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Il y a plus de cinquante ans, en 1973, l’historien Omer Bartov a connu la guerre comme jeune réserviste dans l’armée israélienne. Devenu l’un des plus grands spécialistes du génocide – son dernier livre, Anatomie d’un génocide. Vie et mort dans une ville nommée Buczacz, sera publié en poche le 30 octobre –, il assiste à 70 ans, depuis les États-Unis, où il enseigne, à un nouveau conflit armé déclenché le 7 octobre 2023 par l’attaque du Hamas.
Un choc comparable à celui provoqué le 6 octobre 1973, en pleine fête juive du Yom Kippour, par l’offensive simultanée de l’Égypte et de la Syrie dans la péninsule du Sinaï et sur le plateau du Golan, des territoires occupés par Israël depuis la guerre des Six Jours en 1967.
En novembre 2023, Omer Bartov a publié, dans le New York Times, un texte intitulé « Ce que je crois en tant qu’historien du génocide ». « En tant qu’historien du génocide, écrit-il alors, j’estime que nous n’avons aucune preuve qu’un génocide soit en train de se dérouler actuellement à Gaza, bien qu’il soit très probable qu’y sont commis des crimes de guerre, et même des crimes contre l’humanité. » Il ajoute cependant : « L’histoire nous a enseigné qu’il est crucial d’alerter l’opinion sur le risque d’un génocide avant qu’il ne se produise, plutôt que de le condamner tardivement une fois qu’il a eu lieu. Il est encore temps de sonner l’alarme. »
L’alarme, il l’a sonnée en août, dans le Guardian cette fois. Sous le titre « En tant qu’ancien soldat des forces armées israéliennes et historien du génocide, j’ai été profondément troublé par ma récente visite en Israël », il rend compte de son déplacement dans le pays où il est né (le texte a été publié en français par Orient XXI). Et de son changement de position sur les « actions génocidaires systématiques » à Gaza. Entretien.
Mediapart : Pourquoi avez-vous changé d’avis sur l’action militaire israélienne à Gaza ?
Omer Bartov : Pour moi, le moment marquant a été la décision israélienne d’intervenir à Rafah le 8 mai, malgré les avertissements des États-Unis de ne pas s’y rendre, car environ un million de personnes s’y trouvaient. Ils ont prévenu qu’une telle action provoquerait de nombreuses pertes civiles. Les forces armées israéliennes ont répondu : « Non, tout ira bien. Nous pouvons gérer cela. »
Elles l’ont fait en déplaçant des centaines de milliers de personnes vers Al-Mawasi, dans la zone côtière du sud-ouest de Gaza. Cela signifiait que l’ensemble de la population de Gaza, plus de 2 millions de personnes, avait été déplacé plusieurs fois sans plan explicite concernant son avenir, du moins pas de plan dont nous ayons connaissance.
À ce moment-là, il m’est apparu que cela allait bien au-delà de ce que les forces armées israéliennes prétendaient, à savoir qu’elles déplaçaient la population pour sa propre sécurité, en l’éloignant des zones d’opération militaire. Il s’agissait plutôt d’un effort systématique pour rendre Gaza totalement inhabitable. Et l’on peut ajouter à cela la prise de conscience croissante que les forces armées israéliennes ont délibérément détruit toute l’infrastructure nécessaire à la vie, ainsi qu’à la culture et à l’éducation – universités, écoles, hôpitaux, mosquées, musées – de manière intentionnelle et systématique.
Il m’a semblé qu’il n’y avait pas d’autre option que de considérer cela comme une tentative de détruire cette partie de la population palestinienne, soit en rendant sa vie si misérable qu’elle mourrait progressivement, soit en provoquant des conséquences à long terme pour de nombreuses personnes, probablement la majorité d’entre elles. En plus des 40 000 personnes tuées, dont beaucoup sont probablement encore sous les décombres, les répercussions se feront sentir sur un grand nombre de gens. On s’attend à ce qu’ils meurent ou qu’ils deviennent si désespérés qu’ils fuient.
Tout cela me semble constituer une campagne génocidaire, selon la définition de l’ONU, qui considère le génocide comme la destruction d’un groupe en tant que tel.
