Conditions de travail, augmentations de salaire... les récents conflits sociaux dans le pays sont révélateurs d’une économie en profond bouleversement. Artisans de la croissance chinoise, les ouvriers migrants sont prêts à se battre pour faire valoir leurs droits.
Dès l’aube, alors que l’épaisse brume matinale se lève à peine, Chongqing grouille d’une activité débordante : les voitures se lancent en désordre sur le bitume encore frais, tandis que les ouvriers s’activent sur les chantiers à ciel ouvert de l’immense cité région. « Go West ! », a intimé le gouvernement pour désenclaver l’intérieur du pays. Et les mingong d’affluer par centaines dans cette mégalopole du centre-ouest de la Chine, qui compte désormais plus de 32 millions d’âmes. Ces ouvriers migrants s’agglutinent dans les dortoirs d’usine et les hautes tours qui poussent ici comme des champignons, entre les fleuves Yangtze et Jialing. Malgré le travail précaire, harassant et sous-payé (guère plus de 1 000 yuans mensuels, soit 120 euros), tous caressent l’espoir d’une vie meilleure, loin du désoeuvrement et de la misère des campagnes. Changement notable : désormais, ces mingong, inépuisable chair à croissance du miracle chinois, sont prêts à se battre pour que leur rôle soit reconnu. Et obtenir la part qui leur revient.
Pour le pouvoir, le sort des ouvriers migrants est devenu une préoccupation constante. « Le gouvernement sait qu’il tire sa seule légitimité de l’enrichissement de l’ensemble des couches de la population, et il craint par-dessus tout l’explosion sociale », explique Patrick Chovanec, un économiste américain qui enseigne à l’université Tsinghua de Pékin. C’est pourquoi les autorités ont fait de la « croissance harmonieuse » leur mot d’ordre : sur le plan géographique, mais également sur le plan social. Car les tensions engendrées par la modernisation sont de plus en plus perceptibles. Dans les écoles d’abord, où une série de massacres, perpétrés par une poignée de déséquilibrés, a fait la Une des journaux et traumatisé le pays. Ici, s’en prendre à l’enfant roi, c’est toucher au symbole d’une société prête à tous les sacrifices pour assurer un avenir meilleur à la génération suivante. Pour beaucoup, ces faits divers témoignent d’un malaise au cœur du miracle économique : celui des laissés-pour-compte d’un système qui crée des richesses à une vitesse inégalée, mais bouscule tout aussi rapidement les repères, et creuse un fossé béant entre gagnants et exclus du développement.
« Les jeunes sont davantage conscients de leurs droits »
Puis ce fut au tour des usines de « l’atelier du monde » d’être touchées par ce syndrome. Une épidémie de suicides a frappé le site géant du taïwanais Foxconn à Shenzhen, où 400 000 employés confectionnent les iPad d’Apple, les consoles de jeu de Sony, ou encore les téléphones mobiles de Nokia. Autant de bijoux technologiques qu’ils se contentent de voir passer entre leurs mains : leur salaire (autour de 1 000 yuans mensuels) ne leur permet guère d’espérer pouvoir en acheter un jour. Et lorsqu’ils se rendent compte qu’ils n’accéderont jamais au mode de vie des jeunes de la ville, certains craquent. « Voilà encore quelques années, les mingongacceptaient docilement des conditions de travail très difficiles, interprète Liu Kaiming, président de l’Institut d’observation contemporaine et spécialiste des questions sociales. La nouvelle génération est mieux informée, davantage consciente de ses droits, et elle a des aspirations plus grandes. »
La question salariale est au cœur de leurs préoccupations. « Il ne s’agit pas pour eux de contester le système, témoigne la journaliste Leslie Chang, auteur de Factory Girls, un ouvrage consacré à la vie des jeunes femmes des campagnes venues travailler à l’usine. Ce qu’ils veulent, c’est en profiter eux aussi. » Déjà, plusieurs grèves ont fait grand bruit ces dernières semaines. Chez Honda, où l’arrêt de travail de 200 ouvriers, dans l’usine de Chen, dans le delta des Perles, a abouti à une augmentation de 300 yuans du salaire mensuel de base, porté à 1 500 yuans (180 euros).
