Édition du 19 novembre 2024

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Platon

Dans certains de mes prochains textes, je vous propose une intrusion impromptue d’un politologue dans le champ lexical d’une discipline intellectuelle connexe à la sienne, mais néanmoins très mystérieuse et surtout peu scientifique : « l’économie ». Aujourd’hui : Platon.

Dans la plupart des manuels d’économie, on attribue à Adam Smith la paternité de l’économie politique moderne[1]. Est-ce à dire qu’au moment Smith a écrit, en 1776, son célèbre livre intitulé Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, le professeur de morale de l’Université d’Édimbourg investissait un terrain inexploré jusqu’alors et où la réflexion analytique sur le sujet était inexistante ? Pas du tout. Nous nous souvenons d’avoir déjà lu quelque part (mais nous avons oublié la source) que, chez les ÉgyptienNEs, les cycles économiques avaient une durée de sept ans (7 ans de vaches maigres et 7 ans de vaches grasses) et qu’ils étaient en lien avec la crue du Nil.

Nous nous rappelons d’avoir lu que vers le Ve siècle avant Jésus-Christ, les sophistes réclamaient déjà la réduction du rôle de l’État et la libéralisation des échanges avec l’extérieur. Leurs idées étaient combattues par Socrate et Platon. Nous avons également appris, lors de nos cours d’introduction à la « Science économique », que Zénophon (vers 430 à 355 avant Jésus-Christ) a rédigé deux ouvrages intitulés : L’économique et Les revenus. Dans ces deux ouvrages il s’interrogeait sur la manière d’accroître la richesse. Il définissait l’économie domestique comme étant l’art permettant de bien administrer son patrimoine et distinguait deux concepts qui sont encore très utilisés aujourd’hui en économie : la valeur d’usage (une flûte est utile à la personne qui sait en jouer) et la valeur d’échange (la possibilité de vendre l’instrument).

N’ayant pas approfondi nos recherches sur la pensée économique de l’Égypte Antique et sur l’analyse économique de Zénophon, nous préférons amorcer notre réflexion aujourd’hui à partir d’une figure de proue de la philosophie occidentale : Platon. Nous poursuivrons, au cours des prochaines semaines, avec Aristote, Flora Tristan, Schumpeter et Keynes.

Platon[2] (-428 – 348)

Fils d’aristocrate, Platon fut l’élève de Socrate dont il a suivi les enseignements de -408 à -399. On le décrit comme un « (idéaliste) à tendance mystique », on dit de sa philosophie qu’elle « n’est peut-être que l’expression inversée (ou idéalisée) d’une réalité historique et politique » (Le petit Robert 2, 1981, p. 1459). Ce jugement n’est pas, selon nous, complètement erroné. L’analyse de Platon part d’un principe de base : trouver les lois susceptibles de garantir la justice au sein de la Cité. Ce sera dans La République qu’il nous livrera sa vision normative[3] de la Cité idéale. S’inspirant de Sparte, Platon propose une division hiérarchique de la société en trois classes sociales (les « gouvernants », les « gardiens » et les « laboureurs »). Chez lui, l’appartenance à la classe supérieure n’a rien à voir avec la naissance. Elle est fondée sur les qualités de chacun et est reconnue au moyen d’examens.

« Je vais essayer de persuader d’abord les magistrats eux-mêmes et les soldats, ensuite les autres citoyens que l’éducation et l’instruction qu’ils ont reçues et dont ils croyaient éprouver et sentir les effets ne sont autre chose qu’un songe, qu’en réalité ils étaient d’abord formés et élevés dans le sein de la terre, eux, leurs armes et tout leur équipement, qu’après les avoir entièrement formés, la terre, leur mère, les a mis au jour, qu’à présent ils doivent regarder la terre qu’ils habitent comme leur mère et leur nourrice, la défendre si on l’attaque, et considérer les autres citoyens comme des frères, sortis comme eux du sein de la terre. […]

Vous qui faites partie de la cité, vous êtes tous frères, leur dirai-je, continuant cette fiction ; mais le dieu qui vous a formés a mêlé de l’or dans la composition de ceux d’entre vous qui sont capables de commander ; aussi sont-ils les plus précieux ; il a mêlé de l’argent dans la composition des gardiens ; du fer et de l’airain dans celle des laboureurs et des autres artisans. Comme vous sortez tous de la même souche, vous aurez pour l’ordinaire des enfants qui vous ressembleront ; mais il peut se faire que l’or naisse un rejeton d’argent, et de l’argent un rejeton d’or, et que les mêmes variations se produisent entre les autres matériaux. Aussi le dieu enjoint-il aux magistrats tout d’abord et avant tout de surveiller les enfants et de prêter l’attention la plus curieuse au métal qui entre dans la composition de leur âme ; et si leurs propres enfants ont quelque mélange d’airain ou de fer, d’être sans pitié pour eux, et de rendre à leur nature la justice qui leur est due, en les reléguant parmi les artisans et les laboureurs ; si de leur côté ces derniers ont des fils qui laissent voir de l’or ou de l’argent, de reconnaître leur valeur et de les élever au rang soit de gardiens, soit de guerriers, parce qu’il y a un oracle qui dit que l’État périra, lorsqu’il sera gardé par le fer ou l’airain. » Platon, livres I-III.

