La réponse à ces questions est assez complexe parce qu’elle oblige à mettre en perspective, sinon en prospective, ce que les économistes dits « sérieux » ont en général quelques difficultés à concevoir. Il est donc nécessaire, dans un premier temps, de revenir sur la place des migrations internationales dans la mondialisation, puis, en deuxième lieu, d’analyser les effets possibles, potentiels, pour les pays de départ comme pour les pays d’accueil, d’une libéralisation des circulations migratoires.
Mais avant toute chose, il est important de dire un mot sur cette notion de liberté de circulation. La question des circulations migratoires doit être abordée avec précaution car elle donne lieu à plusieurs approches dont les visées et les intérêts sont très différents les uns des autres. Il y a l’approche de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui prépare depuis longtemps un volet sur la circulation migratoire dans le cadre de l’Accord sur la libéralisation du commerce de services (AGCS) (mode 4 de l’accord sur les migrations temporaires de personnels qualifiés). Il s’agit de la mise en œuvre d’un système temporaire de migration dans lequel les plus qualifiés les ingénieurs, les consultants, etc. pourraient bénéficier de libertés circulatoires temporaires afin d’offrir leurs services dans le pays d’accueil et retourner chez eux après la fourniture de ce service.
Une autre approche des circulations migratoires est celle de la revendication d’une liberté fondamentale de circulation en dehors du cadre des affaires ou des prestations de services et sans limitation aux personnels qualifiés. Cette seconde approche est celle qui est partagée par les défenseurs des droits humains, en particulier par le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), et elle est bien sûr très différente de la précédente. On peut toutefois en discuter les effets. Les pays du Sud, les pays de départ sont en désaccord avec ce système particulièrement attractif pour une main-d’œuvre qualifiée qu’ils ne souhaitent pas voir partir.
Trois paradoxes ou contradictions peuvent être soulignés. Le premier est inhérent au processus de mondialisation lui-même. D’une part, les migrations internationales sont l’instrument d’insertion le plus dynamique des pays du Sud. Si on compare par exemple les migrations internationales à l’investissement direct étranger, aux mouvements de capitaux à court terme, aux circulations des technologies et connaissances ou encore au commerce tout simplement, on constate que ce sont les pays du Sud qui vivent davantage des effets des migrations, en particulier des transferts d’argent des migrants, lesquels représentent à peu près trois fois l’aide publique au développement.
Ce sont eux qui, à court et à long terme, sont au premier plan de l’accueil de ces capitaux. Cela représente par exemple structurellement 10 % du PIB au Maroc, 12 % au Mali, 18 % aux Philippines, près de 30 % au Salvador. Toute une série de pays en développement vivent ainsi des transferts d’argent effectués par les migrants, alors que, dans le même temps, les investissements directs étrangers, les capitaux à court terme sont extrêmement volatiles et les marginalisent. Mais, d’autre part, les migrations internationales constituent la composante de la mondialisation la plus restreinte dans sa liberté de circulation.
Le deuxième paradoxe c’est que, contrairement à une idée répandue mais qui ne vient pas cette fois-ci du grand public - il y a des idées mauvaises qui viennent du grand public mais il y a aussi des idées mauvaises qui viennent par exemple des théories économiques -, il ne suffit pas d’ouvrir les frontières pour les échanges commerciaux ou de créer des accords de libre-échange avec les pays de départ, pour réduire l’incitation à émigrer. Cette idée s’inspire de la théorie économique du commerce international qui considère que la mobilité des marchandises (c’est-à-dire la suppression des droits de douane, des frontières pour le commerce de biens et services), constitue un substitut à la mobilité des facteurs de production, c’est-à-dire à la mobilité du travail. Le travail serait utilisé à ce moment-là dans les pays de départ et n’aurait pas besoin d’émigrer.
Complémentarité
Il ne s’agit pas seulement d’une idée théorique, modélisée d’ailleurs par des auteurs comme Robert Mundell (prix Nobel d’économie) mais d’une analyse qui a également beaucoup inspiré les politiques des pays de l’OCDE depuis la fermeture prétendue des migrations au milieu des années 1970. En fait, cette idée est tout simplement infirmée par les faits. De nombreux travaux d’économistes le montrent grâce à l’utilisation de bases de données, d’enquêtes, etc.
