Tiré de À l’encontre.
La dite législation du chapitre sur le travail représenterait une série d’améliorations fondamentales pour le droit du travail du Mexique ainsi que des pratiques en ce domaine. Elle offrirait aux travailleurs mexicains un véritable pouvoir de négociation, libre, ainsi que le droit d’adhérer aux organisations syndicales qu’ils choisiront véritablement, lesquelles pourront négocier des accords collectifs transparents soumis ensuite à la ratification des travailleurs. Ces améliorations prévues mettraient ainsi un terme au syndicalisme « jaune » [charro] prépondérant au Mexique, un pays où des syndicats liés à l’appareil d’Etat ont une existence légale sur les lieux de travail, mais obéissent aux employeurs par le biais de contrats de protection imposés aux travailleurs que ces syndicats prétendent illégitimement représenter.
Des promesses non tenues
Aucune nouvelle législation du travail n’a été adoptée le 1er janvier 2019 au Mexique, sans même parler d’une législation allant dans le sens de tels changements fondamentaux, positifs. Pire encore, le nouveau gouvernement, ostensiblement de gauche, du Mexique ne semble en aucune mesure envisager une telle législation dans un avenir prévisible. Les implications de ce fait sont révélatrices et d’une certaine portée.
Le fait que ces nouvelles lois n’aient pas été adoptées, et ne le seront pas dans un avenir proche, s’ajuste en réalité entièrement avec les dispositions figurant dans le chapitre de l’ALENA 2.0 réservé à la législation sur le travail. Cela est rapidement évident précisément parce que le chapitre sur le travail est vide de sens et représente en pratique la reprise de ce qui se trouvait dans l’accord original, entré en vigueur début 1994. Cette réalité ruine l’affirmation facile du Premier ministre canadien, Justin Trudeau, selon laquelle l’ALENA 2.0 contient parmi les dispositions les plus solides en matière de législation du travail des accords commerciaux signés dans l’histoire du Canada.
L’ALENA de 1994 comportait des conventions parallèles portant sur l’environnement et le travail. Ces accords étaient en réalité de la poudre aux yeux. Ils engageaient uniquement les parties à l’accord à s’en tenir aux exigences de leurs droits du travail respectifs, ce qui ne s’est pas même réalisé. Les organisations – tels que la Coalition for Justice in the Maquiladoras, basée à San Antnio au Texas – qui ont déposé des plaintes en se réclamant de ces conventions parallèles ont appris la futilité de leur tentative. [La stratégie de l’administration Trump, après la « rupture » de l’accord de l’ALENA, a consisté à négocier de manière séparée avec chaque pays pour imposer de cette manière un rapport de forces encore plus favorable, surtout face à des pays comme le Mexique et le Canada dont les relations économiques (financières, commerciales et d’investissements) avec le capitalisme impérialiste états-unien ont une importance décisive – Réd. A l’Encontre]
Poudre aux yeux
On ne peut attendre rien d’autre des dispositions contenues dans le chapitre en matière de droit du travail de l’ALENA 2.0. Celles-ci ne sont en réalité rien d’autre que des indications. Aucun mécanisme n’a été mis en place afin de contrôler le suivi des recommandations contenues dans ce chapitre et, dans le cas où il y aurait violation de ces dernières, aucun mécanisme n’est prévu pour en assurer la mise en œuvre, sans même parler qu’elles le soient rapidement. En effet, les dispositions sont une fois de plus de la poudre aux yeux pour un accord commercial qui satisfait les intérêts des mêmes entreprises qui ont été si bien servies par l’accord de 1994. Il assure à ces entreprises un accès, fortement souhaité, au marché nord-américain soumis à des règles largement à leur convenance. De même, il n’y a rien d’étranger à ce que l’ALENA 2.0 ait remporté l’éloge de la Chambre canadienne du commerce, si on en croit Chrystia Freeland, la ministre des Affaires étrangères.