Il y a un autre élément : il y a de plus en plus de discussions en Israël au sujet du nord du corridor de Netzarim [le corridor de Netzarim, qui traverse la partie sud de la ville de Gaza, est une route qui traverse la bande de Gaza d’est en ouest et s’étend sur 7 kilomètres de la frontière israélienne à la mer Méditerranée – ndlr],et ces discussions, en voyant ce qui se passe au Liban, semblent aller bien au-delà des paroles. On parle d’expulser les 200 000 ou 300 000 civils palestiniens qui sont encore là. Cette zone a été largement dévastée. D’après tous les rapports, il ne reste rien de Gaza City. Des camps de l’armée israélienne y ont déjà été établis, et la route a été asphaltée de Netzarim à la mer. Il semble que l’idée soit que le tiers nord de la bande de Gaza devienne complètement vide.
Des colons réclament déjà de s’installer là-bas. Cela pourrait n’être que la première étape avant de se déplacer progressivement vers le sud en chassant la population. Mis ensemble, tout cela me semble constituer une campagne génocidaire, selon la définition de l’ONU, qui considère le génocide comme la destruction d’un groupe en tant que tel.
Depuis que j’ai commencé à réfléchir à cette situation, il y a de plus en plus de preuves de ce phénomène. Cela fait clairement partie d’un plan plus large, car nous voyons ce qui se passe en Cisjordanie, où la violence de l’armée augmente. De nombreuses façons, l’armée applique les méthodes qu’elle utilise à Gaza. On assiste à une « gazaïsation » de la Cisjordanie, avec l’utilisation d’avions, etc. Parallèlement, il semble qu’il y ait un projet pour les personnes qui pourraient rester à Gaza : imposer un système d’apartheid similaire à celui qui existe en Cisjordanie, avec une prétendue Autorité palestinienne qui collaborerait essentiellement avec le régime israélien et l’entrée de plus en plus de colons juifs dans cette région.
Quelles ont été les réactions à votre texte, vous historien de la Shoah accusant Israël de mener un génocide ?
En réalité, je n’ai pas reçu beaucoup de réactions. Je ne sais pas combien de personnes en Israël lisent ce que j’écris en dehors du pays. Peut-être pas tant que cela. Cet article a été publié en hébreu, sur le site Local Call, Sikha Mekomit en hébreu, mais très peu de gens l’ont lu. Je pense que la plupart de ceux qui ne sont pas d’accord avec moi ne prennent même pas la peine de m’écrire. Chaque jour, je reçois quelques courriels haineux, mais je ne sais souvent même pas d’où ils viennent.
Comment expliquez-vous ce silence ?
Ce silence n’est pas seulement un silence à mon égard. C’est un silence qui va au-delà de mon propre cas. C’est ce dont je parlais dans The Guardian. Je ne suis pas le seul à remarquer et à rapporter cela. Il y a une évolution des sentiments israéliens à un degré bien plus important qu’avant le 7-Octobre. Cela est clairement lié à cet événement, mais cela a aussi des racines plus profondes, notamment le fait de considérer les Palestiniens comme moins humains ou moins dignes de droits complets que nous, Israéliens. Le processus de colonisation y contribue.
Lorsque vous éloignez un peuple pendant longtemps, vous maintenez ses membres de l’autre côté de la barrière, ce qui fait que vous ne les rencontrez pas. Et quand vous les rencontrez, en uniforme, vous les traitez comme s’ils n’avaient pas de droits. Vous pouvez entrer chez eux, les frapper, faire ce que vous voulez, parce qu’ils sont en dehors de toute considération, et vous êtes au-dessus de la loi.
Mais le 7 octobre 2023, il y a eu une attaque de militants du Hamas. Pendant un moment, l’armée israélienne a peut-être perdu le contrôle. Elle n’a pas pu protéger ses propres citoyens. Les Israéliens sont intoxiqués par leur propre traumatisme du 7-Octobre. À bien des égards, je ne pense pas qu’il ait transformé les gens. Cela a en fait renforcé les sentiments qui existaient auparavant et repoussé toutes les réserves qui auraient pu être émises, à savoir : « Nous devons quand même nous comporter d’une manière humaine. Nous devons penser aux autres. »
Tout cela a été balayé par le principal argument de la prétendue gauche israélienne, pour ce qu’il en reste, à savoir que nous avons perdu nos illusions. Nous avons cru autrefois que nous pouvions parler avec les Palestiniens, bien qu’il n’y ait aucune preuve que quelqu’un ait cru pouvoir parler avec eux. Mais on a prétendu que nous y croyions autrefois, et maintenant nous n’y croyons plus parce que nous savons qu’ils veulent juste nous tuer tous. C’est pourquoi, bien sûr, le génocide, l’Holocauste s’insinuent dans le débat, et que le Hamas est qualifié de nazi. Puis, on en déduit alors qu’il s’agit de tous les Palestiniens. Et donc, la seule façon de traiter avec eux est soit de les tuer, soit de les remettre dans une cage.
