6 mai 2021 tiré de mediapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/international/060521/en-ecosse-l-independantisme-s-arrime-la-gauche
Faut-il y voir un effet de symétrie ? Alors qu’un nationalisme anglais ancré à droite a nourri la campagne victorieuse pour le Brexit en 2016, le nationalisme écossais semblait, au même moment, se renforcer dans l’autre sens, sur sa gauche. Au risque de verser dans la caricature : à Londres, un nationalisme étriqué et agressif, nostalgique des grandeurs de l’Empire d’antan, et d’où jaillissent des saillies racistes ; à Édimbourg, un projet indépendantiste inclusif et sophistiqué, qui revendique l’accueil des migrants et l’adhésion à l’Union européenne…
« Il se joue quelque chose de cet ordre, avance Ben Jackson, historien enseignant à Oxford, joint par Mediapart. Beaucoup de villes frappées par la désindustrialisation dans le nord de l’Angleterre, qui ont voté pour le Brexit, sont assez semblables aux territoires de la Central Belt en Écosse [qui inclut Glasgow et Édimbourg – ndlr]. Mais dans le cas écossais, la contestation antisystème a entraîné une poussée du centre-gauche, qui a su fabriquer une identité nationale, progressiste. »
l’essai qu’il a publié en 2020 sur les penseurs de l’indépendantisme écossais (The Case for Scottish Independence, Cambridge University Press), Jackson tente de répondre à cette question ardue : comment les forces de gauche s’y sont-elles prises, sur ce territoire de 5,4 millions d’habitants, pour canaliser la colère populaire, au point, si les sondages voient juste, de frôler la majorité absolue aux élections du 6 mai ?
De nombreux facteurs expliquent traditionnellement la poussée de l’indépendantisme depuis les années 1960 : l’usure des partis de gouvernement, la découverte de champs pétroliers dans les eaux écossaises en 1969 et l’arrivée de multinationales étrangères pour les exploiter (avec le slogan « it’s Scotland’s oil »), l’échec d’un premier référendum pour la création d’un Parlement écossais en 1979, la colère populaire contre la poll tax, un impôt très inégalitaire instauré en 1989 par Margaret Thatcher, ou encore la fermeture des aciéries de Ravenscraig en 1992, qui avait coûté leur emploi à plus de 10 000 personnes…
Mais le projet de Ben Jackson déplace la focale : il s’intéresse à l’avènement des concepts politiques, à la manière dont les intellectuels n’ont cessé, durant cinquante ans, de reformuler leurs plaidoyers pour une Écosse indépendante en fonction des urgences du moment, bref, à cette « renaissance nationaliste dans le champ des idées », déjà signalée par un autre universitaire, Gerry Hassan. L’analyse de Ben Jackson repose sur la lecture minutieuse de programmes, actes de colloques, essais et autres discours de campagne. À travers une galerie de portraits, il démontre la fascinante plasticité du projet indépendantiste, qui va finir par s’affirmer à la gauche du parti travailliste (en tout cas jusqu’au référendum de 2014 sur l’indépendance, avant les années Corbyn à la tête du Labour, de 2015 à 2020).
La liste des penseurs cités est presque exclusivement masculine. Le constat peut dérouter lorsque l’on sait que c’est une femme, Nicola Sturgeon, qui dirige aujourd’hui l’Écosse pour le SNP, et que c’est une autre femme, Winnie Ewing, qui se fit élire dès 1967 au Parlement de Westminster, victoire qui coïncide avec le début de la poussée électorale du SNP. « Le SNP affiche plutôt un bon bilan en matière de représentation des femmes dans les institutions, si on le compare par exemple au parti travailliste, avance Ben Jackson. Mais mon travail s’intéresse à des époques où les hommes étaient ultramajoritaires dans le débat public. »
Première découverte, à rebours des idées reçues : l’indépendantisme écossais est un phénomène récent. Il ne naît pas en réaction à la signature des Actes d’union de 1707, qui fusionnent les Parlements anglais et écossais et donnent naissance à l’actuel Parlement britannique à Londres. « Le nationalisme écossais, compris comme le soutien à un État écossais indépendant, brille par son absence, durant la majeure partie de l’Histoire qui s’ouvre après 1707 », résume Jackson. C’est seulement à partir des années 1920 qu’il éclot, de manière confidentielle, chez des penseurs pionniers, issus du presbytérianisme (une forme de protestantisme qui s’est développée en Écosse). Mais le SNP, lui, ne prend son véritable essor qu’à partir des années 1960.
