des troubles de trois manières.

next2Tout d’abord leur présence interroge les affirmations morales du capitalisme (le système ne peut fonctionner pour « tout le monde » lorsqu’il y a des mendiants dans les rues). Ensuite, les pauvres menacent les classes aisées esthétiquement et personnellement du seul fait qu’ils se trouvent aux mauvais endroits. Des repas gastronomiques ne sont plus tout à fait la même chose lorsqu’ils sont pris en présence d’indigents qui mendient. Et, enfin, les pauvres menacent de se rebeller de manière organisée ou non comme ils l’ont fait au cours des années 1960 et 1970.

Le capitalisme n’échappera jamais à ces contradictions. Le mieux qu’il puisse faire est de les gérer grâce à la justice pénale, à une racialisation idéologique de la pauvreté ainsi qu’à une ségrégation idéologique des pauvres.

Un point supplémentaire. Lorsque l’on observe cette histoire et le présent, il est important de penser en termes de programmes simultanés et se chevauchant. Habituellement, le policier dans les rues ne poursuit pas consciemment la reproduction violente du capitalisme néolibéral. Plus souvent, les flics locaux à Staten Island, Albuquerque, Ferguson, Waller, etc. [lieux où des Afro-Américains sont morts tués par des policiers] poursuivent leurs propres délires mégalos, qui prennent très souvent des traits racistes.

Mais indépendamment de ce que les flics pensent qu’ils font, leur travail correspond aussi à des agendas politiques locaux de ségrégation et de développement immobilier. Et chacun de ces projets plus petits correspond à des projets nationaux plus vastes de contrôle social dans une société toujours plus inégale. En d’autres termes, les niveaux macro, mezzo et micro s’alignent mais demeurent dans une certaine mesure autonomes.

Enfin, quelques bonnes nouvelles. Les taux d’incarcération ont à nouveau commencé à stagner et il y a des divisions croissantes parmi les élites économiques et politiques au sujet du système de justice grotesquement envahissant. La Californie, sur décision de tribunaux, a relâché plus de 40’000 prisonniers au cours des dernières années. Cela indique une ouverture que des mouvements comme celui du Black Lives Matter peuvent exploiter afin de contraindre à des changements politiques significatifs.

Et quelle est la position de notre camp ? Moins. Même pas mieux, juste moins. Moins de prisons, moins d’unités SWAT [Special Weapons and Tactic], moins de surveillance. Et non des flics mieux entraînés avec des caméras embarquées, mais plutôt moins de matériel, moins d’argent, et moins de flics. (Traduction A L’Encontre. Article publié le 28 juillet 2015 sur le site Jacobinmag.com. Christian Parenti enseigne à l’Université de New York. Cet article est tiré de son ouvrage Lockdown America : Police and Prisons in the Age of Crisis, publié aux éditions Verso)

Sur le même thème : États-Unis

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...