Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Situation en Iran : Entretien avec Amir Kianpour conduit par Béatrice Rettig

Ce qui se passe aujourd’hui en Iran doit se comprendre par rapport à deux crises majeures qui ont rudement frappé le pays, celle de la reproduction sociale et celle de la représentation ; la première est en grande partie le produit et l’effet de la mise en place des politiques néolibérales ainsi que les sanctions imposées à l’économie iranienne ; la deuxième est inhérente à la structure de la souveraineté de l’Etat chiite qui se caractérise, d’un côté, par la position d’exception du Vali-e Faqih (Guide suprême) et de l’autre, par un système politique qui exclut ou marginalise de façon systémique certains groupes de la population (les femmes, les Baha’is, les Sunnites, etc.).

Tiré de Entre les lignes et les mots

Béatrice Rettig : Quelle est la cartographie politique et sociale actuelle en Iran, tel que le mouvement iranien de cet automne 2022 la rend visible ? Fait-il apparaître de nouvelles composantes, de nouveaux conflits et de nouvelles coalitions ?

Amir Kianpour : La première chose à dire, c’est qu’il y a, au moins, deux mouvements au sein du soulèvement iranien, avec deux rationalités différentes, deux agendas et même avec des principes d’organisation divergents ; le premier se définit par le slogan d’origine kurde « femme, vie, liberté » et par les traductions centrifuges et polythéistes de ce slogan ; et le second se caractérise par faire rimer « femme, vie, liberté » et « homme, patrie, prospérité » ; selon ce dernier, l’insurrection en cours est une « révolution nationale » dont le pilier idéologique et discursif est le patrimoine culturel d’Irân-shahr (la cité des perses). Les agent.es du premier bloc se trouvent entre les féministes, les minorités nationales surtout les Kurdes, les étudiant.es, les collectifs et les organisations de gauche, les activistes de la société civile, les militant.es syndicaux, etc. ; ils constituent un réseau non institutionnalisé actif à l’intérieur du pays.

Il convient de préciser que malgré la politique de division et de peur que le régime a fait régner pour longtemps, les Perses, les Turcs, les Kurdes, les Arabes, et les Baloutches sont tout à coup parvenus à s’aligner tous sur la même politique ; là résidait l’un des aspects novateurs du mouvement.

Le deuxième bloc, constitué des royalistes et nationalistes, a recruté ses sympathisant.es entre les habitant.es des petites villes et des périphéries des grandes villes (les populations urbaines pauvres) ; et cela par le biais des chaînes persanophones basées à l’étranger sponsorisées et coordonnées par l’Arabie saoudite et Israël.

Les deux blocs susmentionnés veulent la chute du régime, mais chacun a sa propre vision de l’avenir de l’Iran. Les deux existaient avant le soulèvement, mais la polarisation autour de ces deux visions est toutefois un phénomène émergent. Alors que le mouvement radical de « femme, vie, liberté » met l’accent sur ce conflit interne, le mouvement nationaliste a intérêt à voir les manifestant.es comme une masse monolithique.

La différence entre ces deux mouvements imbriqués peut s’expliquer par rapport à la révolution de 1979 ; tandis que l’un veut déconstruire et refaire la révolution, l’autre veut la défaire. Entre ces deux mouvements il y a des gens écrasés sous la misère et l’oppression qui veulent simplement une vie de dignité.

Il est difficile surtout pour les Européen.nes de discerner ce conflit interne car ils sont habitués à voir la société iranienne à travers son Etat et le clivage réformistes / principalistes. Au moins depuis cinq ans, ce clivage a perdu toute signification politique.

L’événement qui peut être considéré comme la fin symbolique de l’hégémonie des réformistes fut le soulèvement du Dey-96 (décembre 2017 – janvier 2018) durant lequel les étudiant.es de l’Université de Téhéran chantaient : « réformistes, principalistes, votre tour est terminé ». Depuis lors, une nouvelle carte du conflit a commencé à se dessiner. D’un côté, à l’ombre de la politique de l’administration Trump, les royalistes sont rassemblés autour de la figure du fils du Chah d’Iran, Reza Pahlavi, jouissant d’une présence médiatique considérable ; et des slogans ont été scandés dans les rues d’Iran en leur faveur, surtout dans les soulèvements précédents. Et de l’autre côté, il y a eu des luttes ouvrières étendues, la mobilisation étudiante, etc. Contrairement aux étudiant.es, les organisations ouvrières n’ont pas joué jusqu’ici un rôle majeur dans le mouvement. De nombreux militant.es syndicaux sont en prison ; et ceux et celles qui ne sont pas en détention subissent une pression énorme de la part des forces de sécurité. Pourtant, on peut entendre la réverbération de la voix ouvrière dans les slogans scandés. Ce qui est remarquable dans le soulèvement de l’automne 2022, c’est le déferlement des slogans qui visent à la fois les Mollahs et le Chah.