Les dispositions du chapitre sur la législation du travail prévoient la création d’un Conseil du travail. Ce conseil mal nommé sera composé de représentants de premier plan des trois gouvernements signataires de l’ALENA 2.0. Le conseil a, ostensiblement, pour tâche formelle de veiller et d’appliquer les dispositions contenues dans le chapitre. Il est toutefois frappant que cet organe, eu égard à ses tâches, ne doit se réunir que tous les deux ans à moins que les signataires n’en décident autrement.
Plus important encore, le chapitre stipule que toutes les décisions et les rapports de cet organe « doivent se faire par consensus ». Il est difficile de trouver une mesure plus révélatrice, car cela signifie en réalité qu’un contentieux ne sera examiné qu’une fois qu’il aurait été résolu par toutes les parties, dont l’une ou l’autre est elle-même visée. On ne peut guère imaginer meilleure formule procédurale pour faire disparaître tranquillement tout contentieux.
A l’instar de l’ALENA de 1994, cette assurance, en termes pratiques, de non-exécution est accompagnée de celle selon laquelle on attend, une fois de plus, de chaque partie qu’elle respecte et mette en œuvre uniquement son propre droit du travail. Il est explicitement interdit d’aller au-delà de ce point. Le chapitre sur la législation du travail déclare clairement : « rien de ce qui est contenu dans ce chapitre ne peut habiliter les autorités d’une partie d’entreprendre des actions d’exécution du droit du travail sur le territoire d’une autre partie ». Par conséquent, si le droit du travail mexicain n’est pas remanié, contrairement à la demande contenue dans la conclusion du chapitre, et que celui qui existe continue à n’être largement pas respecté, comme cela a été le cas depuis 1994, rien ou presque rien ne pourra être fait à ce sujet. Pour le dire simplement, il s’agit d’une disposition n’offrant rien d’autre que ce que les travailleurs d’Amérique du Nord ont reçu depuis la mise en œuvre de l’ALENA en 1994.
Les dispositions concernant le secteur de l’automobile
Ces lacunes importantes de l’ALENA 2.0 assombrissent fortement les dispositions de l’accord commercial concernant le secteur automobile [Ford et GM ont supprimé – ou ont planifié le licenciement – l’équivalent de plusieurs milliers d’emplois à temps plein dans les usines canadiennes en fin 2018 ou pour les mois à venir ; les travailleurs et travailleuses de la région états-unienne et canadienne des Grands Lacs sont organisés dans le même syndicat, « binational »], contrairement aux affirmations naïves de certains pour qui elles représentent un grand progrès pour les travailleurs et travailleuses du secteur. Les travailleurs canadiens de l’automobile ne peuvent que difficilement prendre au sérieux ces dispositions de l’ALENA étant donné que le gouvernement canadien a également signé un Accord de partenariat transpacifique (TPP) [1] comprenant le dispositif modifié plusieurs fois de « l’auto provision » depuis 1965. [La concrétisation de cette disposition a fixé à 45% la part produite régionalement, donc entre les Etats-Unis et le Canada, des composants des véhicules par des salarié·e·s gagnant 16 dollars de l’heure, et le pourcentage des composants des véhicules doit être à hauteur de 75% afin qu’ils puissent jouir des normes « libre-échange » mondialisées fixées par l’OMC, voir le Los Angeles Times, 3 octobre 2018.] En effet, jusqu’à présent personne n’a apporté de clarification sur la manière dont cette disposition des 45% pourrait être conciliée avec les dispositions de l’ALENA 2.0 qui prévoient une part plus élevée ou, dans le cas où il ne serait pas possible de concilier les deux, quelles dispositions seraient adoptées. Il s’agit de questions très importantes qui nécessitent une réponse. Elles n’ont suscité jusqu’à aujourd’hui qu’un silence assourdissant de toutes les parties concernées.