L’un des passages les plus forts de votre témoignage est votre rencontre avec des jeunes gens qui reviennent de combattre à Gaza et tentent d’empêcher votre intervention. Qu’est-ce qui vous a frappé chez eux ?
La première chose qui m’a frappé, bien sûr, c’est qu’ils étaient violemment opposés à ma présence. Ils protestaient très bruyamment et tapaient sur les murs. Ils ne me menaçaient pas physiquement, mais ils étaient très physiques et très bruyants. Et l’université ne faisait rien pour y remédier, pas plus que la sécurité. Plus tard, les autorités universitaires ont déclaré qu’il s’agissait de la liberté d’expression.
Mais la deuxième chose, c’est qu’une fois que nous les avons laissé entrer, ils ont accepté de venir parler. Il s’agit de jeunes hommes et de jeunes femmes appartenant aux organisations d’extrême droite. Mais ce qu’ils disaient reflétait un sentiment beaucoup plus large. Ils étaient furieux d’avoir été accusés, du moins le pensaient-ils, de génocide. Ils tenaient à expliquer qu’ils étaient humains. En même temps, ils justifiaient entièrement ce qu’ils avaient vu et ce qu’ils avaient manifestement eux-mêmes participé à faire à Gaza, c’est-à-dire à détruire tout l’endroit. Ces jeunes en revenaient juste, contrairement à de nombreux commentateurs, dont je fais partie.
Il existe en Israël après le 7-Octobre un énorme sentiment d’insécurité.
J’ai étudié d’autres soldats dans d’autres guerres et j’ai trouvé ce mécanisme intéressant : d’une part, ils justifient la destruction qu’ils causent et la brutalité de ce qu’ils font et, d’autre part, ils veulent être perçus comme des êtres humains décents, alors qu’ils ne le sont pas du tout. S’ils le font, c’est parce qu’il faut le faire.
Une autre chose qui m’a frappé, c’est qu’ils semblaient psychologiquement très tendus, pas seulement à propos de moi, mais de manière générale. Certains me semblent souffrir d’un syndrome de stress post-traumatique non traité, et ils avaient l’impression que personne ne parlait avec eux. Curieusement, je pense que l’une des seules personnes qui aient parlé avec eux était la personne qu’ils voulaient faire taire, c’est-à-dire moi.
C’était ironique, mais ils voulaient parler, et leurs professeurs, leurs commandants, les politiciens ne voulaient pas leur parler... Et lorsqu’ils se font tuer, ce qui arrive, on les enterre. On fait un beau discours et on dit qu’ils ont été des héros, ce qu’on utilise tout le temps en Israël aujourd’hui. Et puis on les oublie tout de suite. Deux ou trois m’ont dit ne pas vouloir retourner se battre car ils sont réservistes, mais m’ont dit faire ce qu’il fallait faire et se battre pour la bonne cause.
Peut-on comparer ce moment à ce qu’ont vécu les États-Unis avec la guerre du Vietnam ?
C’est une question compliquée, mais je ne crois pas que l’analogie avec les États-Unis soit pertinente. Car ce qui a mis fin à la guerre, c’est le recours à des appelés, comme en Algérie pour la France, et pas simplement aux militaires professionnels. Quand vous appelez des jeunes pour une guerre impopulaire qui a été menée par des soldats professionnels, les gens se disent : « Je ne sais pas si cette guerre est bonne ou non, mais je ne vais pas me faire tuer là-bas. » Puis leurs parents s’impliquent aussi, et c’est toute la société qui se mobilise.
Le gouvernement essaie de [...] commémorer un événement qui n’est pas terminé.
En Israël, la société a toujours été mobilisée. Ce qui se passe actuellement renforce considérablement les sentiments des Israéliens. Mais, contrairement à la France, aux États-Unis et à d’autres pays qui ont mené des guerres coloniales, il existe en Israël après le 7-Octobre un énorme sentiment d’insécurité qui n’a pas disparu et qui est utilisé par le gouvernement et par l’extrême droite pour mobiliser les gens, mais en se basant sur la peur.
