9 septembre 2020 | etiré du site Euriope solidaire sans frontières
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article54981
Podemos a pu surgir parce que les gauches sociaux-démocrates et eurocommunistes se trouvaient dans une impasse après la crise de 2008. L’irruption des Indigné·e·s du 15 M en 2011 [15 mai 2011] a été le catalyseur de l’apparition de nouvelles attentes politiques dans un cadre caractérisé par l’irrésistible ascension du Parti Populaire (PP) de droite face au gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero [avril 2004-décembre 2011]. Izquierda Unida (IU) se montrant incapable de faire front aux politiques néolibérales et au Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE) en fut un des exécuteurs. Les deux partis assumaient le lourd poids de l’héritage d’avoir contribué à la création du régime politique de la Transition grâce au pacte politique scellé avec les forces issues du franquisme consacré par la Constitution espagnole de 1978 (CE). Les deux partis faisaient partie de ce régime et pour ce qui est du PSOE il en a été un des principaux piliers.
Par ailleurs, il existait une ample apathie et une démobilisation sociale provoquée d’abord par la stratégie erronée du pacte social à tout prix (la concertation sociale) des syndicats majoritaires, CCOO (Commissions Ouvrières) et UGT (Union Générale des Travailleurs), et l’incapacité des organisations minoritaires à construire une nouvelle hégémonie au sein du mouvement ouvrier, à l’exception des syndicats de classe LAB (Langile Abertzaleen Batzordeak) et ELA (Eusko Langileen Alkartasuna) au Pays Basque. Cela a permis la réforme de l’article 135 de la CE (Constitution espagnole) qui a converti le paiement de la dette publique comme prioritaire au Budget général de l’État et l’imposition de deux réformes régressives du travail : d’abord, celle approuvée par le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero, encore détériorée suite à à la législation du gouvernement du Parti Populaire (PP), présidé par Mariano Rajoy [décembre 2011-juin 2018] qui a déglingué les négociations collectives du travail, restreint le rôle des syndicats dans les entreprises et entamé ou annulé des droits importants de la classe ouvrière. Tout cela a produit une importante érosion des salaires, une augmentation des inégalités, un poids plus important des revenus du capital par rapport aux salaires dans le produit intérieur brut (PIB), un accroissement du travail précaire et une montée de la pauvreté, avec un impact particulier sur la jeunesse, expulsée pratiquement du marché du travail.
C’est le produit de tout cela qui a provoqué le surgissement du mouvement du 15M comme protestation face à la détérioration de la situation sociale et comme réaction de rejet face au marigot politique. Cela a ouvert une fenêtre d’opportunité pour modifier substantiellement la carte politique. Podemos est venu remplir le vide mentionné et s’est présenté comme l’outil à même de créer un nouveau rapport de forces sur le terrain politique qui, s’il s’était consolidé, aurait pu stimuler un renforcement de l’organisation et de la mobilisation sociale.
Dans ce panorama, il convient de faire une exception et signaler l’importance qu’ont eue les mobilisations massives des Diadas (Journées Nationales de la Catalogne, tous les 11 septembre), ou des journées de manifestations et de défi de 2014 et des 1er et 3 octobre 2017 en Catalogne, qui exprimaient les aspirations nationales et l’exigence du droit à décider de tout un peuple, suscitant la plus importante fissure que l’on ait connue au sein de la trame du régime de 1978, au point de devenir son principal facteur de crise. Ce furent des moments où la gauche politique – y compris Podemos et ses alliés en Catalogne – laissa passer une occasion en or de prendre la tête du mouvement populaire de masse démocratique de ces dernières décennies dans l’État Espagnol et en disputer l’hégémonie et la direction politiques au reste des acteurs.
Mais Podemos a vieilli rapidement jusqu’à atteindre la décrépitude car il a fini par accepter le cadre logique et les limites de la Constitution espagnole de 1978, de l’économie de marché et de l’Union européenne comme unique horizon possible. Cela a provoqué un échec de Podemos et une défaite pour la gauche qui l’avait impulsé. Et cependant, il était inévitable de le tenter. Et il fallait même le faire.
Le 15M (forces et faiblesses) dans la généalogie et raison d’être de Podemos
L’irruption du mouvement des Indigné·e·s du 15 mai 2011 sur les places et les rues de Madrid, qui s’est immédiatement étendue à toutes les localités de l’ensemble de l’État espagnol, y compris la Catalogne (Catalunya), le Pays Basque (Euskal Herria) et la Galicie (Galiza), a marqué l’entrée en scène de la mobilisation sociale d’une nouvelle génération qui ne s’identifiait pas aux partis politiques parlementaires (« ils ne nous représentent pas »). Génération qui se voyait spécialement touchée par les politiques d’austérité (« cette crise nous ne la payons pas »). Elle s’affrontait aux élites financières bénéficiaires des aides d’État pour le sauvetage du secteur bancaire (« ce n’est pas une crise, c’est une escroquerie ») et elle dénonçait les limites du régime politique (« ils l’appellent démocratie et ce n’en est pas »).