Plus particulièrement, à la différence du TPP, l’ALENA 2.0 prévoit une exigence de composants nord-américains à hauteur de 75% contre les 62,5% de l’ALENA de 1994, l’Amérique du Nord comprenant le Mexique. Même si cette hausse est respectée, elle reste modeste. Si l’ALENA 2.0 était déjà entré en vigueur, les exigences de composants plus élevés n’auraient pas été un obstacle à ce que, par exemple, General Motors mette en œuvre son plan actuel de fermer ses usines d’assemblage (quatre aux Etats-Unis et une au Canada) sans toucher à aucune de ses installations mexicaines. Devant une telle réalité, la déclaration de Chrystia Freeland selon laquelle l’ALENA 2.0 assure aux producteurs automobiles canadiens un « accès préférentiel au marché des Etats-Unis » doit sonner creux aux oreilles des travailleurs de General Motors Canada sur le point de perdre leur emploi.
A cela s’ajoute l’affirmation qu’à partir de 2024, 40% des voitures et 45% des camions devront provenir d’installations à hauts salaires d’Amérique du Nord, ce qui veut dire là où les travailleurs sont payés 16 dollars de l’heure. Si cela devait être le cas, il convient de souligner que 16 dollars de l’heure représenteront substantiellement moins à partir de 2024 eu égard à la hausse du coût de la vie au cours des cinq années à venir. Et même dans ce cas, qui peut dire que les employeurs mexicains de l’automobile ne seront pas incités à payer les tarifs nominaux de 2,5% sur les véhicules entrant aux Etats-Unis plutôt que d’augmenter fortement le salaire de leurs travailleurs ? En outre, en absence de la modification attendue de la législation du travail nécessaire pour que les travailleurs mexicains puissent effectivement agir et s’organiser ainsi qu’il soit mis un terme au syndicalisme jaune, comment les travailleurs de l’automobile et des pièces détachées pourront-ils lutter pour obtenir des salaires équivalents aux 16 dollars de l’heure ? On ne peut que répondre par la négative.
Un meilleur accord pour qui ?
On peut sans doute dire qu’il s’agit d’un meilleur accord pour certains, tels que les producteurs du secteur laitier américain, qui obtiennent un accès plus important au marché canadien, ou les entreprises pharmaceutiques qui accroitront leurs profits grâce à l’extension des brevets sur les médicaments. Il n’apporte rien aux travailleurs. Au contraire, il perpétue un régime commercial qui a affecté très négativement les travailleurs des trois pays au cours des 25 dernières années.
Dans ce contexte, ainsi que face à la reconduction indéfinie des tarifs sur l’acier et l’aluminium de Trump, il n’y a aucune raison que les travailleurs soutiennent l’ALENA 2.0. Par conséquent, l’échec d’une résistance sérieuse à la ratification de l’ALENA au Canada, aux Etats-Unis et au Mexique représenterait une capitulation et l’acceptation d’un accord qui, dans sa conception même, à l’instar du premier ALENA, sert intrinsèquement les intérêts du Capital. Il n’y a pas d’alternative à une résistance coordonnée et durable à l’ALENA 2.0 dans toute l’Amérique du Nord. (Article publié le 4 janvier 2019 sur le site socialiste canadien The Bullet ; traduction A l’Encontre)
Bruce Allen est l’ancien vice-président de la section 199 du syndicat canadien des travailleurs de l’automobile – anciennement CAW, aujourd’hui Unifor.
Note
[1] Le TPP, rebaptisé Partenariat transpacifique global et progressiste (CPTPP, selon l’acronyme en anglais) après le retrait des Etats-Unis en 2017, est un accord de libre-échange entre le Canada, le Mexique, le Japon, la Nouvelle-Zélande, Singapour, la Malaisie, l’Australie, Brunei, le Pérou et le Vietnam. Ratifié par six pays (Canada, Mexique, Japon, Australie, Nouvelle-Zélande et Singapour), il est entré en vigueur dans ceux-ci au 30 décembre 2018. Il prévoit surtout des diminutions massives ou des suppressions des droits de douane entre les pays membres, mais contient aussi des dispositions sur la « protection des investissements » – un dogme du capital helvétique dans tous les accords bilatéraux, au même titre qu’éviter ladite « double imposition » –, l’environnement, l’accès aux marchés publics, le droit du travail. (Réd. A l’Encontre)
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