Et c’est là encore que l’Holocauste s’insinue, car c’est comme s’il allait y avoir un autre Auschwitz. Si ce discours sur un nouvel Holocauste est associé à des sirènes aériennes, à des roquettes et à la mort de personnes, il engendre l’indifférence à l’égard du sort de ceux que l’on détruit et il produit une volonté de destruction.
Qu’attendez-vous des commémorations du premier anniversaire du 7 octobre 2023 ?
Ce que je sais, c’est que les autorités israéliennes sont impuissantes dans ces moments-là. Elles essaient d’organiser une commémoration officielle à laquelle se sont opposées de nombreuses familles d’otages et des habitants des villages autour de Gaza qui ont été les plus touchés le 7-Octobre. Ces personnes organisent leurs propres événements. Elles ne font pas confiance à leur gouvernement pour de bonnes raisons, et sont très ambivalentes à l’égard de l’armée.
L’armée essaie de montrer qu’elle peut à nouveau faire des miracles, mais il y a aussi une méfiance persistante à son égard. Il semble donc que le gouvernement essaie de faire quelque chose pour tous ceux qui n’ont pas été directement touchés par le 7-Octobre, ce qui est un exercice curieux, et de commémorer un événement qui n’est pas terminé.
Tout le monde le sait, parce qu’il y a environ 100 personnes, dont la moitié sont des soldats, évidemment, qui se trouvent encore à Gaza. Dans ma propre famille, il y a des gens qui sont encore à Gaza. Le gouvernement veut commémorer l’événement comme s’il était terminé parce qu’il ne veut pas vraiment s’en occuper. Les gens le savent. Il est soutenu, bien sûr, par toutes les inepties débitées par ces ministres remarquablement incompétents et leurs assistants à l’heure actuelle. Mais une grande partie du public en est conscient et je pense qu’il n’y prêtera pas beaucoup d’attention.
Quels sont vos espoirs pour Israël, Gaza et plus largement la région ?
J’ai un espoir, mais je ne pense pas qu’il soit réaliste. Et j’ai un pronostic, et je crains qu’il n’arrive.
Cette région ne peut pas mettre de l’ordre dans ses affaires toute seule. Il n’y pas de leadership ou de public pour cela. En Israël, l’opposition dit les mêmes choses que Nétanyahou. C’est tout à fait remarquable. Le changement ne pourra venir que de l’extérieur, des États-Unis, de l’Allemagne, du Royaume-Uni, de la France, de l’Espagne, de l’Italie, qui sont les principaux partenaires d’Israël dans de nombreux domaines.
Si cela devait se produire, il ne serait pas très difficile d’esquisser une solution pour s’en sortir. Des voix s’élèvent en Israël pour en parler. Il faudrait commencer par un échange total des otages contre des prisonniers. Il faudrait que les dirigeants du Hamas, pour ce qu’il en reste, partent en exil. Il faudrait faire intervenir une force internationale composée essentiellement de soldats arabes. Il faudrait ensuite introduire progressivement l’Autorité palestinienne.
Mais tout cela devrait se faire dans le cadre d’une vision politique beaucoup plus large, dont peu de gens parlent, qui devrait prévoir l’autodétermination palestinienne. À mon avis, ce n’est pas mon invention, mais je l’approuve, il s’agit de la création d’une structure confédérée d’un État palestinien et d’un État israélien. Voilà donc le scénario positif. Mais je ne le vois pas se réaliser à court terme parce que le gouvernement américain n’est pas prêt à le faire. Les élections approchent. S’il y a une future administration démocrate, je ne vois pas Harris aller beaucoup plus loin que ce que faisait Biden. S’il y a une administration Trump, qui sait ce qu’il fera ? Mais ce ne sera probablement pas bon.
Ce qui se passera, c’est qu’à la fin de ce cycle de violences, Israël deviendra un État d’apartheid à part entière. Il créera l’apartheid à Gaza et en Cisjordanie, cet apartheid continuera, comme il l’a déjà fait, à s’infiltrer en Israël même, inclura la population palestinienne en Israël, ceux qui sont citoyens israéliens, érodera considérablement la démocratie, tout ce qu’il en reste. Le pays s’appauvrira et s’isolera de plus en plus, y compris d’une partie croissante de la communauté juive de la diaspora. Les pays de ce type peuvent survivre. Deux, trois décennies et il finira par imploser. Mais je ne crois pas que j’en serai le témoin. Le prix à payer sera énorme.
François Bougon
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