Édition du 17 décembre 2024

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alimentation

De la nourriture pour manger ou pour jeter ?

Nous vivons dans un monde d’abondance. On produit aujourd’hui plus de nourriture qu’à aucune autre période de l’histoire. La production alimentaire a été multipliée par trois depuis les années 1960, tandis que la population mondiale, depuis lors, n’a fait que doubler. Il y a donc bien assez de nourriture pour tout le monde. Malgré cela, selon ce qu’indique la FAO, 870 millions de personnes dans le monde souffrent de la faim et, chaque année, on gaspille 1,3 milliard de tonnes de nourriture, soit un tiers de la production planétaire. De la nourriture pour manger ou pour jeter ? Telle est la question.

Dans l’Etat espagnol, d’après la Banque Alimentaire, on jette chaque année 9 millions de tonnes de nourriture en bon état. En Europe, ce chiffre atteint 89 millions, selon une étude de la Commission européenne, soit 179 Kg par habitant et par an. Un nombre qui serait même encore plus élevé si on incluait dans ce rapport les résidus des aliments d’origine agricole dans le processus de production ou ce qui est rejeté dans la mer par l’industrie de la pêche. En définitive, on estime qu’en Europe, tout au long de la chaîne agroalimentaire, du champ à l’assiette, on perd jusqu’à 50% des aliments sains et comestibles.

Gaspillage et dilapidation d’un côté et famine et pénurie de l’autre. Dans l’Etat espagnol, une personne sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté, soit 21% de la population. Et d’après l’Institut National de Statistiques, on estime qu’en 2009 plus d’un million de personnes avaient des difficultés pour manger le minimum nécessaire. Aujourd’hui, dans l’attente des chiffres officiels, la situation est sans aucun doute pire encore. Dans l’Union européenne, ce sont 79 millions de personnes qui ne dépassent pas le seuil de pauvreté, soit 15% de la population. Et parmi elles, 16 millions de personnes reçoivent une aide alimentaire. La crise transforme le gaspillage alimentaire en un drame macabre où, tandis que des millions de tonnes de nourriture sont dilapidées annuellement, des millions de personnes n’ont rien à manger.

Comment et où jette-t-on une telle quantité de nourriture ? A la campagne, quand le prix descend en dessous des coûts de production, ou quand le produit ne répond pas aux critères de taille et d’aspect édictés, il est plus rentable pour l’agriculteur de laisser les aliments que de les récolter. Dans les marchés majoritaires ou dans les centrales d’achat, les aliments doivent passer par une sorte de « concours de beauté » qui répond à des critères établis par les grandes chaînes de supermarchés. Dans la grande distribution (supers, hypermarchés...), qui nécessitent un nombre élevé de produits pour être toujours en permanence remplis, même si une bonne partie deviennent caducs et doivent être jetés, il se produit des erreurs dans la confection des commandes, il y a des erreurs de conditionnement et une détérioration des aliments frais. Dans d’autres points de vente au détail, comme les marchés ou les petits magasins, on jette ce qui ne s’est pas vendu.

D’après un rapport de la Fédération espagnole d’Hôtellerie et de Restauration, dans les restaurants et les bars, où 60% des gaspillages sont la conséquence d’une mauvaise prévision ; 30% des aliments sont dilapidés pendant la préparation des plats et 10% correspond à ce que les consommateurs laissent dans leurs assiettes. A la maison, les produits se gâtent parce que nous avons acheté plus que ce dont nous avions besoin, poussés à acheter de trop par les promotions de dernière minute et les réclames de type 2 pour le prix de 1, ou parce que nous ne savons pas interpréter un étiquetage confus ou par des empaquetages qui ne correspondent pas à nos besoins.

Le gaspillage alimentaire a des causes et des responsables divers, mais, en fin de compte, il répond à un problème structurel et de fond : les aliments sont devenus des marchandises que l’on vend et que l’on achète et leur fonction principale, celle de nous nourrir, est passée à l’arrière plan. Ainsi, si la nourriture ne remplit pas certains critères esthétiques déterminés, sa distribution n’est pas considérée comme rentable, elle se gâte avant terme et on s’en débarrasse. L’impact de la globalisation alimentaire au service des intérêts de l’agro-industrie et des supermarchés, qui promeuvent un modèle d’agriculture énergivore, dépendant du pétrole, délocalisé, intensif, qui entraîne la perte de biodiversité et de la paysannerie, a une grande responsabilité dans tout cela. Peu importe que des millions de personnes souffrent de la faim. L’important c’est de vendre. Et si tu ne peux pas acheter, tu ne comptes pas.

Et que se passe-t-il pour celui que tente de recueillir la nourriture excédentaire ? Il se retrouve soit avec un conteneur fermé sous cadenas - comme l’a décidé le conseil municipal de Girone pour les dépôts face aux supermarchés, prétextant « l’alarme sociale » face au fait que de plus en plus de personnes cherchent de la nourriture dans les poubelles - ; ou bien il faudra payer une amende de 750 euros pour avoir fouillé dans les containers madrilènes. Comme si la faim et la pauvreté étaient une honte ou un délit, alors que ce qui est honteux et criminel ce sont les tonnes de nourriture que l’on jette quotidiennement et qui sont le fruit des diktats de l’agrobusiness et des supermarchés, avec la bénédiction des administrations publiques.

Les supermarchés nous disent qu’ils donnent de la nourriture aux banques alimentaires, dans une tentative de se blanchir. Mais, d’après une étude du Ministère de l’Agriculture, de l’Alimentation et de l’Environnement, seulement 20% d’entre eux le font. Et cela, en outre, n’est pas une solution. Donner de la nourriture peut être une réponse d’urgence, un pansement, voir un garrot en fonction de la blessure, mais il est indispensable d’aller à la racine du problème, aux causes qui provoquent le gaspillage et remettre en question le modèle agroalimentaire pensé non pas pour nourrir les personnes mais pour produire le profit d’une poignée d’entreprises.

Nous vivons dans le monde des paradoxes : des gens sans maison et des maisons sans gens ; des riches plus riches et des pauvres plus pauvres ; du gaspillage de nourriture et des gens qui ont faim. On nous dit que le monde est ainsi fait et que c’est une question de malchance. On nous présente cette réalité comme inévitable. Mais ce n’est pas vrai. Et en dépit du fait que le système et les politiques actuelles se disent neutres, elles ne le sont pas. Elles sont déterminées par des choix idéologiques clairement réactionnaires : elles cherchent le profit et la survie de quelques uns sur le dos de la grande majorité. Ainsi fonctionne le capitalisme, même lorsqu’il s’agit de manger.

*Article publié dans Público, 01/01/2013.
**Traduction française pour Avanti4.be : Ataulfo Riera.

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Esther Vivas @esthervivas | facebook.com/esthervivas | www.esthervivas.com

Esther Vivas

Auteur de "En campagne contre la dette” (Syllepse, 2008), co-coordinatrice des livres en espagnole "Supermarchés, non merci" et "Où va le commerce équitable ?" et membre de la rédaction de la revue Viento Sur (www.vientosur.info).

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