Il existe en réalité une relation de complémentarité entre l’ouverture commerciale, la mondialisation en général, et les migrations internationales. Plus vous mondialisez les échanges de biens et de capitaux, plus les migrants peuvent partir. L’ouverture commerciale ou la libéralisation des échanges de marchandises provoque d’abord un accroissement des migrations internationales parce que les gens ont des possibilités de partir, tout simplement.
Il serait temps de cesser les sempiternelles litanies consistant à clamer qu’il suffirait de faire du codéveloppement et de libéraliser les échanges pour que les émigrés ne partent pas de chez eux. Car, contrairement à une idée bien reçue et partagée par beaucoup à gauche comme à droite , et c’est le troisième paradoxe, les pays de l’OCDE ne reçoivent pas « toute la misère du monde ». Lorsque l’on mesure le taux d’expatriation ou d’émigration en rapportant très simplement le nombre d’émigrants à la population du pays de départ, on obtient une courbe en cloche.
Si l’on place en ordonnée le taux d’émigration ou d’expatriation et en abscisse le PIB relatif par tête du pays concerné par rapport à celui des États-Unis, on observe que plus le pays est pauvre, plus son taux d’expatriation est faible ; plus il approche d’un stade de développement relativement intermédiaire, plus son taux d’expatriation va atteindre un maximum. Lorsque le PIB du pays se rapproche de celui des pays développés, il évolue comme le Portugal et l’Espagne par exemple, son taux d’expatriation baisse et il devient ainsi un pays d’immigration. Penser que nous recevons la misère du monde est donc erroné car les migrants des pays du Sud les plus pauvres sont ceux qui ont le plus du mal à partir, alors que ceux qui ont le plus de facilité à le faire, c’est bien connu, ce sont les migrants des pays à revenu intermédiaire.
Mais là où le bât blesse encore davantage, c’est lorsque l’on décompose ce taux d’émigration par niveau de qualification, parce qu’on obtient le schéma suivant : plus un pays est pauvre, plus son taux d’expatriation de qualifiés va augmenter jusqu’à atteindre des niveaux astronomiques. Quelques exemples : Haïti a un taux d’expatriation de qualifiés de 83 %, la Sierra Leone de 51 %, le Laos de 37 %, la Guyane de 88 %, le Vietnam de 26 %, l’Ouganda de 34 %, le Mexique de 15 %. Et la Chine, l’Inde et le Brésil, ainsi que la plupart des pays à revenu intermédiaire, ne présentent des taux d’expatriation de qualifiés que de 4 à 5 %. Par comparaison, le taux de la France est inférieur à 1 %. Ce qui signifie que plus un pays est pauvre, plus il va participer à la division internationale du travail en donnant au marché mondial ses qualifiés, ses cerveaux, sans qu’il y ait en retour la moindre compensation et sans que cette compensation ne soit vraiment discutée.
Une sélection aux conséquences dramatiques
Cette situation inéquitable pour les pays du Sud est aggravée par la mise en œuvre de politiques d’immigration sélectives. Ces politiques dangereuses sont pourtant celles qui se mettent en place en Europe et en particulier en France. Quels sont les effets de cette fuite des cerveaux sur les pays de départ ? À partir de quel moment cela devient-il dramatique ?
Sur la base de quelques résultats de recherche intéressants pour le débat public[1], on peut aujourd’hui avancer que c’est à partir de 15-20 % de taux d’expatriation de qualifiés d’un pays donné que l’effet sur le pays de départ est catastrophique, en termes de croissance, de développement, etc. En dessous de 15-20 %, le phénomène peut avoir des effets positifs. La fuite des cerveaux (ou brain drain), peut en effet avoir des effets bénéfiques et apporter un gain (un brain gain), pour les pays d’origine des migrants. Et ceci, pour plusieurs raisons. D’abord parce que les pays de départ connaissent souvent un taux de chômage élevé parmi les diplômés. Ces derniers ne peuvent donc que gagner à partir. Ensuite, parce que les migrants qualifiés vont transférer de l’argent, qu’il va y avoir des retours de compétences, bref que les diasporas vont participer au développement des pays de départ.
