Édition du 18 juin 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Élections en Haïti : quelle issue pour les couches populaires ?

Le dimanche 20 novembre 2016, la population haïtienne était appelée aux urnes pour élire un Président de la République, seize sénateurs et une vingtaine de députés pour compléter les élections entamées en aout et octobre 2015. Les élections présidentielles ont été reprises intégralement, en raison de fraudes massives. Le scrutin de 2016 qui devait se tenir initialement le 9 octobre avait été reporté au 20 novembre, après le passage destructeur de l’ouragan Matthew.

Les enjeux de ce cycle électoral sont stratégiques pour le renouvellement du personnel politique après un quinquennat complet sans élection (2011-2016). On se rappelle que le musicien Michel Joseph Martelly, ex-putchiste et néo-duvaliériste revendiqué, avait été imposé de force aux élections de 2010 par une conjonction de puissances rétrogrades locales et internationales (comme confirmé par la révélation des e-mails de Hilary Clinton). Le 20 novembre, 6.2 millions de citoyens étaient attendus aux urnes. À en croire les estimations du Conseil Electoral Provisoire (CEP) ainsi que des organismes d’observation, seul 1,2 million d’électeurs se sont effectivement pointés aux bureaux de vote.

Trois éléments fondamentaux sont à retenir des résultats préliminaires qui viennent d’être publiés (28 novembre pour les Présidentielles et 5 décembre pour les législatives) par le CEP :

1) le taux d’abstention (79%) qui tend à devenir une constante – avec un taux de participation autour de 21% ;

2) le retour aux affaires des ‘‘bandits légaux’’ (affidés du Parti Haïtien Tèt Kale et alliés) partisans du projet de l’oligarchie (après une pause apparente de quelques mois) ;

3) la spontanéité de la contestation (à la fois institutionnelle et populaire) des résultats publiés.

Pour certains, il y aurait également une déconvenue du secteur « démocratique » électoraliste que ces élections seraient venues confirmées. Malgré quelques intermèdes des militaires et autres putschistes au service de l’impérialisme yankee, ce secteur avait largement dominé la scène de 1987 à 2010. Ce genre de constat aurait une certaine valeur si l’on pouvait effectivement considérer les chiffres comme le reflet de votes réels. Or, dans le cas que l’on sait, avec dénonciation de manipulation, fraudes massives et irrégularités organisées, les chiffres ne sont rien d’autre que du vent.

Au sein même du Conseil Électoral Provisoire, le tiers des membres (3/9) a refusé de parapher les résultats, transmis au public sans vérification de la conformité des procès-verbaux. Les trois candidats se classant après de celui que l’on a mis en tête (M. Jovenel Moise, candidat du Parti Haïtien Tèt Kale) contestent les chiffres du CEP et une vaste mobilisation a été lancée notamment depuis les quartiers populaires de la région métropolitaine de Port-au-Prince.

Beaucoup se demandent pourquoi le CEP à publier des résultats non validés, parce que non soumis au contrôle de qualité, en violation de ses propres règlements sur le traitement des procès-verbaux. D’autant qu’une telle démarche non seulement induit un doute sur la fiabilité des résultats mais décrédibilise le CEP qui, hier encore, pourtant, jouissait d’un certain crédit. Il n’empêche que celui-ci a entrainé une situation de violence postélectorale et de répression dont on ne peut pas encore prédire les développements ultérieurs.

Par ailleurs, on épilogue sur les présidentielles mais on ne mentionne pas assez les enjeux des législatives partielles visant à compléter le Parlement – Sénat et chambre des députés – déjà relativement dominé par les affairistes de tous acabits. Le contrôle de plus d’espace politique devrait permettre le passage en douce des projets au service de l’oligarchie et de l’impérialisme. Et ici, l’enjeu concret est de taille : fournir un cadre légal approprié pour faciliter l’ouverture d’Haïti aux affaires sur le modèle des législations de complaisance, des zones franches dans plusieurs domaines ou de paradis pour les exploitations minières incluant la révision constitutionnelle apte à permettre l’exploitation des ressources du sous-sol haïtien. Les enjeux étant clarifiés, on comprend dès lors pourquoi « on » s’empresse de mettre au pouvoir les éléments les plus rétrogrades, donc malléables et motivés principalement par la défense des intérêts particuliers, non pas ceux du bien commun.

Certains – comme les militants du Mouvement de Liberté d’Égalité des Haïtiens pour la Fraternité (MOLEGHAF) – clamaient déjà haut et fort l’impossible intégrité du processus électoral haïtien. Ces militants avaient tout simplement boycotté les élections. Comment un pays sous occupation pourrait-il organiser des élections honnêtes, crédibles, transparentes et démocratiques ? La réalité est venue confirmer leur analyse. En effet, le rideau est tombé sur le théâtre électoral : tous les aspects du processus électoral sont contrôlés par les puissances de l’argent, les forces internationales d’occupation et les politiciens les plus corrompus, les plus véreux.

Toute la camarilla qui, autrefois, orchestrait des putschs militaires pour empêcher l’émergence et la consolidation d’un projet d’émancipation national et populaire, organise des « élections » maintenant. Le système d’information électorale pouvant être facilement trafiqué et l’opinion publique allègrement manipulée, l’expression légitime du vote populaire ne compte plus. Le jour même de la publication des résultats de la présidentielle – le 28 novembre – trois résultats « officiels » étaient en circulation. On prétend même que le résultat transmis publiquement par le Conseil Électoral Provisoire – dirigé par un agent historique de l’impérialisme étasunien et majoritairement dominé par les partisans du statu quo – n’est pas celui qui avait été remis dans l’après-midi au Président de la République.

Citons pour finir cet article d’Alexander Main, ’’Haïti : voter dans un pays qui ne s’appartient plus’’, publié en janvier 2011 ’’C’est une habitude depuis deux cents ans : des puissances étrangères s’imaginent savoir mieux que les Haïtiens ce dont leur pays a besoin. Du soutien aux dictatures de Papa Doc et Baby Doc au renversement du président Aristide en 2004, en passant par l’imposition d’un ajustement structurel néolibéral à partir de la fin des années 1980, leur tutelle politique et économique ne cesse d’accroître l’instabilité et empêche un État haïtien d’émerger des décombres.’’ Mais toujours et toujours, selon le mot de Franck Laraque, l’incessante lutte des masses haïtiennes pour la liberté et leur indépendance continue.

Décembre 2016.

James Darbouze

Journal Haiti Monde, Groupe d’Études et de Recherches en philosophie : Théories et pratiques - UQAM. Philosophe, enseignant-chercheur et militant haitien engagé.

Sur le même thème : Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Sections

redaction @ pressegauche.org

Québec (Québec) Canada

Presse-toi à gauche ! propose à tous ceux et celles qui aspirent à voir grandir l’influence de la gauche au Québec un espace régulier d’échange et de débat, d’interprétation et de lecture de l’actualité de gauche au Québec...