Intéressante décision des juges allemands…
Par ailleurs, la décision récente du tribunal constitutionnel fédéral d’Allemagne – qui a supprimé, le 26 février 2014, toute barrière minimale à l’entrée du parlement européen – augmente fortement les chances de l’extrême droite allemande d’y avoir des députés. Jusqu’ici, une barrière sous forme d’un seuil minimum de 5 % des voix était appliquée aux élections nationales en Allemagne, mais abaissée (depuis 2011) à 3 % pour les élections européennes. Or, en ce mois de février 2014, les juges constitutionnels allemands ont décidé que cette nouvelle barrière était elle aussi contraire à la constitution allemande.
La logique de leur décision repose sur le fait que le parlement européen n’a aucun pouvoir face à l’exécutif. Si la barrière des 5 % se justifie en Allemagne, par la nécessité de former des majorités et des oppositions stables face à l’exécutif (dans un contexte de scrutin proportionnel), la même nécessité n’existerait pas au parlement européen... Le parlement de Strasbourg ne faisant pas le poids, ce n’est pas très grave s’il est plus « éparpillé » ! Voilà, en tout cas, l’intéressante logique de cette décision des juges allemands…
Ainsi, le pays le plus peuplé de l’Union pourrait envoyer des députés appartenant, non pas à une formation de droite nationaliste ou d’extrême droite, mais à plusieurs à la fois. De l’AfD (« Alternative pour l’Allemagne »), parti souverainiste et « eurosceptique » auquel les sondages promettent environ 5 %, jusqu’au NPD – une formation quasi ouvertement néonazie qui existe depuis 1964, mais a été marginale pendant la plupart de son existence –, il existe toute une gamme de formations politiques à droite de la droite. Comme il suffira d’environ 1 % des voix exprimées pour décrocher un siège à Strasbourg, cela semble à portée même du NPD, dont les énergies militantes sont galvanisées par cette perspective.
Une unité non évidente
Mais la forte probabilité que l’extrême droite voie sa présence au parlement européen renforcée ne signifie pas qu’elle y constituera de façon certaine un bloc soudé et puissant. Le passé récent a montré que des divisions se sont facilement fait jour entre différentes formations d’extrême droite, à l’échelle européenne. Ainsi, le premier groupe parlementaire commun formé par de tels partis à Strasbourg, de 1989 à 1994, a explosé au bout de quelques mois sur fond de rivalités entre les néofascistes italiens du MSI (« Mouvement social italien ») et les « Republikaner » ouest-allemands. Alors que les « REPs » allemands – qui ont dû quitter le parlement européen en 1994 – insistaient sur le « caractère allemand » du « Tyrol du sud » (la province italienne du Haut-Adige, passée en 1918 de l’Autriche à l’Italie), cela déplaisait fort aux eurodéputés italiens du MSI.
En 2007, rebelote : sous la présidence de Bruno Gollnisch, une vingtaine d’eurodéputés d’extrême droite venant d’une petite dizaine de pays (France, Italie, Belgique, Autriche, Roumanie et Bulgarie…) réussirent à former un groupe. Le nombre minimum d’eurodéputés, exigé pour la formation d’un groupe, était atteint suite à l’entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union. A l’époque, ces deux pays comptaient des formations d’extrême droite fortes : le « Parti de la Grande Roumanie » (PRM) et le parti bulgare Ataka, même si leur poids s’est relativisé depuis.
Or, au cours de la même année, le groupe s’est désagrégé à nouveau : il explosa en novembre 2007, suite à une vague de pogroms en Italie dirigée contre des Roms, sur fond de rumeurs attribuant des crimes (viols) à ce groupe de population. En plein élan, l’eurodéputée italienne Alessandra Mussolini – oui, la « petite-fille de… » – s’écria un peu trop fortement qu’il fallait virer tous les Roumains d’Italie, y compris l’ambassadeur de ce pays. Les eurodéputés roumains du PRM protestèrent vivement, insistant sur le fait que selon eux, il ne fallait surtout pas « confondre » Roms et Roumains… Le groupe explosa et, par la suite, les forces d’extrême droite ne réussirent plus à atteindre le nombre minimum de députés exigé (relevé à 25 suite à l’élection de 2009).
En 2013, un regroupement partiel
Aujourd’hui, plusieurs forces d’extrême droite se présentent ensemble aux prochaines élections européennes. Le 15 novembre 2013, six d’entre elles ont conclu un pacte électoral à Vienne. C’est le FPÖ de Heinz-Christian Strache (« Parti de la liberté d’Autriche », fondé en 1956 puisque la surveillance des Alliés contre une résurgence d’un parti héritier du nazisme fut levée en 1955, suite au Traité de neutralité) qui les a accueillies dans la capitale autrichienne. Les autres participants étaient le FN français – représenté à l’occasion par sa députée Marion Maréchal-Le Pen –, le Vlaams Belang (« Intérêt flamand ») de Belgique, la Ligue du Nord (italienne), les « Démocrates suédois/SD » ainsi qu’un parti nationaliste slovaque, le SNS.