Il serait donc utile, d’une certaine manière, de promouvoir ces migrations à condition que les migrants concernés bénéficient d’un statut et d’une liberté de circulation complète. Mais à partir d’un taux d’expatriation de 15-20 %, la situation devient absolument dramatique pour les pays de départ, qui sont en général des pays pauvres. Or, dans ces pays-là, le taux d’expatriation de qualifiés est souvent compris entre 30 et 80 %. Donc non seulement nous ne recevons pas toute la misère du monde, mais nous recevons les plus qualifiés des migrants. Pourtant, cela ne se voit pas, car il n’y a pas de relation évidente entre le niveau de compétence des gens et les catégories socio-professionnelles qu’ils occupent.
Toutes les enquêtes qui ont été faites, à Sangatte[2] ou ailleurs, montrent que parmi les migrants et les exilés, nombreux sont ceux qui possèdent des diplômes de niveau élevé, mais cette qualification n’est ni visible ni revendiquée parce que les gens ne parlent pas la langue ou parce qu’ils sont mis dans des situations de clandestinité. Ils sont d’emblée considérés comme non qualifiés. Le statut juridique provoque en fait un déclassement des migrants sur le marché du travail. Ce gaspillage des cerveaux (brain waste), représente une perte non seulement pour les gens eux-mêmes, mais aussi pour le pays d’accueil qui les « utilise ».
Au total, il est important de bien considérer que nous avons affaire à un phénomène complexe qui est variable selon les pays. On ne peut systématiquement parler de pillage des cerveaux sans regarder, au cas par cas, quels sont les pays de départ qui subissent le plus de préjudice. Des projections à 2050 permettent d’avoir une idée de l’impact d’une politique sélective d’immigration fondée sur les qualifications ou sur les métiers.
Deux scénarios sont retenus : un scénario dans lequel on garde la politique d’immigration non sélective, telle qu’elle existait jusqu’à une période récente, et un deuxième dans lequel on ouvre les frontières de manière sélective. On observe alors, dans ce deuxième scénario, une explosion absolument remarquable des taux d’émigration de qualifiés en provenance des pays les plus pauvres, c’est-à-dire de ceux qui sont déjà les plus atteints par la fuite des cerveaux, en particulier en Afrique sub-saharienne.
On a donc là un élément de prospective important qui résonne comme une alerte : si, dans un pays comme la France, compte tenu de la nature et de l’histoire de son modèle d’immigration, vous continuez à conduire des politiques sélectives, vous n’allez pas affecter les pays qui bénéficient aujourd’hui de la fuite des cerveaux - la Chine, l’Inde, des pays qui ont des taux d’expatriation de qualifiés raisonnables - mais ceux qui ont déjà des taux d’expatriation critiques. Ce premier aspect plaide en faveur d’une vision réaliste de la place des migrations internationales dans la mondialisation, qui décompose les situations des pays d’origine et les situations des pays d’accueil, et qui documente de manière correcte les choses pour pouvoir ensuite faire des propositions qui ne soient pas trop englobantes mais puissent répondre à des besoins différents.
Nous en arrivons alors à la deuxième question posée qui porte sur les effets de l’ouverture totale des frontières sur l’économie mondiale et le marché du travail. Tout d’abord, il faut préciser qu’il n’y a pas de marché mondial du travail. Peut-être est-il en constitution, mais aujourd’hui, tel qu’on peut le mesurer, il n’existe pas. En d’autres termes, les migrations ne permettent pas d’ajuster les marchés du travail des pays de départ et ceux des pays d’accueil. Il y aurait un marché mondial des travailleurs qualifiés comme des non qualifiés si l’émigration jouait un rôle rééquilibrant des différences sur le marché du travail c’est-à-dire si elle pouvait ajuster les besoins de main-d’œuvre dans un pays et compenser de ce fait le taux de chômage élevé dans un autre pays.
Or, la littérature montre bien que les migrations ne jouent pas ce rôle. Bien au contraire, l’émigration ne réduit souvent pas le chômage dans les pays de départ et a un effet positif avéré dans les pays d’accueil, en particulier pour ce qui concerne les migrations de qualifiés. Le chômage des pays d’émigration ne baisse pas lorsque les migrants partent et les pays d’accueil ne voient pas nécessairement les pénuries de main-d’œuvre, lorsqu’elles existent, diminuer avec l’immigration. Les salaires des travailleurs des pays d’accueil du Nord ne sont pas nécessairement tirés vers les bas. Certains travailleurs, qu’on qualifie d’insiders[3] ou de protégés, reçoivent des salaires plus élevés grâce à la segmentation du marché du travail et au recours à l’immigration de qualifiés déclassés ou de non qualifiés.