Par conséquent, cela a été un mouvement à vocation anti-régime, configuré autour de demandes démocratico-radicales qui a mis en cause le modèle bi-partidiste imparfait concocté par le PSOE et le PP, mais également le turnismo (l’alternance combinée) au gouvernement de l’État, une fois socialiste, l’autre conservateur, ainsi que le modèle électoral. Mais il s’est constitué aussi en tant que mouvement anti-austérité face aux politiques économiques et sociales prédatrices et contraires à la souveraineté populaire, tout particulièrement après la réforme de l’article 135 de la Constitution et le sauvetage du secteur bancaire espagnol, qui ont supposé un investissement public chiffré à l’heure actuelle à 65 000 millions d’euros (65 milliards) par la Banque d’Espagne. C’est pour cela que le 15M, quoique de forme élémentaire, réclamait une autre économie, un autre modèle de société et la nécessité d’une nouvelle Constitution. C’est cela qui a été son grand apport et la démonstration de son énergie créatrice fondée sur l’activité des masses. Le 15M a réussi à gagner la sympathie de la majorité de la population excédée par la période d’austérité initiée en 2008 et par la sclérose politique du système.
Le 15M a signifié un avertissement à la totalité des partis et des syndicats du système et a ouvert la voie à une mobilisation populaire soutenue par des secteurs divers (ce que l’on a appelé les marées de l’enseignement, de la santé, des travailleuses et travailleurs de la fonction publique, etc.), qui s’est réalisée relativement en marge des bureaucraties et avec des formes nouvelles d’organisation et de coordination. Le mouvement 15M a suscité des formes de lutte de désobéissance des masses d’un nouveau type basées sur l’assemblée comme matrice d’organisation, qui très vite ont débordé les organisations traditionnelles. Au 15M se sont joints les activistes écologistes et féministes et des secteurs de la jeunesse qui faisaient leur première expérience politique.
Il faut signaler tout particulièrement que le 15M, grâce à sa critique du régime de 1978, a rendu possible le débat sur la nécessité d’une rupture démocratique et l’ouverture d’un processus de destitution//constitution, qui, à mesure que le temps passait, a emmené Anticapitalistas et d’autres secteurs à parler au pluriel, car on avait besoin d’un ensemble de processus débouchant sur la constitution d’une coordination qui prendrait en compte l’existence de la question nationale et pas seulement la dimension de l’État espagnol.
Mais le 15M a aussi montré les limites du mouvement social sans une expression politique et, concrètement, une représentation électorale. En 2013, la situation politique était bloquée. Très vite, parmi les secteurs les plus avancés des activistes, un débat s’est amorcé sur la nécessité d’un outil politique. Bien que tous aient convenu qu’aucune force politique qui surgirait ne pourrait s’arroger la représentation du mouvement du 15M, il ne fait aucun doute que Podemos était bénéficiaire de l’esprit des Indigné·e·s.
Les dilemmes d’Anticapitalistas
Les mois précédant le lancement de Podemos, au sein d’Anticapitalistas, le débat sur que faire, s’était structuré autour de trois positions. Une première était favorable à constituer un front de gauche ou une alliance tactique avec IU, ce qui avait pour inconvénient l’histoire récente qui, pour cette organisation, avait consisté à se subordonner au Parti socialiste, aussi bien en ce qui concernait les accords préélectoraux au niveau de l’État, que sur l’expérience de co-gouvernement en Andalousie et dans de nombreuses municipalités, sans compter également son discrédit croissant auprès de la jeunesse de gauche. Une autre préconisait d’impulser un front d’organisations d’extrême gauche, toutes petites excepté au Pays Basque et partiellement en Catalogne, très peu implantées et passablement sectaires, ce qui précisément aurait supposé pour Anticapitalistas de se situer à la marge de l’ample courant de radicalisation massive qui avait provoqué le surgissement du 15M.
Une troisième, défendue par la direction, proposait d’impulser une certaine sorte d’initiative de nouveau type, car elle considérait que les structures de gauche existantes à ce moment-là se révélaient incapables d’être utiles pour faire le saut à même d’opérer le passage de la lutte sociale au plan politique. C’est cette dernière option qui a finalement obtenu la majorité. Au sein d’Anticapitalistas, et de son précédent Espacio Alternativo [Espace Alternatif], était présent le débat sur la nécessité de soutenir la naissance d’organisations anti-néolibérales de masse, démocratiques et aptes à livrer les batailles électorales de façon complémentaire avec les luttes sociales impulsées à partir des mouvements. C’est pour cela qu’en concevant Podemos on donna une grande importance à l’idée de parti-mouvement structuré à partir de la base que nous avons appelé par la suite cercles.
Contrairement à d’autres secteurs de la gauche, Anticapitalistas, de même qu’elle était parmi les quelques (très peu) organisations qui n’avaient pas de méfiance envers le 15M, a été la première qui s’est posé la question de la possibilité et de la nécessité d’opérer un saut politique. Elle considérait en effet que cette initiative politique n’allait pas impliquer un frein pour la mobilisation, qui, assurément, montrait déjà des symptômes d’épuisement, suite au blocage de l’État et à la récupération de certaines initiatives de la part des partis du régime qui commençaient à sortir de leur confusion et de leur paralysie initiale devant un mouvement de protestation aussi ample qu’inattendu. Bien au contraire, Anticapitalistas a considéré qu’il était urgent et possible de canaliser toute l’énergie surgie à la suite du 15M vers une nouvelle bataille qui débloquerait un paysage politique qui, objectivement, opérait comme un verrou. Effectivement, il existait une grande puissance dans le secteur social et politique qui n’était pas représentée. Dans ce cadre, Anticapitalistas a fort justement eu l’audace tactique d’impulser l’initiative Podemos, dont la portée et la nature étaient d’une telle envergure qu’elle allait mettre à l’épreuve toutes les forces et capacités de l’organisation.
