Il faut reconnaître l’importance stratégique énorme de cette négociation MERCOSUR-UE. Il s’agit de liens entre des sociétés et des économies qui présentent des potentialités très élevées de coopération et de complémentarité. Il n’y a pas de doute quant à l’importance d’améliorer et d’amplifier les relations entre deux régions. Cela doit être considéré comme un objectif géopolitique clé.
Cependant, un accord de libre échange dans les mêmes conditions que celles que l’UE a établi avec d’autres pays latino-américains pourrait être en contradiction absolue avec les objectifs d’un développement économique indépendant proclamée à de nombreuses reprises par les gouvernants de la région. Or, tant de déclarations orgueilleuses des principaux leaders ont servi à justifier le rejet d’un accord similaire, l’ALCA (ou ZLEA), en 2005. Bien que qualifié avec euphémisme d’"accord de coopération économique", la plupart des conditions que revêt l’accord MERCOSUR-UE pourraient être encore plus sévères que celles qui figuraient dans l’accord que voulait imposer de force le gouvernement de George W. Bush.
S’ouvrir en échange de quoi ?
Les aspects commerciaux sont seulement un des chapitres, peut-être même pas le plus important des négociations en cours. Même sans l’information détaillée indispensable mais tenant en compte l’antécédent d’accords similaires négociés par l’Union Européenne récemment, on peut supposer que l’UE solliciterait l’élimination à court terme de plus de 80% des taxes douanières.
Or, en dépit de certaines concessions et promesses, on peut être sûr que l’UE maintiendra les subventions et protections de son secteur agricole. Ce qui priverait les pays du MERCOSUR du bénéfice commercial attendu le plus important en échange d’une ouverture inédite massive des marchés locaux à la concurrence d’une économie plus développée ; c’est surtout évident pour de nombreux produits industriels. On assisterait à la répétition plus grave encore du scénario de graves asymétries commerciales comme on peut les observer aujourd’hui dans l’Union Européenne entre les pays du Nord de l’Europe et ceux de l’Europe du Sud et de l’Est.
On entend habituellement qu’il s’agirait seulement d’une négociation commerciale. Or, c’est faux, la majorité des thèmes en discussion revêtent un caractère structurel et engagent l’économie dans son ensemble autour d’aspects critiques comme les services, les brevets, la propriété intellectuelle, les achats publics, les investissements et la concurrence. L’octroi éventuel de la "clause de la nation la plus favorisée" aux pays de l’UE, affaiblirait les objectifs largement avancés de donner la priorité à la diversification des modèles productifs. Cela nécessite des stratégies et politiques publiques fondamentales de développement, mises en place également en Europe au travers de la substitution d’importations, de la préférence nationale en matière d’achat, de l’octroi de crédits plus importants pour le développement de régions ou de secteurs plus défavorisés. Le futur de nos pays peut être complètement compromis par une mauvaise négociation.
Les exigences de l’accord tel qu’il a été conçu mettront à mal des décisions souveraines indépendantes par l’introduction de changements législatifs, douaniers, financiers et fiscaux, ce qui rendra nos pays plus vulnérables pour réordonner, pondérer, réassigner les excédents et les rentes découlant de l’exploitation des ressources de l’agriculture et de la pêche ainsi que des secteurs miniers et énergétiques. Cela aura également des conséquences négatives sur la priorité à donner à l’intégration latino-américaine.
Quelles analyses coûts-bénéfices ?
Afin de pouvoir déterminer le type d’accord possible et adéquat pour le MERCOSUR, il est indispensable que les gouvernements, les entités sectorielles, les partis et les organisations sociales et académiques qui prétendent défendre l’intérêt national et régional ne se laissent pas berner par des énoncés superficiels mais décident de réaliser des analyses approfondies tant générales que régionales et sectorielles avec les effets structurels à court et long termes et les alternatives possibles.
Aujourd’hui, il faut contrecarrer les ultimatums (comme l’affirmation que c’est maintenant ou jamais), les manœuvres possibles (comme d’éventuelles menaces de proposer des négociations "multipartites" indépendantes comme l’a fait la Communauté andine pour mettre fin à l’unité du MERCOSUR) ou l’habile maquillage de la réalité (en omettant d’indiquer que les conséquences économiques réelles des préférences douanières à partir du 1er janvier 2015 de l’Union européenne vis à vis de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay n’auront qu’un impact limité en ce qui concerne les possibles aspects positifs).
Il convient d’étudier les antécédents internationaux d’options plus équilibrées pour la négociation entre l’Union européenne et d’autres pays ou régions plus industrialisés pour dépasser les asymétries.
Il faut introduire une rupture avec ce qui s’est fait jusqu’ici en termes de monopolisation par un petit groupe de "spécialistes" et avec la pression de lobbies ou de médias superficiels ou sectoriels et idéologiques représentant des intérêts économiques particuliers. Une négociation aussi cruciale avec l’Union européenne ne doit pas se faire en ces termes.
L’ancien ministre colombien de l’Économie et Secrétaire Général de la CEPAL, José Antonio Ocampo, a signalé récemment l’importance "d’une vision stratégique des négociations internationales dans une période d’indigestion de traités de libre échange que nous signons sans avoir suffisamment étudié et discuté de leur pertinence". Faisons en sorte qu’il ne nous arrive pas la même chose en tirant des leçons de l’expérience.
Jorge Marchini est professeur titulaire d’Économie de l’Université de Buenos Aires, Coordinateur de l’Observatoire international de la dette (http://www.oid-ido.org ), membre du CADTM et vice président de la Fondation pour l’intégration de l’Amérique latine (FILA).
Traduction : Virginie de Romanet