Édition du 12 novembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Arts culture et société

Diviniser le Travail ou ramener le travail vers sa nature terrestre

Échange entre deux fidèles aux convictions différentes

Réflexion critique en ce week-end annonciateur de la fête (sic) du Travail

Deux personnes se rencontrent en chemin, s’arrêtent et discutent. Au fil de leur échange, surgit soudainement un sujet particulier, alors que l’une des deux, soit celle qui a osé s’exprimer la première, manifeste un grand enthousiasme sur ce qu’elle appelle le « Travail ». À l’entendre, elle le vénère à un point tel que quiconque prétendrait qu’elle lui voue un authentique culte :

Sans le Travail, nous ne sommes rien, dit-elle. Il représente l’activité la plus importante de l’existence humaine, celle grâce à laquelle nous passons le plus clair de notre temps et qui permet, surtout, de générer une richesse collective favorable à tous et à toutes.

Cette personne renchérit :

Le Travail doit être considéré comme l’expression la plus parfaite du développement de toute civilisation, car, sans lui, comment justifier toutes ces constructions, tous ces monuments, toutes ces cités, qui donnent des formes à nos sociétés. Je ne sais si tu es de mon avis, mais laisse-moi te dire que le Travail est à la base de tout État, voire même se révèle la principale expression de la raison, dans la mesure où il a su organiser la pensée de manière à utiliser différents objets de l’espace dans le but de les transformer en biens de satisfaction aux désirs et aux besoins humains. Autrement dit, le Travail représente la plus belle invention de l’esprit humain, quitte à prétendre qu’il est davantage une inspiration divine responsable de la fondation des plus grands empires et des plus grands États.

Ses panégyriques à l’endroit du Travail ne semblent point susciter la même alacrité chez son interlocuteur. Après avoir sourcillé à quelques reprises, la deuxième personne a dû attendre de saisir le droit de parole pour finalement s’exprimer à la hauteur de son humeur :

Il est clair que tu considères le travail d’une manière mythologique ou théologique, c’est-à-dire en le présentant en héros d’un salut indispensable, voire même en une divinité matérialisée sur terre pour répandre ses bienfaits, commence-t-elle. Or, il est difficile de croire qu’une telle inspiration ait pu se manifester dès les débuts de l’humanité, puisque aucune langue ancienne ne l’avait baptisé de ce nom. À n’en point douter, l’être humain doit être actif, doit s’occuper de ses besoins afin de survivre. Il n’est pas question ici du travail, mais d’une activité nécessaire. L’humain doit pour vivre et survivre, respirer l’air, boire de l’eau, manger de la nourriture, se vêtir, se loger, se reproduire. Il s’agit donc de différentes activités inhérentes à sa condition dont dépendent son existence et sa survie. En plus, il s’agit, dans ce qui est en lien avec au moins trois de ces activités (manger, se vêtir, se loger), de processus d’intervention et de transformation des ressources disponibles en abondance ou non dans la nature. Bien entendu, notre société actuelle fait le parallèle entre les deux (travail et activité nécessaire), comme s’il s’agissait de synonymes indubitables. Laisse-moi seulement le temps de critiquer cette comparaison et de remettre quelques-uns de tes arguments en perspective. Sans avoir à retourner à nouveau dans le lointain passé de l’histoire de l’humanité de manière exhaustive, faisant ainsi allusion à la dualité désignée par la liberté et la nécessité, de rappeler ensuite que le mot travail se réfère à la « torture » ou à la « souffrance de la femme » mettant au monde sa descendance, de faire un retour sur les conditions abominables vécues par les ouvriers et ouvrières de la première révolution industrielle ou encore sur l’aliénation et la routinisation subies par des millions de personnes qui ont été converties au bonheur par le travail, disons simplement que l’inspiration censée avoir permis son apparition manquait largement d’orientations pour garantir ses bienfaits optimaux pour tous et toutes. À vrai dire, tu glorifies un moyen devenu une fin qui justifie la fondation d’États cherchant, au départ, à garnir un trésor par lequel les inégalités entre tous et toutes pouvaient à leur tour gagner en légitimité. Autrement dit, la raison humaine a donné naissance à la rationalité instrumentale par laquelle les détenteurs et détentrices d’un pouvoir des uns sur les autres pouvaient capitaliser sur une nouvelle manière d’accroître leur emprise et de poursuivre leur accumulation de richesses, et donc à faire croire justement ce que tu décris comme étant l’activité la plus importante et bénéfique de la nature humaine pour qu’il le devienne effectivement. Il a fallu convertir la majorité aux bienfaits de l’argent, de trimer ainsi pour en obtenir et ensuite d’aspirer à la consommation des biens et des services divers selon nos intérêts, ce que ne permettait pas le troc qui limitait de beaucoup trop la diversité des retours sur l’échange. Mais comment savoir si l’activité humaine produite, désormais appelée « travail », reçoit sa juste part en argent ? Au départ, nul ne le savait, ce qui favorisait de nombreux abus. Après les dénonciations, après donc avoir expérimenté cette première phase, la rétribution reçue ne suffisait plus et des mouvements de protestation des vendeurs et vendeuses de la force de travail ont exigé davantage, mais surtout de meilleures conditions. Est-ce alors une véritable inspiration divine ou plutôt des intérêts particuliers qui se sont affairés à développer un programme destiné à la production et à l’accumulation de manière à métamorphoser la majorité en des cobayes sacrifiés pour les besoins de la cause ? En ce sens, tes dithyrambes ne devraient-ils pas porter sur les hommes et les femmes sacrifié.e.s au nom du travail plutôt que sur le travail lui-même, n’étant donc qu’une théorie ou un concept, sinon un programme d’organisation de l’existence par ce genre d’activités qu’il suggère et qui n’obtient sa valeur qu’à travers les converti.e.s et les persécuté.e.s ?