Un autre parti n’était pas présent à Vienne, mais Marine Le Pen avait rencontré son chef deux jours plus tôt, le 13 novembre à La Haye. Il s’agit du « Parti pour la liberté » (PVV) néerlandais, dont le fondateur et chef Geert Wilders avait donné à cette occasion une conférence de presse commune avec la présidente du FN. Au même moment, ils s’étaient également promis mutuellement de travailler ensemble avant la prochaine élection européenne puis, après le scrutin, au futur parlement. Cependant, au moins un parti entretenant une relation suivie avec Geert Wilders, et qui fut appelé par ce dernier à se joindre aussi à l’alliance, a publiquement décliné l’offre. Le 14 novembre 2013, le porte-parole du « Parti du peuple danois » (DFP), Soren Sondergaard, déclara qu’il était hors de question de s’allier avec le FN français : Jean-Marie Le Pen avait selon lui encore trop de pouvoir au sein de ce parti, dont l’histoire était (toujours selon Sondergaard) trop fortement marquée par l’empreinte de l’antisémitisme. Ce dernier ne fait guère partie de l’héritage du PVV néerlandais ni du DFP au Danemark, des formations avant tout opposées à l’immigration musulmane.
En revanche, le FN français a exclu, le 15 février 2014, de coopérer avec certaines formations en Europe. En font partie : le Jobbik hongrois (trop antisémite et trop amateur de nationalismes asiatiques, dont le nationalisme turc), Aube Dorée en Grèce (trop ouvertement néonazi) et le parti bulgare Ataka (trop violent dans son discours).
En dehors même des luttes liées à des rivalités nationalistes, le paysage de l’extrême droite en Europe ne présente pas un visage uniforme. Il est en effet traversé par une série de clivages.
Etat-nation, régions, Europe
Plusieurs partis d’extrême droite sont adeptes d’un centralisme fort à l’échelle de l’Etat-nation. C’est le cas en France du FN (auquel s’opposent sur ce point les « Identitaires », adeptes des « identités enracinées régionales » complétées par les « identités nationale et européenne »). Le FN présente ainsi les régions comme des « parasites » qui visent à affaiblir l’Etat-nation ; agissant – dans une sorte de mouvement de pince – de concert avec l’Union européenne, elles représenteraient une menace envers la souveraineté de la nation.
Mais ce point de vue est loin d’être partagé par l’ensemble des forces d’extrême droite. Certaines d’entre elles sont au contraire adeptes d’une régionalisation poussée, voire de l’indépendance d’une région particulière, opposée au reste du pays. Notamment la Ligue du Nord en Italie. Ce parti raciste et régionaliste, fondé en 1989, a oscillé au fil des ans entre indépendantisme et fédéralisme à l’échelle de l’Italie. Il s’est opposé sur la question de l’unité nationale aux héritiers du MSI (l’ancien Mouvement social italien, néofasciste), alors que les deux forces ont appartenu ensemble à plusieurs gouvernements, depuis la formation du premier cabinet de Silvio Berlusconi, en avril 1994. Dans ses premières années, la Ligue du Nord avait même plastronné qu’au sud de Rome « commence l’Afrique ». Au fond, elle considère que ces gens du Sud italien « paresseux et gangrénés par la mafia » ne font qu’engloutir l’argent gagné dans le Nord industrialisé. Aujourd’hui, elle a un peu modéré le ton vis-à-vis des autres parties de l’Italie, tout en durcissant celui qu’elle emploie contre l’immigration.
C’est encore plus clairement le cas du Vlaams Belang en Belgique, héritier depuis 2004 du Vlaams Blok (Bloc flamand), formellement dissous après la disparition de son financement public pour cause de racisme trop poussé. Sous son ancien comme sous son nouveau nom, ce parti avance le slogan « Belgie barst », traduit en français « Que la Belgique crève ! » Héritier du nationalisme flamand, notamment de ses courants qui ont collaboré avec l’Allemagne nazie pendant la Deuxième Guerre mondiale, il milite pour l’indépendance d’une Flandre qui quitterait le royaume belge pour éventuellement s’associer avec les Pays-Bas voisins.