Quels sont les formes et les enjeux de ce mouvement à ce jour ? Quelles en sont les dimensions d’immédiateté et de spontanéité, et les dimensions de rupture et de continuité par rapport à des leitmotivs plus anciens et des mouvements récents précédents ?

Le soulèvement a touché tout le pays et toutes les classes sociales. Et les insurgé.es sont engagés dans une lutte du tout ou rien. Désormais, les revendications ne se limitent pas à l’abolition du hijab obligatoire ; et elles sont de telle nature qu’elles ne peuvent pas être satisfaites dans le cadre du régime politique actuel.

Ce qui se passe aujourd’hui en Iran doit se comprendre par rapport à deux crises majeures qui ont rudement frappé le pays, celle de la reproduction sociale et celle de la représentation ; la première est en grande partie le produit et l’effet de la mise en place des politiques néolibérales ainsi que les sanctions imposées à l’économie iranienne ; la deuxième est inhérente à la structure de la souveraineté de l’Etat chiite qui se caractérise, d’un côté, par la position d’exception du Vali-e Faqih (Guide suprême) et de l’autre, par un système politique qui exclut ou marginalise de façon systémique certains groupes de la population (les femmes, les Baha’is, les Sunnites, etc.).

Ces crises se sont intensifiées au cours des dernières années. Au moins depuis le milieu des années 2010, l’Iran a été le théâtre d’une contestation permanente ; il y a eu deux vagues de protestations de masse à l’échelle nationale, dues à la détérioration des conditions économiques et à la hausse soudaine des prix des biens de première nécessité et du pétrole : le soulèvement Dey-96 (décembre 2017 – janvier 2018) et le soulèvement Aban-98 (octobre et novembre 2019). Il faut également mentionner les manifestations des filles de la rue Enghelab (2017) contre le hijab obligatoire, les manifestations du vol 752 d’Ukraine International Airlines (2020), le soulèvement « des assoiffés » [crise de l’accès à l’eau de juillet 2021] notamment dans la province du Khuzestan (2021) et au moins 7 ans de grèves ouvrières, etc. contre la précarisation du travail et les privatisations.

De manière inédite, le soulèvement en cours a donné à toutes les protestations inachevées précédentes les suites et les séquelles qu’elles attendaient.

L’esprit de la révolution de 1979 est aussi présent dans les slogans et les agendas des manifestant.es. Transformer les cérémonies funéraires et la cérémonie du quarantième jour après la mort des martyres en scènes de protestation rappelle les événements qui ont conduit à la révolution de 1979.

La differentia specifica du soulèvement réside dans l’effondrement du mur de la peur, le leadership des femmes, et la participation de la génération Z [nées après 1996].

La présence remarquable des adolescent.es et des lycéen.nes dans les luttes pour la liberté et la justice est sans précédent dans l’histoire de l’Iran post-révolutionnaire. Cela, à mon avis, peut s’expliquer par le nihilisme généralisé des enfants d’internet et des jeux vidéos ; le nihisme mais avec un excès, avec un double mouvement subjectif qui consiste en, d’abord, la transition de « ne rien vouloir » à « vouloir le rien » et puis, le basculement de « vouloir le rien » à « tout vouloir ». Autrement dit, il s’agit d’un grand saut d’un état anhistorique quotidien et interminable dans un présent volcanique accumulé de l’histoire.

A présent, le régime s’est montré incapable de juguler les manifestations, mais il est resté toujours homogène et uni face aux insurgés. Jusqu’ici, plus de 300 manifestant.es, y compris au moins 40 adolescent.es ont été tué.es par les forces de sécurité du régime. La répression dans les zones périphériques, en particulier à Zahedan [capitale de la province de Sistan-et-Baloutchistan], a été plus sanglante. Le régime est aussi accusé d’avoir mis le feu délibérément, le 15 octobre 2022, à la prison d’Evin où sont incarcérés des prisonniers politiques et des militants anti-régime. Le pouvoir judiciaire a annoncé que des procès publics auraient lieu à Téhéran pour les 1000 personnes arrêtées. La poursuite du soulèvement peut entraîner des divisions et des conflits au sein du corps politique du gouvernement.