Cette longue critique méduse pendant quelques secondes la première personne. Sans vouloir l’avouer ouvertement, elle reconnaît les défauts exposés dans son apologie de départ, mais n’y renonce pas :

Il est vrai que des milliers d’hommes et de femmes de la période industrielle ont beaucoup souffert dans les usines, entame-t-elle. Par contre, ces sacrifices étaient nécessaires afin de libérer les générations futures du servage et de leur accorder ainsi une nouvelle liberté, celle permettant d’avoir une place plus intéressante au sein de la société, de pouvoir obtenir une liberté de choix dans la consommation et dans les occupations, notamment en jouissant de quelques loisirs. Le Travail n’est pas l’esclavage ni le servage, toujours ici dans l’idée d’une existence vécue dans la soumission. Le Travail, dis-je, a permis de concilier la liberté et la nécessité pour un plus grand bien-être. N’es-tu pas de cet avis ? Ce que je tiens à préciser est que ton argumentaire repose sur le Travail perçu lors de sa phase enfantine, au moment des premières grandes orientations et dans l’ignorance de certaines conséquences. En faisant fi du passé, tu seras donc d’accord pour considérer le Travail comme le facteur essentiel à la santé de notre économie et assurément à celle de toutes les familles actuelles.

Des hochements de tête de la seconde personne démontrent plutôt son désaccord. Elle réplique aussitôt :

Que fais-tu des inégalités croissantes ? N’est-ce pas l’organisation du travail au sein d’un système d’accumulation qui le justifierait ? Tu utilises la notion de liberté, en supposant alors que vivre dans une société comme la nôtre n’implique pratiquement aucune contrainte, bien qu’elles soient pourtant nombreuses. La liberté demeure un idéal, voire un but instrumentalisé ici de manière à exiger de nombreuses ressources pour s’affranchir de la principale soumission, c’est-à-dire le travail ; car il donne les moyens de consommer, de satisfaire nos besoins, c’est-à-dire de fournir l’argent nécessaire pour évoluer au sein d’une société économique, une société de travail, une société de travail dite capitaliste. Ainsi, le salut par la liberté, le summum bonum recherché, soit le Royaume des cieux offert par le travail, constitue paradoxalement un affranchissement du travail même, celui que tu adules. Aussi bien dire que tu glorifies un bourreau, un tortionnaire, un illusionniste qui te fait croire à ses immenses bontés. Glorifier ce qui cause ta principale contrainte, ta principale soumission, n’est-ce pas là une contradiction fondamentale dans la recherche du bonheur ?