Chez le fabricant taïwanais de pièces pour voitures Kok Machinery, dans la province du Jiangsu, voisine de Shanghai, où les violents affrontements entre grévistes et agents de sécurité ont fait une cinquantaine de blessés. A l’usine Toyota de Tianjin, près de Pékin, où une hausse générale des rémunérations de 17 % a finalement été octroyée pour calmer la contestation. En réalité, le rapport de force a quelque peu évolué ces dernières années : le vieillissement du pays, lié à la politique de l’enfant unique, ainsi que le développement des régions de l’intérieur contribuent à une raréfaction de la main-d’œuvre, en particulier la plus qualifiée, dans les zones côtières. « Cela fait deux ans que j’ai du mal à recruter, témoigne un industriel français qui emploie près de 1 000 salariés dans la région de Shanghai. Et ce, alors que chaque année j’augmente significativement les salaires. »
Le mot d’ordre donné aux Chinois : consommez !
Les mouvements sociaux ont été largement couverts par les médias, pourtant étroitement contrôlés par Pékin. Car les grèves font, dans une certaine mesure, les affaires du pouvoir : l’augmentation des salaires obtenue par les frondeurs va en effet dans le sens de la mutation de l’économie chinoise engagée par le gouvernement. « Le pays se trouve à un stade où il doit passer d’un développement centré sur les exportations et la production de biens à faible valeur ajoutée, à une croissance où la consommation intérieure joue un plus grand rôle, analyse Patrick Chovanec. Pour cela, il faut nécessairement augmenter le pouvoir d’achat. »
Même si la locomotive chinoise n’a guère été ralentie (+ 9,1 % en 2009) par la crise mondiale, celle-ci a montré les limites d’une croissance trop déséquilibrée. Le gouvernement a déjà pris un certain nombre de mesures pour encourager la consommation, comme le relèvement du salaire minimum, l’extension du système de couverture santé, ou encore l’adoption de réformes du droit du travail rendant théoriquement plus difficiles les licenciements. « Il existe désormais un arsenal assez complet en la matière, témoigne David Boitout, associé au cabinet Gide Loyrette Nouel, à Shanghai. Mais certains salariés ont bien sûr plus de moyens de le faire appliquer que d’autres. »
Consommez ! Le mot d’ordre a été entendu cinq sur cinq par les nouvelles classes moyennes et supérieures chinoises. A Shanghai, où les salaires sont les plus élevés du pays, la fièvre acheteuse gagne du terrain, de Nanjing Lu, où les accros du shopping partent à l’assaut du Plaza 66, immense mall qui accueille les plus grandes marques de luxe occidentales, au quartier de Xintiandi, au cœur de l’ex-concession française : désormais, à deux pas du bâtiment où s’est tenu, en 1921, le premier congrès du Parti communiste chinois, fleurissent restaurants chics, boutiques branchées et boîtes de nuit bondées à peine la nuit tombée.
La décision récente des autorités de Pékin de réévaluer le yuan et, par conséquent, de renchérir les exportations va également dans le sens d’une évolution du modèle économique. « Le gouvernement sait qu’il marche sur un fil, car il ne veut pas non plus décourager les investisseurs étrangers. C’est pour cela qu’il procède de manière très graduelle », témoigne Jean-François Huchet, directeur du Centre d’études français sur la Chine contemporaine. D’autant que le pays est menacé par d’autres déséquilibres, comme le gonflement de la bulle immobilière, les problèmes environnementaux ou le surendettement des collectivités locales. « La Chine se trouve à un point charnière très difficile à négocier : elle doit renoncer à un modèle qui, jusque-là, a parfaitement fonctionné, conclut Patrick Chovanec. Si elle rate cette transition, elle risque de connaître une évolution à la japonaise, avec une croissance moins forte pendant des années. » Si elle la réussit, en revanche, rien ne pourra l’empêcher de faire un nouveau grand bond en avant. Et de devenir, d’ici à quelques années, la première puissance économique de la planète.
MASSE-STAMBERGER Benjamin