Que serait-il arrivé si Anticapitalistas ne l’avait pas fait ? Nous ne pouvons pas le savoir puisque cela ne s’est pas produit. Ce que nous savons par contre c’est que les groupes d’extrême gauche qui ne se sont pas ralliés à Podemos se sont suicidé, pendus par la corde du sectarisme. Il est possible qu’Anticapitalistas aurait suivi le sentier de l’insignifiance politique dans laquelle se sont engagé une bonne partie des groupes qui sont restés en dehors. Probablement n’aurait-il pas multiplié ses forces militantes et n’aurait-il pas bénéficié de la large audience qu’ont réussi à avoir ses porte-parole politiques. Il n’aurait pas étendu son organisation à toutes les communautés autonomes. Il n’aurait pas pu organiser des rassemblements politiques de masse, autant en présentiel qu’online, comme il les a réalisés pendant la pandémie de la Covid-19. Aucune de ses propositions sur la question nationale ou sur les inégalités sociales n’aurait eu l’impact médiatique qu’elles ont obtenu. Il n’aurait pas pu marquer l’agenda politique parmi l’avant-garde, et il ne serait pas devenu une référence idéologique et politique pour les secteurs les plus conscients des militant·e·s. Il n’aurait pas pu mener à bien l’expérience de travail à partir des institutions locales, régionales et européennes sous les modalités anti-austérité et démocratiques en faveur des classes populaires. Sur ce point, il faut signaler que très vite Pablo Iglesias et son équipe ont obstrué, par le biais du recours à l’abus de règlements antidémocratiques, la possibilité de représentation anticapitaliste à l’Assemblée nationale [les Cortès – le Parlement de l’État espagnol] où il y eut une présence limitée et seulement au cours d’une législature.
Mais ces éléments et d’autres questions qui sont à porter au crédit d’Anticapitalistas ne sauraient occulter deux questions : 1° Celle déjà mentionnée du fait que le projet de Podemos a échoué et que les thèses d’Anticapitalistas ont été défaites ; 2° qu’Anticapitalistas a commis de graves erreurs au cours du processus qui ont contribué au triomphe des positions des Pablo Iglesias. C’est pour cette raison qu’il convient de rappeler/reconstruire de manière critique le récit de l’histoire de Podemos et tirer le bilan des avancées d’Anticapitalistas pour avoir une vision d’ensemble et pouvoir comprendre également l’autre grande décision : celle de quitter Podemos et donner une impulsion à Anticapitalistas en tant que nouveau sujet politique.
Le phénomène Podemos dans toute sa complexité
La première caractéristique de Podemos c’est qu’il a repris le sentiment d’indignation existant après la crise de 2008 et la perception socialement étendue qu’une minorité était sortie bénéficiaire grâce au fait qu’une majorité avait perdu et ô combien. Et que cette question sociale était intimement liée à la question démocratique. Pablo Iglesias, le 22 novembre 2014, au moment où il était le plus radicalisé, quand les sondages donnaient Podemos comme première force politique, à partir d’un langage nettement populiste de gauche mais opérationnel pour les positions de la gauche révolutionnaire, affirmait : « La ligne de fracture oppose à présent ceux qui, comme nous, défendent la démocratie […] à ceux qui sont aux côtés des élites, des banques, du marché ; il y a ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas […] une élite et la majorité. »
Une deuxième caractéristique singulière de la naissance de cette formation politique est le rôle significatif et déterminant joué par une petite mais active organisation marxiste révolutionnaire, Anticapitalistas, dans la création et lors de la première étape du développement de Podemos. Autant le document de fondation « Faire bouger les lignes, transformer l’indignation en changement politique » que le programme électoral pour les élections au Parlement européen de 2014, malgré les ajustements logiques de langage dus aux convergences de cultures différentes, reflètent l’hégémonie des approches marxistes révolutionnaires dans les réunions et assemblées de militant·e·s. De même le concours d’Anticapitalistas fut indispensable sur d’autres terrains : conférer une légitimité à la proposition électorale face à la gauche sociale, faciliter les premiers moyens financiers, mettre à disposition du projet sa petite structure d’organisation et impulser l’organisation d’adhésion à la base, les cercles, sur quasiment toute l’étendue du territoire de l’État espagnol.
La troisième caractéristique, c’est que Podemos est né comme un parti éminemment ouvert à l’incorporation de courants divers de la gauche sociale et politique, ce qui très vite s’est traduit par l’incorporation de secteurs en rupture avec IU, incapable de sortir de sa crise interne et d’offrir de nouvelles alternatives aux demandes d’une nouvelle génération de militants. Podemos a également suscité l’intérêt des mouvements sociaux, tout particulièrement parmi les secteurs de l’écologie politique et du féminisme. En outre, il a su capter l’intérêt de la génération des jeunes de vingt ans qui était étrangère à la politique.
C’étaient là les trois conditions sine qua non pour que le projet Podemos puisse se construire et être utile. Qu’il conserve sa radicalité de discours, qu’il établisse des liens organiques stables avec les secteurs ouvriers et populaires les plus conscients et les plus combatifs, et qu’il se configure en interne de façon démocratique afin de permettre la délibération, la participation des adhérents aux décisions et la coexistence créative et fraternelle de l’ample pluralité idéologique et politique qui était présente dès le début en son sein. Cette pluralité couvrait des aspects très divers, avec un spectre de différences plus large que celui que présentaient les trois composantes politiques principales regroupées autour de la figure de Pablo Iglesias, de celle d’Iñigo Errejón et d’Anticapitalistas, dont les porte-parole publics les plus connus étaient Teresa Rodríguez et Miguel Urbán.