Autre tendance de fond : les indépendantistes ne fondent pas leur projet sur la défense d’une culture millénaire, d’une langue, d’une littérature ou de folklores qui seraient menacés par l’« anglicisation ». Lorsqu’il est question de culture, par exemple chez George Davie (The democratic Intellect, 1961), c’est pour s’inquiéter de l’influence de la culture élitiste anglaise – « Oxbridge » – sur l’enseignement universitaire écossais, pensé comme le refuge de valeurs plus démocratiques. D’autres, minoritaires, iront plus loin, jusqu’à dénoncer, en reprenant le terme de Frantz Fanon, une infériorisation » du monde intellectuel écossais, qui aurait fini, face aux institutions anglaises, par accepter son statut provincial et attardé.
Dans leurs discours, les nationalistes écossais revendiquent deux idéaux face à l’Angleterre : une défense acharnée de l’égalité (contre l’élitisme et les hiérarchies sociales anglaises) doublée d’une pratique plus locale de la démocratie (ils réclament une « souveraineté populaire » face à la « souveraineté parlementaire » de Westminster). À partir de là, les stratégies divergent, notamment entre « gradualistes » et « fondamentalistes ». Les premiers, à l’instar d’Alex Salmond, premier ministre écossais de 2007 à 2014, combinent leur soif d’indépendance avec un soutien à des vagues de décentralisation, considérées comme une première étape (la politique de devolution, validée par référendum en 1997, avec un Parlement écossais en fonctionnement à partir de 1999). Les seconds, eux, réclament une rupture plus nette et immédiate avec le reste du Royaume-Uni.
De 1974 à 1997, le fait que les Écossais et les Anglais ont systématiquement voté en majorité pour des partis différents aux élections générales a renforcé l’idée, en Écosse, que le gouvernement britannique n’avait pas « le mandat écossais » pour gouverner en son nom. Dénoncer la politique de Thatcher, c’est aussi dénoncer la base électorale réduite des conservateurs à Édimbourg et le manque de légitimité de ses gouvernements successifs : la critique de la gauche écossaise gagne en efficacité lorsqu’elle s’appuie aussi sur une lecture nationale, au nom du respect des valeurs démocratiques.
C’est là que l’étude de Ben Jackson devient passionnante, lorsqu’il dresse l’inventaire des croisements souvent fertiles entre socialistes, marxistes, trotskistes et indépendantistes – jusqu’au recentrage du SNP sous l’impulsion d’Alex Salmond et d’autres. Ce laboratoire intellectuel des années 1970 et 1980, très peu connu en France, permet aussi de comprendre pourquoi aujourd’hui, aux côtés d’un SNP presque hégémonique, s’inventent des initiatives grassroots plus radicales qui renouent avec certaines traditions nationalistes d’antan.
Né en 1937, Jim Sillars, l’une des figures les plus saillantes du livre, a quitté le Labour en 1976 pour fonder un éphémère parti travailliste écossais, actif jusqu’en 1981 (« une entreprise idéaliste, qui n’a pas réussi à trouver cet espace politique insaisissable, entre Labour et SNP », dixit Jackson), avant de rejoindre le SNP dont il sera l’un des principaux dirigeants. L’autre concepteur de cet indépendantisme formulé dans des termes socialistes se nomme Stephen Maxwell (1942-2012), qui a participé, notamment, au ′79 Group (le Groupe de 1979). Ce collectif issu d’une frange du SNP – où l’on trouve aussi Sillars et Alex Salmond – s’est constitué après l’échec du référendum sur la devolution de 1979, et un score décevant du parti indépendantiste aux élections générales cette même année (deux sièges seulement).
À l’encontre de l’orientation social-démocrate inscrite dans le manifeste du SNP de 1974, ce ′79 Group plaide pour une radicalisation. Ils veulent reprendre au parti travailliste le vote de la classe ouvrière comme celui des classes moyennes modestes. Dans l’un de ses textes les plus marquants (The case for left-wing nationalism, 1981), Maxwell défend par exemple un programme d’investissements publics massifs dans l’économie écossaise et l’entrée de l’État au capital de pans stratégiques de l’industrie.