Ces derniers sont souvent déclassés sur le marché du travail recevant des salaires plus bas par rapport à leurs compétences initiales. Cette réduction est due à ce que les économistes appellent l’effet d’asymétrie d’information - c’est ainsi en tous cas qu’ils la justifient - c’est-à-dire au fait que les employeurs ne disposant pas de la bonne information sur le niveau de productivité réelle des migrants qui viennent de tel ou tel pays dont on ne connaît pas très bien ni le système d’éducation, ni les diplômes, auraient une tendance fâcheuse à affecter des taux de salaires moyens qui gomment les compétences. Si, par exemple, une personne vient du Mali, on va lui affecter un salaire moyen qui correspond en gros à l’idée que l’on se fait de l’état d’éducation et de formation au Mali, d’où des phénomènes majeurs de déclassement.
Des variables autres qu’économiques
Par conséquent, en l’absence de marché mondial du travail qualifié, le concept de libre circulation migratoire n’a pas de signification d’un point de vue économique. Il en aurait si l’on était dans un marché parfaitement libre dans lequel l’émigration jouerait ce rôle d’ajustement mais ce n’est pas le cas. Quelles sont les raisons de cette absence de marché mondial du travail y compris dans le cas où la migration serait libre de circuler ? Selon le modèle de base de la théorie économique, les migrants partent parce qu’ils espèrent augmenter leurs revenus dans le pays d’accueil compte tenu de la probabilité de trouver un emploi. S’ajoute le désir d’accéder à certaines aménités (infrastructures de santé, démocratie, accès aux services sociaux, à l’école, etc.). C’est la variable première, déterminante, de l’émigration.
Elle est cependant mise en balance avec un coût de la mobilité qui est très élevé, particulièrement lorsque les migrations sont restreintes par des politiques répressives et restrictives. En effet, pour partir, il faut beaucoup d’argent, beaucoup d’informations, les coûts de déplacement sont importants, il faut payer des passeurs, etc. Le coût d’entrée et de sortie est absolument faramineux. Donc l’écart anticipé de revenu entre celui qui est perçu dans le pays de départ et celui qui est espéré dans le pays d’arrivée peut être partiellement ou complètement annulé par ce coût de la mobilité.
C’est l’une des raisons pour lesquelles il n’existe pas de marché mondial du travail. Les migrants ne vont pas se délocaliser dans les pays d’accueil en fonction des seules variables du marché du travail. Bien sûr, l’essentiel de leur motivation est de trouver un emploi, une vie meilleure. Mais on constate qu’il ne vont pas forcément là où ils auraient aimé aller d’un point de vue rationnel, parce que les coûts de mobilité sont parfois prohibitifs et que vont jouer à ce moment-là d’autres variables, ce que nous appelons les effets de réseau, que connaissent bien les organisations d’aide aux migrants, et qui sont souvent des réseaux familiaux, communautaires, de villages, etc.
Les coûts d’insertion, les coûts de mobilité sont alors réduits grâce à ces effets de réseau. Dans une recherche, publiée dans la revue Économie Internationale du CEPII en 2006[4], concernant les déterminants de la localisation des migrants en Europe, on a montré que les différences de chômage et les différences d’emploi jouent beaucoup moins que les effets de réseau (qu’on mesure par le fait qu’il existe, dans le pays où l’on va, des gens qui font partie de la même communauté). Dès lors, les migrants ne vont pas nécessairement là où se trouveraient les besoins de main-d’œuvre ou des salaires plus élevés.
Cette complexité des migrations internationales dans la mondialisation et le rôle ambigu qu’elles jouent dans le fonctionnement des marchés du travail rend souvent inefficace, sans même invoquer les problèmes d’équité, les politiques d’immigration menées en Europe par exemple. On constate que la politique européenne d’immigration se réduit à ses aspects purement restrictifs et répressifs et qu’en dehors de ce rôle « policier », il n’y a pas véritablement de politique « commune » d’immigration.
Au sein de l’Europe, coexistent des régimes d’immigration différents qui font chacun référence à des logiques plus ou moins cohérentes, à des politiques d’immigration définies en fonction des besoins économiques de chaque pays et de la nature de sa spécialisation internationale. On peut globalement regrouper ces régimes en trois grandes catégories. Un premier régime continental d’immigration regroupe l’Allemagne et quelques pays du Nord, qui seraient très fortement et depuis longtemps tirés vers des sélections de compétence. Le Royaume-Uni entre en partie dans cette catégorie.