Rapidement vient la charge :

Attention ! Tu mélanges le Travail avec les critiques contre les abus occasionnés par les spéculateurs et les agioteurs. Vouloir réduire le Travail à une marchandise s’avère quelque peu réducteur. Pour moi, le Travail rassemble toutes les possibilités qui permettent à l’être humain de s’émanciper dans des activités favorables à une meilleure intégration à la société et de bénéficier des sommes nécessaires à la satisfaction allant au-delà des besoins primaires. À noter aussi qu’une marchandise ne peut pas faire des choix ou prendre des décisions qui visent à améliorer ses conditions.

Un enchaînement se produit, une autre riposte :

C’est justement ce qui doit-être départagé. Si le travail a été présenté comme un moyen d’émancipation, ose souligner la deuxième personne, cela n’a pas empêché d’en faire aussi un instrument de nécessité qui restreint d’ailleurs les choix disponibles pour bon nombre d’entre nous sur la base d’une éducation, de compétences et de qualifications, mais surtout une illusion voulant que tous et toutes puissent atteindre les sommets de la hiérarchie. Beaucoup sont appelé.e.s, mais peu sont élu.e.s dans ce système du travail, voire dans son organisation astreinte elle-même à une idéologie économique ouverte aux inégalités. Cette situation renvoie au cadre qui englobe le travail et lui insuffle une série de valeurs, de règles et de principes destinés à favoriser une adhésion de la population. Il est question ici de la vocation du marché, grâce auquel tout peut être transigé, échangé, vendu et acheté. Un produit est vendu à un prix déterminé et l’acheteur reçoit un reçu qui confirme sa transaction impliquant de l’argent contre un bien. De façon similaire, un employeur achète la force de travail d’une personne qui accepte le salaire entendu et reçoit une copie de contrat avec des responsabilités visant à exploiter ce qu’elle cède en échange. Quelle est la différence ? Dans ce système, il n’y en a pas. Le travail s’assimile à tout exercice de production visant le marché. L’émancipation lui étant liée représente plutôt une plus-value possible, mais pas pour tout le monde, comme le profit l’est pour le capitaliste mais non pour le travailleur et la travailleuse. Au fond, le travail subit un pouvoir supérieur à lui-même, au point où son véritable rôle prend tout son sens lorsque aperçu au niveau d’un régime conditionnant l’existence humaine à partir d’une idéologie particulière. Autrement dit, le culte accordé au travail variera selon les adeptes et selon les régimes qui l’alimentent. D’où alors la contradiction entourant la liberté dans son application, puisque le travail libérateur ne vient jamais seul : il contient une série de contraintes imposées par ses pourvoyeurs qui ont intérêt à marchander la force de travail pour réaliser les plus grands profits.

Préférant conserver sa croyance, malgré l’opposition, la première personne choisit de terminer la conversation avec une sortie souvent utilisée en pareille circonstance :

Je comprends bien ta position. Il s’agit de la tienne et je la respecte. En revanche, le Travail demeure pour moi la plus belle voie de salut présentement disponible. À toi maintenant de trouver celle qui te conviendra le mieux, en tenant compte toutefois du contexte dans lequel nous évoluons ensemble…

Mais son interlocuteur ne lui laissera point le dernier mot :

« Plus belle voie de salut », dis-tu. Mais que penser de l’amour ? L’amour de la nature ? L’amour des personnes ? L’amour des activités inhérentes à la protection de la vie et à la survie de l’espèce ? L’amour en tant que voie de salut ? Nous aurons sûrement l’occasion d’en discuter le moment venu.

Guylain Bernier
Yvan Perrier

31 août 2022

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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