Platon veut absolument éviter que la Cité idéale se transforme en oligarchie[4]. Par conséquent, il proscrira pour la classe supérieure la propriété personnelle (la détention de métaux précieux) :

« Les gardiens n’auront rien en propre et seront nourris par les autres classes citoyens. D’abord aucun d’entre eux n’aura rien qui lui appartienne en propre, sauf les objets de première nécessité ; ensuite aucun n’aura d’habitation ni de cellier où tout le monde puisse entrer. Quant à la nourriture nécessaire à des athlètes guerriers sobres et courageux, ils s’entendront avec leurs concitoyens qui leur fourniront en récompense de leurs services les vivres exactement indispensables pour une année, sans qu’il y ait ni excès ni manque ; ils viendront régulièrement aux repas publics et vivront en communauté comme des soldats de campagne. Pour l’or et l’argent, on leur dira qu’ils ont toujours dans leur âme de l’or et de l’argent divins et qu’ils n’ont pas besoin de l’or et de l’argent des hommes, qu’il est impie de souiller la possession de l’or divin en l’alliant à l’or terrestre, parce que des crimes sans nombre ont eu pour cause l’or monnayé du vulgaire, tandis que l’or de leur âme est pur, qu’eux seuls de tous les citoyens ne doivent pas manier ni toucher l’or et l’argent, ni entrer sous un toit qui en abrite, ni en porter sur eux, ni boire dans l’argent ou l’or, que c’est le seul moyen d’assurer leur salut et celui de l’État. Dès qu’ils auront en propre comme les autres un champ, des maisons, de l’argent, de gardiens qu’ils sont, ils deviendront économes et laboureurs, et de défenseurs de la cité, ses tyrans et ses ennemis ; haïssant et haïs, traquant et traqués, c’est ainsi qu’ils passeront toute leur vie ; ils redouteront davantage et plus souvent les ennemis du dedans que ceux du dehors, et ils courront alors au bord de l’abîme, eux et la cité. Platon, livres I-III.

Platon proposera la communauté des femmes et des enfants :

« Ces femmes de nos guerriers seront communes à toutes et à tous ; aucune n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; les enfants aussi seront communs, et le père ne connaîtra pas son fils, ni le fils son père. […] Quant aux enfants, à mesure qu’ils naîtront, ils seront remis à un comité constitué pour eux, qui sera composé d’hommes ou de femmes ou des deux sexes, puisque les fonctions publiques sont communes aux hommes et aux femmes. […] je veux ensuite que ces fonctionnaires portent au bercail les enfants des citoyens d’élite et les remettent à des gouvernantes, qui habiteront à part dans un quartier particulier de la ville ; pour les enfants des hommes inférieurs et pour ceux des autres qui seraient venus aux enfants des hommes inférieurs et pour ceux des autres qui seraient venus au monde avec quelque difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans un endroit secret et dérobé aux regards […]. Ils s’occuperont aussi de la nourriture, et conduiront les mêmes au bercail, quand leur sein sera gonflé, employant toute leur adresse à ce qu’aucune ne reconnaisse son enfant ; si les mères ne peuvent allaiter, ils amèneront d’autres femmes ayant du lait ; et même pour celles qui le peuvent, ils auront soin que l’allaitement ne dure que le temps voulu ; ils les déchargeront d’ailleurs des veilles et des autres soins sur des nourrices et des gouvernantes. » Platon, livres IV-VII.

Avec l’ouvrage La république, Platon dessine un courant qui va persister jusqu’au milieu du XIXe siècle en économie politique : celui de l’utopie[5]. Aristote s’opposera à plusieurs des idées développées par Platon.

Yvan Perrier

22 avril 2020

yvan_perrier@hotmail.com

Notes

[1] Jacques WOLFF, « SMITH ADAM - (1723-1790) », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 15 avril 2020. URL : https://universalis-vieuxmtl.proxy.collecto.ca/encyclopedie/adam-smith/

[2] De son vrai nom Aristoclès, Platon signifie « le large ». Platon était lutteur olympique.

[3] Par vision normative (ou approche normative) il faut comprendre une démarche qui consiste à décrire le monde non pas tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être.

[4] Oligarkhia, « commandement de quelques-uns ».

[5] Utopie vient du grec ou « non » et topos « lieu », « en aucun lieu ». Pays imaginaire, où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux. Voir à ce sujet les travaux de Thomas More, Tommaso Campanella, Fourrier, Owen, Marx et Engels.

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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