Dès les années 1960, Tom Nairn, pilier de la New Left Review et de ceux que l’on a appelés la Second New Left, avait préparé le terrain, dénonçant avec force les impasses stratégiques de la gauche anglaise. À sa manière, il incarne une certaine sophistication du discours indépendantiste écossais : à un moment où l’Empire britannique se morcelle, l’activiste s’éloigne des discours indépendantistes faciles qui feraient de l’Écosse une énième « colonie » anglaise. Si ce territoire n’a pas profité autant que le sud-est de l’Angleterre des bénéfices du capitalisme, fait valoir Nairn, il a tout de même participé à l’Empire depuis le camp des conquérants.
Se détournant de l’Empire, ce dernier se concentre sur les mouvements de 1968 qui embrasent le continent et tente, dans ses premiers écrits, de connecter les deux phénomènes : les revendications des mouvements étudiants, d’un côté, et la constitution d’un État écossais indépendant, de l’autre. C’est lui aussi qui aura le premier l’intuition d’associer revendication nationale et défense du projet européen, de plaider pour une Écosse indépendante au sein d’une Europe fédérale.
Ce positionnement inédit sera repris dans la formule devenue célèbre d’« indépendance en Europe » lors d’un congrès du SNP en 1983. Il reste aujourd’hui la position officielle, efficace pour contrer l’image de dangereux passéistes rongés par le repli sur soi. Cet ancrage européen, qui n’allait pas du tout de soi pour le SNP des années 1970, s’associe à partir des années 1990 à une forme de réalisme du nationalisme écossais, soucieux de s’inscrire dans un réseau d’interdépendances et de souverainetés partagées.
L’un des discours les plus exemplaires de ce parti pris pragmatique est signé Alex Salmond, qui s’est parfois décrit comme un « post-nationaliste ». Afin d’apaiser les inquiétudes à l’approche du référendum de 2014, il proposait, pour l’Écosse, de rester membre de cinq des six unions dont elle était membre. Exit l’union politique de 1707, mais l’Écosse indépendante resterait partie intégrante de l’OTAN comme de l’UE, continuerait de dépendre de la Banque d’Angleterre pour la gestion de sa monnaie, la livre sterling – un choix stratégique lourd –, reconnaîtrait encore la monarchie (« l’union des couronnes » de 1603) et ferait encore partie de ce que Salmond appelait une « union sociale » (« Après l’indépendance, nous continuerons à regarder X-Factor et EastEnders et les Anglais continueront d’applaudir Andy Murray »).
L’essai de Ben Jackson décrit bien l’adoucissement des positions de Salmond et de ses alliés sur le chemin qui mène au référendum de 2014. Sur le front économique, le SNP assume ouvertement les vertus consensuelles de l’économie sociale de marché. Il prend parfois l’Irlande comme modèle, y compris pour la baisse de la fiscalité sur les entreprises, et parfois la social-démocratie scandinave. On est loin des penchants marxistes des années 1970…
Jackson n’écrit rien sur l’après-2014 et la montée en puissance de Nicola Sturgeon. L’actuelle cheffe du gouvernement écossais s’est inscrite toute sa carrière dans les pas de Salmond, avant la rupture spectaculaire des derniers mois, provoquée par les accusations de violences sexuelles à l’égard de Salmond (depuis innocenté). Le paysage du nationalisme écossais semble aujourd’hui plus que jamais fracturé.
Fidèle à l’histoire d’un nationalisme écossais qui n’a de cesse de se réinventer en fonction des circonstances, Salmond a lancé un nouveau parti, Alba, à l’approche du scrutin du 6 mai, et renoué avec une rhétorique plus maximaliste – populiste, disent certains (l’indépendance sinon rien, et sans attendre). Sturgeon, elle, reste fidèle à un « gradualisme » prudent, allant jusqu’à dire qu’elle pourrait reporter à 2024 la demande d’un nouveau référendum sur l’indépendance, si le Covid poursuit ses dégâts.
« Sturgeon est aussi beaucoup plus en empathie sur les questions sociétales, l’égalité hommes-femmes, les droits des personnes transgenres. Elle s’avère davantage libérale, quand Salmond, lui, est plus conservateur », précise Ben Jackson. À ce stade, le pari de Salmond de concurrencer l’hégémonie du SNP en accomplissant cette énième mue est loin d’être gagné.
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