Dès son origine Podemos est devenu un champ de bataille interne entre ses trois âmes. Celle qui était représentée par le courant anticapitaliste – plus large que l’organisation qui l’animait –, qui proclamait l’importance du programme et de l’organisation dans la construction en chœur du nouveau parti, ainsi que la nécessité d’impulser l’auto-organisation et la mobilisation sociale, l’implantation dans le monde ouvrier et la combinaison de ces tâches avec une lente accumulation électorale et institutionnelle qui devrait se mettre au service de ces objectifs par le biais d’une liaison en deux directions parti-monde ouvrier.
Face à cette proposition s’est constituée une alliance entre le secteur populiste de gauche de Iñigo Errejón et le secteur de Pablo Iglesias lors de la première assemblée citoyenne de Podemos, connue comme Vista Alegre I (d’après le nom du lieu du rassemblement). Cette alliance s’est traduite par la création d’une clique bureaucratique composée de deux fractions, en remodelage constant suivant les rapports de forces internes, qui s’est donné pour mission le contrôle absolu de Podemos. L’objectif à court terme de l’alliance étant de battre les positions marxistes révolutionnaires.
L’objectif spécifique de Pablo Iglesias était de se constituer comme le leader incontestable avec une autonomie absolue, sans expliciter d’autre projet que de parvenir à dépasser électoralement le PSOE et de parvenir ainsi à gouverner rapidement. Dans ce but, il n’a pas hésité à radicaliser ou à modérer son discours à sa convenance. Il ne s’est jamais posé la question d’un projet de société, de programme de gouvernement ou de stratégie à suivre, ni même pris en compte les conditions et mesures à prendre pour affronter les attaques du Capital. On n’a pas plus tiré les leçons de l’intervention de la Troika dans le cas grec de Syrisa. La vieille confusion réformiste entre accéder au gouvernement et avoir le pouvoir se répétait, ça oui, avec des discours radicaux en connexion avec l’esprit de contestation du moment. Toute son action politique a été présidée, le tout accompagné d’un discours plus ou moins gauchiste, par le fait d’exercer un hyper-leadership dans une imitation simpliste des aspects les moins intéressants de l’expérience bolivarienne, mais également par ce que nous pourrions qualifier d’un relativisme programmatique qui permet de sortir ou de faire disparaître d’un « fourre-tout » des propositions au gré des convenances tactiques du moment, sans aucun rapport avec un projet de société ni de stratégie pour y parvenir. L’hypothèse stratégique était « nous sommes nés pour gouverner », c’est-à-dire, accéder au gouvernement, comme une fin en soi.
Pour cette tâche, dans une première étape, Iglesias a trouvé un allié plus commode en Errejón, qui à l’époque suivait les thèses d’Esnesto Laclau et Chantal Mouffe [2] à propos de l’autonomie absolue de la politique et la négation du rôle joué par les classes sociales et les controverses des marxistes sur l’économie concernant le mode de production capitaliste. Par conséquent, à partir de ce secteur, on a vu les discours et même les articles de presse, foisonnant de digressions abstraites sur la construction du sujet peuple par le biais de la création d’une base électorale interclassiste, idéologiquement transversale ; une base mobilisant ses sentiments derrière un leader capable de faire en sorte que le peuple affronte une minorité oligarchique, exiguë. La conséquence était que les catégories de gauche et de droite ou les analyses de classe étaient inappropriées, etc.
Errejón avait théorisé la possibilité d’une victoire électorale rapide, à laquelle il fallait tout subordonner : efficacité versus démocratie, hiérarchie versus organisation à la base dans les cercles, machine de guerre électorale (littéralement suivant l’expression de la formule) versus parti de masse, participation plébiscitaire versus délibération démocratique. Après la première victoire interne de la clique, les cercles ont cessé d’avoir la capacité de prendre des décisions et c’est en marge de ces derniers que l’élection des dirigeants s’est réalisée, par le biais des votes online des personnes qui s’inscriraient en ayant recours à un formulaire sur la page web. C’était le seul engagement de la part des adhérents. Des élections sans débat et personnalistes. Il s’est agi d’un choix absolument antinomique avec celui d’un parti militant et celui d’un parti de masse organisé. Impossible par conséquent, que la base contrôle et révoque les dirigeants.
Ces théorisations n’ont pas entraîné de débat théorique et idéologique de qualité, ni dans les médias universitaires, ni au sein des politiques, au-delà de ce qu’une minorité très impliquée dans la construction de Podemos a pu réaliser, qu’elle ait soutenu une thèse ou l’autre, ou la défense de l’establishment du bipartidisme. Les élections au Parlement espagnol de 2015 et 2016, bien qu’elles aient abouti à un résultat important pour Podemos, n’ont pas entraîné le dépassement électoral tant désiré. L’affaissement électoral a commencé conjointement à une recherche du vote au moyen de l’abandon de toute radicalité. Le moment populiste – laclausien diffusé dans tout l’État espagnol par Chantal Mouffe par le biais du principal journal diffusé dans l’ensemble du pays, El País [3] – s’est vu réduit à sa seule dimension populiste. Les urnes ont réduit en cendres ces théorisations.