Pour le moment, les protestations se déplacent d’une ville à l’autre, d’un quartier à l’autre, mais les universités, la diaspora et le Kurdistan ont été les constantes de la résistance, comblant les lacunes de la chronologie du soulèvement.

Quelles initiatives ont-elles pris forme parmi les mouvements de solidarité à travers le monde, en Europe, et à Paris-Ile-de-France ? Quels sont leurs modalités d’action et leurs messages ?

Dès que je pense à la solidarité internationale, je me souviens de Nausicaa (1971), la fiction documentaire d’Agnès Varda qui se focalise sur les réfugiées politiques grec.ques après l’instauration de la dictature militaire des colonels en Grèce. Le film s’achève par les mots d’un écrivain, journaliste et militant grec exilé en France, Périclès Korovessis ; il s’agit d’une petite déclaration politique, faite d’une manière brechtienne, en regardant directement à la camera ; il dit que :
« Le fascisme en Grèce il faut le combattre en détruisant les mécanismes qui instaurent le fascisme en Europe ;
c’est la seule aide à laquelle nous croyons nous les grec.ques ;
c’est la seule aide à laquelle nous croyons nous les grec.ques ;
c’est la seule aide à laquelle nous croyons nous les grec.ques.
Tout le reste, la littérature d’exil, l’héroïsme d’exportation, la solidarité internationale, tout le reste c’est du cinéma
. »

La logique tient encore et toujours. A cet égard, la solidarité avec les femmes iraniennes contre le hijab obligatoire doit être intrinsèquement corrélée avec la solidarité avec les femmes musulmanes en Europe contre l’islamophobie.

Pour la droite iranienne, la réponse à la question de la solidarité est simple : solliciter le support des Etats occidentaux pour serrer le poing contre le régime islamique, augmenter la pression des sanctions, rompre les relations diplomatiques, fermer les ambassades d’Iran aux pays occidentaux, et ainsi de suite. Mais, la gauche en principe est contre toutes les initiatives et les activités qui, en poussant le pays un peu plus dans l’isolement, s’inscrivent dans une logique interventionniste.

Dans ces dernières semaines, il y a eu des tentatives de créer les blocs internationaux de la solidarité et de l’action ; mais là aussi il y a certains obstacles. Avant tout, les entités internationales, quelles que soient leurs natures, tendent à prioriser systématiquement la question internationale aux questions nationales et locales. Au nom des nécessités politiques au niveau international, le Komintern a laissé les communistes iraniens à leur sort tragique dans les années 1920. Un épisode similaire a eu lieu après la révolution de 1979 dans les années 1980, lorsque le caractère présupposé anti-impérialiste du régime islamique s’est avéré être une excuse pour ignorer la « suppression » des femmes, des communistes, des minorités nationales, etc. Aujourd’hui c’est mieux qu’hier, mais la problématique de l’incommensurabilité de l’oppression interne et étrangère existe toujours.

En ce qui concerne les iranien.nes de la diaspora, ils se sont politisés et mobilisés de façon inédite ; mais, il y a deux types d’organisation en correspondance avec ces deux modalités du mouvement que j’ai mentionné. C’est aussi le cas à Paris.

Chaque semaine, il y a des rassemblements de soutien aux manifestant.es en Iran presque dans toutes les villes européennes, mais avec des contenus et des messages différents. Faites attention, si vous entriez dans un rassemblement et qu’il y avait de nombreux drapeaux avec le symbole du lion et du soleil, vous seriez probablement en marche aux côtés des royalistes. (Entretien publié le 9 novembre 2022 sur le site du Groupe d’études transglobales)

Amir Kianpour est doctorant en philosophie à l’Université de Paris 8 (LLCP). Il travaille sur l’hétérogénéité du temps historique et le capitalisme contemporain. Il a également une formation en sociologie. Il a traduit certains essais et livres de l’anglais et du français en farsi, dans les domaines de la théorie critique, du marxisme et des études théâtrales.
http://alencontre.org/moyenorient/iran/iran-dossier-la-differentia-specifica-du-soulevement-iranien.html
http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article64665
https://blog.transglobal-studies.org/la-differentia-specifica-du-soulevement-iranien/

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