La particularité du cas flamand réside dans le fait que cette partie nord de la Belgique a été, historiquement, opprimée linguistiquement et marginalisée économiquement (la grande bourgeoisie étant francophone depuis le 19e siècle), avant que la situation ne se renverse à partir des années 1960. Aujourd’hui, la Flandre est la partie de loin la plus riche de la Belgique, sur fond de crise de l’ancienne industrie lourde concentrée en Wallonie. Alors que le nationalisme flamand garde un côté revanchard, en souvenir de l’ancienne position subalterne de la Flandre à l’intérieur du royaume de Belgique, ses positions se combinent aujourd’hui en même temps avec des positions néolibérales (notamment quand il s’agit de casser le système de sécurité sociale belge, en rompant toute péréquation financière et toute solidarité entre les régions). Néanmoins, le Vlaams Belang se trouve en perte de vitesse depuis 2009, dans la mesure où un parti nationaliste-flamand de droite dure, mais n’ayant pas de racines fascistes contrairement au VB, s’est mis à chasser sur ses terres. Celui-ci, la « Nouvelle alliance flamande » (N-VA), est aujourd’hui devenu le parti dominant en Flandre, dirigé par Bart de Wever qui est devenu maire d’Anvers.
Les alliances avec la droite « traditionnelle »
Le positionnement vis-à-vis d’une éventuelle participation gouvernementale ou (en tout cas) à une majorité parlementaire est un autre facteur de division. Aujourd’hui, la majorité des partis « à droite de la droite » dotés en Europe de l’Ouest d’une certaine surface électorale ont participé à des majorités parlementaires. Le DFP Danemark a soutenu un gouvernement conservateur-libéral d’octobre 2001 à septembre 2011, le PVV des Pays-Bas l’a fait de juin 2010 à avril 2012.
D’autres sont même entré dans des cabinets gouvernementaux. Ainsi, différentes forces de l’extrême droite italienne – Ligue du Nord, MSI puis une partie de ses héritiers – ont participé à trois gouvernements dirigés par Silvio Berlusconi, en 1994, de 2001 à 2006, puis entre 2008 et 2013. Le FPÖ autrichien a lui aussi envoyé des ministres dans un gouvernement commun avec le parti conservateur et chrétien-social ÖVP (« Parti du peuple autrichien ») entre 2000 et 2005/06.
La particularité du cas autrichien réside dans le fait que le FPÖ avait obtenu en octobre 1999 un nombre de voix (autour de 27 %) légèrement supérieur à celui de l’ÖVP, derrière la social-démocratie. Mais par la suite il dégringola rapidement : 10 % aux élections anticipées (suite à une crise gouvernementale) de novembre 2002, 6 % aux élections européennes de juin 2004. Ce n’est qu’après être rentré dans l’opposition et suite à sa scission (temporaire) de 2005 qu’il retrouva des scores plus importants. Par ailleurs, en dehors de l’Union européenne, le « Parti du progrès » (FrP) de Norvège, anti-impôts et anti-immigration, participe avec sept ministres au gouvernement depuis octobre 2013.
En revanche, le FN français a toujours refusé d’être le partenaire minoritaire d’une alliance avec la droite – qui pour une série de raisons n’y est pas non plus favorable. De même des partis à forte rhétorique « anti-système », tels que le NPD allemand, ne peuvent-ils aucunement s’attendre à être intégrés dans une alliance, à court ou moyen terme.
Le positionnement économique et social
Une troisième ligne de clivage est la question du positionnement économique et social, qui rejoint partiellement celle de la possibilité d’une alliance avec la droite classique.
Plusieurs partis d’extrême droite adoptent avant tout un discours de défense de la (surtout petite) propriété, du refus de l’impôt et du partage ; même si cet aspect est ethnicisé, en promettant aux pauvres « nationaux » d’être toujours mieux traités que les pauvres « allochtones ». Un tel discours reste largement compatible avec celui de la droite conservatrice ou libérale, n’empêchant donc aucunement une alliance.
Mais d’autres formations misent sur une récupération de la colère sociale et du mécontentement populaire, tentant (au besoin en renforçant un discours basé sur le « complot contre les nations et les travailleurs », et/ou en ayant recours à un antisémitisme à connotation économique) de se présenter comme une force de revanche sociale. Il s’agit pour elles d’apparaître comme une alternative « radicale » y compris aux forces conservatrices et réactionnaires bourgeoises.
Le premier positionnement est typiquement celui des partis anti-immigration et anti-impôts de l’Europe du nord, par exemple le « Parti du progrès » en Norvège, qui ne se veulent nullement anticapitalistes ni même antilibéraux. Le second a été adopté en totalité ou en partie, suite à un tournant « national-social » les éloignant d’un positionnement initial plutôt ultralibéral, par des formations telles que le FN français ou le FPÖ autrichien. Mais cela rend plus difficile et plus contradictoire une éventuelle alliance avec des forces de la droite « classique ».
* Paru dans la Revue L’Anticapitaliste n°53 (avril 2014). http://npa2009.org/