Au congrès suivant, à Vista Alegre II [mars 2017], le secteur d’Iglesias a viré à gauche et a réalisé l’épuration du secteur d’Errejón. Le choc entre ces deux appareils bureaucratiques pour le contrôle du parti exprimait ce que Jaime Pastor et moi-même avons décrit comme « Pablo Iglesias vs Iñigo Errejón : entre l’eurocommunisme ressuscité et le néopopulisme centriste » [4]. D’après certaines appréciations comme celle d’Emmanuel Rodríguez [sociologue et membre de Podemos], le choc était une expression de plus de l’idéologie et de la conception de la politique podémite en tant que simple génération d’élites ; lutte entre celles-ci et la réalisation des aspirations de composantes universitaires d’une classe moyenne progressiste sans futur [5]. Le degré d’affrontement sectaire entre les deux factions des ex-alliés à travers la presse et les réseaux sociaux avant la tenue de la seconde assemblée citoyenne a atteint de tels sommets qu’elle a failli mettre en danger son issue. Malgré l’atmosphère de folie générale, le congrès a pu se tenir grâce au travail et au sens de la mesure d’Anticapitalistas, ainsi qu’un journaliste, Raúl Solís, peu proche du marxisme révolutionnaire, l’a décrit dans sa chronique, s’étonnant de ce que la gauche marxiste révolutionnaire ait une attitude sensée (sic) [6]. Pendant quelques mois le virage à gauche de Pablo Iglesias a été favorable à la politique d’Anticapitalistas. Mais Iglesias s’en est pris au pluralisme. Il a d’abord marginalisé Errejón, authentique Épiméthée [le Titan qui « réfléchit après coup »] de cette histoire, qui en découvrant le type de parti qu’il avait lui-même dessiné et ayant pu constater ce qui jaillissait de la boîte de Pandore podémite, a décidé sa rupture pour des raisons politiques, mais surtout parce qu’il ne pouvait plus respirer dans une organisation sans démocratie. Immédiatement après, la purge d’Anticapitalistas a commencé, au moyen de mesures bureaucratiques.
Très vite une évolution s’est amorcée, avec des tournants à droite et à gauche, de la part de Pablo Iglesias, en revenant à ses conceptions de jeunesse et à ses racines eurocommunistes. Il a même récupéré la mémoire de Santiago Carrillo [1915-2012], le dirigeant du Parti communiste d’Espagne (PCE) [de 1960 à décembre 1982] qui de concert avec Enrico Berlinguer, du Parti communiste italien et Georges Marchais du Parti communiste français, furent les pères de l’eurocommunisme, la nouvelle manière (comme ils l’appelèrent eux-mêmes) d’accéder au gouvernement à travers le système parlementaire. Iglesias a commencé à revendiquer les bienfaits de la Communauté Européenne comme bouclier social démocratique, comme si celle-ci pouvait être découpée en tranches et que chaque article n’avait aucun lien avec les autres ni n’avait répondu à une légitimation du régime libéral post-franquiste. Sur un sujet aussi crucial il est passé, comme cela a été analysé dans d’autres articles dans Viento Sur, de la remise en cause de la Constitution à sa réforme partielle « quand ce sera possible ».
Certes si Pablo Iglesias a eu recours à la boîte à outils conceptuelle de Laclau, il n’a probablement pas été son disciple le plus fidèle, mais il en a, en tout cas, tiré tout le bénéfice. Les théories de l’intellectuel post-marxiste s’accordaient parfaitement avec la voie électoraliste au pouvoir et avec le rôle prééminent d’Iglesias dans le processus. Les appels abstraits à la démocratie comme l’outil à même de transformer la société dans le cadre des institutions de la démocratie libérale – qui ne sont pas remises en question – conduisent à l’impuissance du populisme de gauche et de l’eurocommunisme à pouvoir gouverner en améliorant substantiellement, de manière durable, les conditions de vie des gens dans une situation de crise économique, et encore moins à transformer la société. Statis Kouvelakis a raison quand il critique Laclau parce que son concept de démocratie radicale, qui exclut la rupture avec l’ordre socio-économique capitaliste et avec les principes de la démocratie libérale, suppose une auto-limitation. Et de rappeler que contrairement à ce qu’affirme Laclau, c’est la lutte des classes qui agit comme un opérateur de déréification du sujet de la politique et non la « raison populiste » [7].
Dans chacun des scrutins suivants, y compris ceux de 2019, où Pablo Iglesias a pris la tête de la coalition de Podemos avec IU, dénommée Unidas Podemos (UP), la perte en voix et en sièges est constante et accablante. Le poids et la présence dans les médias sont en chute, Podemos ne définit plus l’agenda politique ni les thèmes du débat public et le prestige de l’organisation – qui dans ses débuts était au plus haut – est en chute libre dans chaque sondage d’opinion. Et c’est alors qu’a commencé la recherche désespérée d’espaces plus traditionnels de gauche et de centre-gauche pour aller chercher les voix qui manquaient. C’est le même résultat et destin qu’aura Más País, la scission d’Iñigo Errejón.
Si à ses débuts Podemos a eu un grand pouvoir d’attraction avec son discours contestataire et conquérant, les résultats électoraux, ont transformé cet élan en un misérable accommodement avec son « nous sommes nés pour gouverner ». Ce tournant s’est vu encouragé par le processus de régression de IU avec le triomphe des thèses d’accès au gouvernement et de subordination croissante à Podemos. UP a abandonné toute velléité à maintenir un profil propre et différencié de gauche et cela s’est concrétisé symboliquement par le fait de resserrer les rangs dans sa défense de Nadia Calviño [ex-membre de la Commission européenne, ministre de l’Economie et troisième vice-présidente du gouvernement espagnol] aussi bien face à l’Union européenne qu’en ce qui concerne les évènements au sud des Pyrénées [au Pays Basque].