Il y a ensuite un régime méditerranéen, représenté en particulier par l’Espagne, le Portugal et l’Italie, massivement ouvert, en particulier aux travailleurs non qualifiés. Enfin, on trouve un régime hybride regroupant le régime français, en partie également le régime britannique, dans lequel les effets de réseaux historiques des empires coloniaux influencent largement les flux et les stocks d’immigration.
Les besoins de main-d’œuvre dans les domaines de la construction, du tourisme, de l’agriculture et dans les secteurs à fort contenu en travail concurrencé par les pays à bas salaires coexistent avec des besoins sectoriels dans quelques branches de haute technologie. Ainsi, en France par exemple, les politiques sélectives d’immigration mises en place n’atteignent guère leur objectif en termes d’attractivité des compétences.
Au contraire, la France continue à attirer des gens qui ont besoin des effets de réseau. Et les plus qualifiés, les plus compétents d’Afrique du Nord, des pays du Sud de la Méditerranée, partent vers les États-Unis et le Canada qui leur offrent des conditions meilleures en termes de perspectives d’insertion et de citoyenneté. Au Québec, par exemple, on ne dit pas aux migrants comme en France « attention, ne venez pas avec votre famille » et on ne leur donne pas un permis de trois ans éventuellement renouvelable une fois.
On leur dit : « venez avec votre famille car si vous êtes qualifiés, il y a une probabilité élevée que vos enfants réussissent à l’école et plus tard soient qualifiés. En outre, on va vous donner un statut de pleine citoyenneté assez rapidement ». La France a une politique un peu schizophrène : elle prétend attirer les compétences mais dans le même temps, elle envoie des signaux très négatifs d’exclusion, de traque et de refus de l’immigration familiale.
Qualification et féminisation
Pour conclure, quels seraient les effets d’une libre circulation des travailleurs du point de vue des politiques économiques, en particulier des statuts écono-miques ? Si on libéralisait totalement les flux, il y aurait fatalement une augmentation de ces flux. Cette augmentation ne correspondrait pas nécessairement à un afflux massif, à une « pression massive ». En effet, comme on l’a vu tout à l’heure, cette augmentation viendrait plutôt des pays à revenu intermédiaire que des pays pauvres car les coûts de mobilité seraient toujours aussi élevés pour ces derniers. On obtiendrait donc quelque chose de pernicieux à savoir que même si l’on ne mettait pas en place des politiques sélectives, même si l’on envoyait un signal d’ouverture aux migrants potentiels, quel que soit le niveau de qualification ou le niveau social, il se produirait un effet d’auto-sélection, comme on l’observe aujourd’hui.
C’est la raison pour laquelle lorsqu’on analyse les flux de migration en direction des pays de l’OCDE depuis les années 1990, on note une augmentation de 50 % des flux de migration qualifiée. Les migrants sont donc plus qualifiés à l’ère de la mondialisation que durant la période fordiste des années 1960-1970 où l’immigration était organisée par les secteurs économiques des pays d’accueil (bâtiment, sidérurgie, automobile....).
Les migrations sont également féminisées : au niveau mondial, on constate que la moitié des migrants sont des femmes. Si l’on en restait uniquement à une notion de circulation et si on ne mettait pas l’accent sur la question de l’égalité des droits, de la citoyenneté immédiate, on aurait en effet une simple libéralisation qui rejoindrait la position de l’OMC (mode 4 de l’AGCS sur les migrations temporaires de qualifiés). Les effets pervers de la segmentation du marché du travail se durciraient : précarisation croissante des migrants qualifiés ou non qualifiés, sous rémunération et déclassement, discriminations salariales accrues sur le marché du travail en faveur des insiders et au détriment des outsiders ou des couches périphériques.
Deux propositions peuvent être faites à cet égard. La première rejoint la question de la régularisation tout en allant plus loin. La régularisation est en effet absolument essentielle et semble bien plus efficace que la politique actuelle d’immigration sélective. Mais cette régularisation doit être accompagnée de programmes de formation, de reclassement, de systèmes de reconnaissance des diplômes sur le marché du travail sinon il y a un véritable gaspillage des cerveaux. Dans ce cas, c’est du gagnant-gagnant à la fois pour le pays d’accueil et pour les migrants. La priorité, avant le slogan de la libre circulation, c’est la régularisation-reclassement.