Les faiblesses et les erreurs d’Anticapitalistas
Le résultat de la confrontation réformiste / révolutionnaire au sein de Podemos n’était pas déterminé à l’avance, mais, tout en comprenant les difficultés qu’il y avait de mener une politique anticapitaliste à l’intérieur et à partir de Podemos, il existait de réelles possibilités de le faire. Cela exigeait de sortir de la zone de confort dans laquelle sont installés tant de petits groupes et sectes de la gauche radicale qui limitent leur activité à l’auto-construction, à la dénonciation, à la mise en demeure des autres agents politiques et au propagandisme sans avoir la volonté ni la capacité de concevoir des projets politiques pour l’action des masses et en relation avec elles. Anticapitalistas osa ce pari fort, eut de l’audace et déploya son potentiel programmatique et tactique.
La tâche était herculéenne : créer de rien un parti de masse dans une situation de crise sociale, mais avec peu de culture et de traditions de militantisme organisé. Ceci dans un contexte de crise du régime politique – compte tenu de la désaffection de la jeunesse et de l’ampleur du conflit catalan avec l’Etat central –, mais avec les appareils d’Etat post-franquistes indemnes, sans fissures. Avec une crise du bi-partidisme qui provoquait une situation d’ingouvernabilité, mais avec un Parti socialiste stabilisateur qui conservait la confiance, certes diminuée mais toujours majoritaire, du « peuple de gauche »… Dans ces conditions, la construction de l’alternative était une mission difficile. Les facteurs qui expliquent l’existence de l’espace qui s’ouvrait pour la construction de Podemos pouvaient en être en même temps le talon d’Achille : des années de destruction et de régression de la conscience du mouvement ouvrier par exemple et l’effondrement de la gauche politique réformiste et révolutionnaire ; mais surtout le fait que la crise organique ne s’était pas encore produite. Tout cela a objectivement rendu difficile que le projet d’Anticapitalistas de faire de Podemos un levier pour l’émancipation remporte le succès attendu.
Cependant, il est nécessaire de mettre en évidence certaines erreurs et faiblesses qui, outre les difficultés objectives, ont pesé sur Anticapitalistas. Une première erreur a été d’accepter de facto le cadre étroit que la clique a imposé par la légalisation de manière secrète et manœuvrière de statuts antidémocratiques et hiérarchiques qui accordaient la légalité juridique du parti à l’équipe Iglesias. De cette manière, cette équipe cherchait à sortir Anticapitalistas de la scène comme sujet politique fondateur et de présenter ses militants comme des conspirateurs extérieurs, « entristes » et ennemis du projet (sic) qu’ils avaient eux-mêmes créé ! Que le lecteur se souvienne de la photographie du rassemblement où interviennent Lénine et Trotsky, photographie qui a été censurée et modifiée par la magie photographique de Staline pour effacer la mémoire et devenir le propriétaire de la révolution. Eh bien, quelque chose comme cela s’est passé à Podemos. Comment qualifier l’attitude d’Anticapitalistas ? Aujourd’hui, il n’y a qu’un seul adjectif : une naïve confiance irresponsable.
Il y a eu une surestimation volontariste de la capacité d’action de nos modestes forces militantes organisées, non pas tant pour vertébrer l’arrivée initiale, spontanée et massive de militants, mais pour faire face à l’hyper-leadership construit dans les médias et au lien plébiscitaire existant (et fomenté) entre le leader charismatique et les masses dans une situation où il n’y a pas de processus de politisation profonde, de formation de cadres, de structuration systématique du militantisme et de relations organiques avec de larges secteurs de la population de gauche. Et cela alors même qu’il existe cependant un profond sentiment de besoin de changement, de nouvelles directions et de nouveaux représentants. Ce facteur a été déterminant pour permettre le niveau d’autonomie atteint par Pablo Iglesias dans sa figure de secrétaire général – qui se fait élire en dehors du reste de la direction, de manière plébiscitaire – et pour imposer sa dynamique à Podemos, acculer toute proposition de structuration démocratique et justifier tout type de zigzags politiques en fonction de ses intérêts à chaque moment.
C’était le temps où Podemos mit en place, comme l’appela Santiago Alba [essayiste et philosophe marxiste], le « commandement médiatique », qui, pendant une courte période, a effectivement révolutionné la communication politique tant sur les réseaux sociaux que dans sa relation avec les médias audiovisuels. Ce dispositif de parti fut approprié exclusivement par le tandem Iglesias-Errejón. Face à cela, Anticapitalistas – étant donné que l’accès aux ressources de Podemos lui était fermé par le veto de la clique bureaucratique – n’a pas organisé, même à l’état embryonnaire, un système de communication, aussi modeste soit-il, lui permettant d’exprimer ses positions dans les médias et les réseaux, de manière autonome. Cela a constitué pendant longtemps l’une des entraves les plus lourdes qui ont pesé sur son activité.
Le néocaudillisme dans l’État espagnol a été inspiré idéologiquement, politiquement et organisationnellement par les expériences populistes latino-américaines, aujourd’hui en déclin, mais la direction de Podemos a défendu sa nécessité « conjoncturelle » et « instrumentale » – feignant de le faire malgré elle – avec le mantra de sa convenance et de son opportunité devant « la logique électorale et communicationnelle dans la société du XXIe siècle ».
Le problème suivant, lié au précédent et que Anticapitalistas n’a pas détecté à temps, c’est que ce caudillisme se connectait très bien avec des secteurs issus d’expériences post-staliniennes et des secteurs les plus dépolitisés qui acceptaient volontiers la hiérarchisation de l’organisation dans laquelle beaucoup d’entre eux ont commencé à s’autodésigner eux-mêmes comme soldats.
Ce processus rapide de bureaucratisation a pu être favorisé par le fait que certains secteurs d’activistes de gauche des mouvements sociaux, manquant d’une conscience politique adéquate, ont d’abord méprisé Podemos et le secteur anticapitaliste n’a pas pu compter sur leur aide à un moment crucial. Après le succès électoral du nouveau parti, ils s’en sont rapprochés aveuglés comme des moustiques par la lumière. Un peu tard pour modifier sur le plan démocratique l’organisation. Sans direction politique, certains se sont installés dans la nouvelle situation, d’autres ont simplement cherché un emploi dans les interstices institutionnels et la plupart ont quitté Podemos avec une grande partie de ceux qui l’avaient rejoint.
Dans cette situation, Anticapitalistas a commis une erreur au cours du Congrès de Vista Alegre I. Le cadre de conflit étant centré sur le modèle organisationnel, il a concentré ses efforts presque exclusivement sur la réponse à la question démocratique interne, une question vraiment importante, mais sans poser de façon suffisamment énergique la bataille pour un projet politique permettant d’agréger autour d’Anticapitalistas les courants de radicalisation existants. Une leçon à retenir pour l’avenir : la condition sine qua non pour construire des groupements politiques stratégiques qui devraient avoir un horizon de société post-capitaliste, c’est d’établir la relation entre projet politique et aspiration à une société écosocialiste et féministe. Ce n’est qu’ainsi qu’un bloc historique antagoniste peut être créé et unifié. Anticapitalistas n’a pas réussi à placer cette question au centre de la construction de Podemos et cela a permis aux dirigeants de Podemos de manœuvrer et de changer de positions politiques à volonté et, par conséquent, de définir les objectifs en fonction de leurs intérêts immédiats.
Mais la question fondamentale est que si la tâche était herculéenne, Anticapitalistas avait non seulement un déficit numérique, mais un déficit aussi dans son implantation sociale et, plus important encore, dans le degré de cohésion politique qu’il avait avant d’entreprendre le projet que proposait la direction du parti. C’est pourquoi il y a eu des départs de la part d’un secteur moins audacieux, plus sectaire et gauchiste qui, peu de temps après, allait devenir inexistant. Mais il y a eu aussi des pertes dans un secteur qui réduisit ses attentes à la voie électorale et qui ne voyait plus la nécessité de l’existence de l’organisation marxiste révolutionnaire dans le cadre d’une organisation plus large.
Les dirigeants d’Anticapitalistas ont fait une bonne lecture de la situation qui a conduit à la conclusion de la fondation de Podemos, mais pas suffisante en ce qui concerne les exigences politiques nécessaires pour faire un tel saut. Une leçon peut être tirée de cette question, particulièrement en pensant aux tâches post-Podemos qui s’ouvrent : la nécessité d’avoir une préparation idéologique et stratégique significative du parti avant de prendre des décisions de cette ampleur. Mais comme on ne peut deviner magiquement ni prédire scientifiquement les situations dans lesquelles se présenteront de nouvelles opportunités qui permettent de réaliser des sauts qualitatifs, il est indispensable de créer, de façon consciente et planifiée, une cohérence interne supérieure à celle qui se produit de façon spontanée et routinière. Cela doit constituer une tâche centrale constante qui sera d’une grande utilité pour agir de façon homogène, avec une réflexion stratégique, une habilité tactique et une créativité organisationnelle, de sorte que les opportunités et possibilités se transforment en forces et réalités.
On se verra dans les combats
Comme l’a expliqué Raúl Camargo dans une interview [8], les raisons de fond du départ d’Anticapitalistas de Podemos sont doubles. D’une part, l’inexistence de vie démocratique interne dans une organisation dont les organes se réunissent ou délibèrent rarement, où la proportionnalité n’est pas respectée pour l’élection des postes de direction internes ou pour les candidatures électorales décidées par le secrétaire général, autant de facteurs qui empêchent le développement d’une vie organique pluraliste. D’autre part, parce que le processus d’acceptation du cadre constitutionnel du régime de 1978 et d’adaptation flexible à l’économie de marché de l’équipe Iglesias s’est accompagné d’un rapprochement avec le PSOE, qui a culminé dans la formation d’un gouvernement conjoint où Unidas Podemos (UP) joue un rôle subordonné et secondaire.
Les accords budgétaires de l’UP avec le PSOE et le programme du gouvernement de coalition ont été subordonnés aux exigences du Pacte de stabilité et de croissance. C’est un gouvernement qui, sous l’hégémonie et la vigilance attentive de la ministre Nadia Calviño, a une politique économique et sociale déterminée par les limites fixées à tout moment par la Commission européenne, le Conseil, l’Eurogroupe ou la BCE. L’âme sociale qui inspire Podemos est indéniable, mais ses propositions, et cela a été démontré dans la pandémie, ont une portée limitée. Les mesures de défense des plus démunis sont nécessaires comme palliatifs mais insuffisantes, celles ayant trait à la législation du travail ont une date d’expiration et misent sur un endettement encore plus grand des caisses de l’Etat et un allégement des profits des entreprises.
Dans la brève expérience du soi-disant gouvernement du progrès, UP a fait une masse de concessions, renonçant même à des questions du programme convenu avec le PSOE et a silencieusement consenti à d’importants reculs politiques et décisions économiques. L’un des prochains tests sera leur attitude face à la crise flagrante de l’institution monarchique, qui ne sera pas vaincue uniquement par des déclarations au sein du parlement.