La deuxième proposition concerne la mise en place d’une taxe Baghwati. Nous avons montré que, paradoxalement, les pays du Sud s’insèrent principalement dans la mondialisation par les migrations internationales, en particulier la migration de personnes qualifiées, en dépit des restrictions considérables qui pèsent sur la mobilité du travail. La fuite des cerveaux tend à s’accélérer et à handicaper durement le développement des pays les plus pauvres. Il y a donc un partage tout à fait inéquitable des fruits de la fuite des cerveaux. Pour lutter contre ces effets pervers, des propositions ont été avancées, dès les années 1970, par Jagdish Bhagwati et Koichi Hamada pour mettre en place une taxe sur le brain drain, prélevée sur les migrants ayant un haut niveau d’éducation et de qualification[5].
Cette taxe a pour objectif de décourager le brain drain et de répartir les coûts de l’éducation entre les pays du Nord et ceux du Sud. Les deux auteurs proposaient en 1976 que les revenus de cet impôt soient versés à des fonds des Nations unies et destinés à financer les programmes d’éducation et de développement des pays du Sud. Cette proposition reste largement d’actualité. Il convient cependant de plutôt taxer les pays d’accueil que les migrants eux-mêmes[vi], c’est-à-dire de prélever cette taxe sur les États des pays qui bénéficient de l’arrivée de migrants qualifiés et de la reverser aux pays d’origine concernés par la fuite des cerveaux.
Un autre problème relatif aux bénéfices non partagés du brain drain concerne le retour des compétences des migrants qualifiés dans leur pays d’origine. Les politiques d’aide au retour des migrants se révèlent inefficaces. Peu d’entre eux regagnent leur pays d’origine, et ceux qui le font sont les moins qualifiés. Il est donc impossible de faire bénéficier les pays du Sud des compétences des migrants qualifiés. Il serait dès lors judicieux d’accorder une liberté complète de circulation des compétences avec un statut à long terme, et non un statut précaire (comme dans la loi française sur les compétences et les talents de 2003 qui instaure un statut de trois ans renouvelable une fois pour les migrants qualifiés). Car les travaux montrent que les migrants qualifiés reviennent plus difficilement dans leur pays d’origine et n’y développent pas d’activités lorsqu’ils ont des statuts juridiques précaires dans les pays d’accueil.
En revanche, la liberté de circulation que permet par exemple la double nationalité, est un facteur important de coopération des diasporas avec les pays d’origine. Au total, les pays du Nord comme ceux du Sud gagneraient à une plus grande liberté de circulation des compétences et des personnes.
L’auteur est professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine. Ce texte a été publié sur le site www.gisti.org/ Penser l’immigration autrement : Liberté de circulation : un droit, quelles politiques ? à : http://www.gisti.org/publication_som.php?id_article=2126#4emm
Notes
[1] Voir par exemple la thèse de Cécily De Foort, Migrations de qualifiés et capital humain : Nouveaux enseignements tirés d’une base de données en panel, thèse de doctorat de Sciences économiques, Université de Lille 2, 2007
[2] Smaïn Laacher, Après Sangatte. Nouvelles immigrations. Nouveaux enjeux, Paris, Éditions La Dispute, 2002.
[3] On paye plus cher les internes, les insiders (ceux qui sont protégés), grâce à l’utilisation du salaire des outsiders dont les migrants qualifiés déclassés ou non qualifiés en situation régulière ou irrégulière.
[4] El Mouhoub Mouhoud, Joël Oudinet (2006) « Migrations et marché du travail dans l’espace européen », Économie Internationale, CEPII, Paris.
[5] Jagdish Natwarlal Bhagwati et Koichi Hamada, « The Brain Drain, International Integration of Markets for Professionals and Unemployment : A Theoretical Analysis », Journal of Development Economics, n° 1, 1974, p. 1942.
[6] En effet, dans l’approche de Bhagwati, l’idée sous-jacente est que le capital humain a un coût social pour le pays d’origine du migrant, mais que le bénéfice est privé car il profiterait seulement au migrant qualifié. Or le capital humain a un effet positif pour la collectivité dans le pays d’accueil qui en bénéficie et un effet négatif pour la collectivité du pays d’origine.