Il est peu utile de regrouper le peuple, de faire appel aux intérêts des gens, d’avoir une présence électorale ou de faire partie d’un gouvernement si ce n’est autour d’un projet qui mette fin à leur aliénation. Ce qui, à plus forte raison, nous oblige à nous souvenir de catégories telles que classe sociale et exploitation ; à concevoir la majorité sociale non pas comme une somme arithmétique d’individus mais comme un agrégat algébrique de la classe des travailleurs avec tous les secteurs sociaux qui ont un compte à régler avec le système et capables de configurer un nouveau bloc hégémonique. En d’autres termes, concevoir le peuple comme un véritable sujet politique antagoniste et candidat au pouvoir dans tous les sens. Ceci est tout à fait différent de circonscrire les avancées à la simple occupation par une nouvelle élite de jeunes politiciens professionnalisés de quelques rares portefeuilles ministériels marginaux.
Podemos est devenu un appareil électoral plébiscitaire qui, bien qu’il traduise la représentation d’une partie de la gauche, quoique de manière décroissante, est un obstacle au développement de l’auto-organisation populaire. D’une part, parce que de sa direction, la lutte politique a été réduite à une lutte purement institutionnelle ; d’autre part, parce qu’elle entretient une relation instrumentalisée avec les organisations sociales. Ceci est complémentaire et fonctionnel à l’orientation gouvernementaliste d’Iglesias, caractérisée par un gouverner à tout prix. Et cela pour s’insérer dans la structure de gestion progressiste de l’appareil d’État, en limitant l’agenda de travail à des critères possibilistes et en renonçant à l’objectif de transformation du système politique, économique et social ; assumant constamment la logique du moindre mal, comme on peut le voir en ce moment dans la gestion de la crise sociale Covid-19 et post.
En résumé, la radiographie actuelle de Podemos est celle d’un parti hiérarchique dont les organes directeurs n’ont pas de vie, identifiés au groupe parlementaire et aux membres du gouvernement, un parti qui a presque complètement perdu sa base militante – celle qui se rassembla lors de sa naissance – et qui a réduit son action politique à une présence institutionnelle manquant d’idées et de propositions transformatrices. Et son principal objet de réflexion est de se situer dans la structure de l’État et dans le sillage de ses propres transformations. Un parti qui, dans le classement fait par Antonio Gramsci dans ses Notes brèves sur la politique de Machiavel, se consacre à la « petite politique », aux « questions partielles et quotidiennes qui se posent au sein d’une structure déjà établie par les luttes de prééminence entre les différentes factions d’une même classe politique ». Et qui a abandonné la « grande politique », celle qui « traite réellement des questions d’État et des transformations sociales ». Et qui a commis l’erreur – contre laquelle Gramsci avait déjà prévenu – qui fait que « chaque élément de la petite politique » devient « une question de grande politique ».
Ce ne sont pas de bonnes nouvelles. La situation politique actuelle ne favorise pas les positions de gauche, elle présente de grandes difficultés et de défis en l’absence de la médiation d’un parti de masse. Mais cette constatation ne peut ignorer les aspects positifs indiqués plus haut, qui est qu’Anticapitalistas a réalisé une telle expérience, qui permet à l’organisation marxiste révolutionnaire de pouvoir continuer à jouer, comme le suggère Brais Fernández [9], un rôle actif dans la crise du régime de 1978. Pour ce faire, il devra promouvoir de nouvelles alliances politiques et sociales face aux politiques d’austérité, continuer à œuvrer pour la création de nouveaux groupements anti-néolibéraux à influence de masse, comme c’est le cas d’Adelante Andalucía, promouvoir l’organisation de luttes syndicales, sociales, environnementales, féministes et de jeunesse et en défense du service public, et d’être un référent idéologique et culturel dans les débats existants pour définir un nouveau projet écoféministe et social.
Notes
[1] Izquierda Anticapitalista a participé au processus de création de Podemos en 2013 et 2014 et est devenue plus tard connue sous le nom d’Anticapitalistas. Puisqu’il y a une continuité politique et organisationnelle absolue entre les deux dénominations, j’utilise le nom d’Anticapitalistas dans tout l’article pour ma commodité et pour faciliter la lecture de ceux qui accèdent au texte. Pour mieux connaître cette transition formelle https://vientosur.info/spip.php?article9779
[2] Du coup, pendant un court laps de temps, les vitrines des librairies se sont remplies d’œuvres de Laclau comme La Raison populiste, l’Hégémonie et la stratégie socialiste de Laclau et Mouffe ou Construire un peuple. Hégémonie et radicalisation de la démocratie de Mouffe et Errejón. Ce que je ne sais pas, c’est s’ils ont vraiment eu un succès en nombre de lecteurs.
[3] https://elpais.com/elpais/2016/06/06/opinion/1465228236_594864.html
[4] https://vientosur.info/spip.php ? article14555
[5] https://vientosur.info/El-podemismo-como-problema-y-como-ideologia
[6] http://www.huffingtonpost.es/raul-solis-/la-cordura-de-los- anticap_b_14635506.html ? Ncid = engmodushpmg00000009
[7] https://www.vientosur.info/spip.php?article14995
[8] https://www.eldiario.es/politica/raul-camargo-podemos-gobierno-psoe_1_5963428.html
[9] https://vientosur.info/Y-despues-de-Covid19-que-hacemos-Notas-para-una-discusion-en-la-izquierda
P.-S.
• Article publié sur le site de Viento Sur, en date du 9 septembre 2020 ; traduction rédaction A l’Encontre le 28 septembre 2020 :
https://alencontre.org/europe/espagne/splendeur-et-crepuscule-de-podemos-les-raisons-dun-adieu.html
• Manuel Garí est membre d’Anticapitalistas et du conseil de rédaction de Viento Sur
Un message, un commentaire ?