Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

De l’impérialisme russe… et de la cécité d’une certaine gauche politique

La guerre de libération du peuple ukrainien pose la question du colonialisme et de l’impérialisme russe. Un détour par le cas tchétchène, autre territoire envahi par l’armée russe dans un passé récent, éclaire la situation présente.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/10/01/de-limperialisme-russe-et-de-la-cecite-dune-certaine-gauche/

photolorilorito

Zaventem, début novembre 2022. Une salle de gym pleine comme un œuf. On entre par le fond. Des dizaines de Tchétchènes en exil sont rassemblé·es à l’occasion de l’anniversaire de la déclaration d’indépendance tchétchène du 1er novembre 1991.

«  Chère gauche occidentale, on ne vous demande pas d’aimer l’OTAN mais la Russie n’est pas l’acteur menacé et en danger ici. »
Lettre du mouvement polonais de gauche Razem « Ensemble » aux gauches occidentales, 1er mars 2022.

Derrière la tribune, un drapeau frappe l’observateur : loin des couleurs verte et noire du drapeau indépendantiste tchétchène, l’emblème du loup est cerclé de bleu et de jaune : les couleurs de l’Ukraine. L’invasion massive de l’Ukraine a en effet été lancée il y a plusieurs mois déjà. Au fil de la journée, se succèdent à la tribune Itchkérien·nes (partisan·es de l’indépendance de la Tchétchénie [1. Historiquement, l’Itchkérie désigne le territoire tchétchène, alors que le mot tchétchène a été assigné par le colonisateur russe.] ), exprimant leur soutien à la résistance ukrainienne, et intervenant·es ukrainien·nes en visioconférence depuis Kiev, dont certain·es commencent leur allocution par le traditionnel « Marcho dorila » tchétchène : « Sois libre ! ». Dans la salle, deux femmes ukrainiennes avancent jusqu’au micro pour remercier les autorités itchkériennes en exil d’avoir rebaptisé une place de Djokhar (nom que les Itchkérien·nes utilisent pour désigner Grozny, en hommage au premier président indépendantiste tchétchène Djokhar Doudaev) « place de la Rada ukrainienne », après que cette dernière a adopté, le 18 octobre 2022, une résolution reconnaissant la République d’Itchkérie comme étant sous occupation russe.

Un vécu partagé

Occupation et désoccupation, empire russe et guerre coloniale, liberté et oppression : ces mots rythment tous les discours, ponctués de témoignages en miroir. Aux descriptions de Grozny rasée par deux fois en 1994-95 et 1999-2000, correspondent les évocations de Marioupol détruite en 2022. Aux témoignages sur les tortures perpétrées dans les territoires ukrainiens occupés par la Russie, répondent ceux sur le système de filtration mis en place par les structures de forces fédérales russes en Tchétchénie au fil des deux guerres (1994-1996 ; 1999-2009). Aux souvenirs d’Ukrainiens partis se battre dès 1994 aux côtés des indépendantistes tchétchènes, répond l’évocation des bataillons tchétchènes engagés côté ukrainien depuis 2014, dont le bataillon « Djokhar Doudaev » et le bataillon « Cheikh Mansour », du nom du premier leader de la résistance à la colonisation du Caucase par l’armée tsariste, à la fin du XVIIIe siècle. À l’évocation de la déportation par Staline de l’ensemble du peuple tchétchène en 1944, passif qui fut largement convoqué par les indépendantistes à la fin des années 1980 pour asseoir la légitimité de leur projet, répond celle de la famine ukrainienne de 1932-33 et de la déportation des Tatars de Crimée.

Les événements de ce type se multiplient en Belgique et sur les réseaux sociaux, montrant la connivence et la solidarité entre Ukrainien·nes et Tchétchènes qui s’emparent d’une question séminal : celle de l’empire russe et de sa compulsion de répétition.

C’est donc à l’expérience de l’assujettissement et à l’expression d’un combat de libération nationale que l’on assiste à travers ces récits. Ils mettent en relief la prégnance de cette expérience dans la longue durée, et nous invitent à interroger les mutations des politiques impériales russes par-delà les changements de régime – tsariste, soviétique, post-soviétique. De façon réflexive, ils nous conduisent à pointer les différences et similitudes de cet impérialisme avec les expériences coloniales véhiculées par l’imaginaire occidental, forgé essentiellement à travers la connaissance des empires occidentaux ultramarins. Parmi les différences, celle de la limite est saillante : alors que la frontière entre la métropole et la colonie est matérialisée par la mer dans le cas des empires français, belge, britannique – on parle même de « théorie de l’eau salée » en référence à la résolution de l’ONU sur les peuples coloniaux –, comment tracer géographiquement ce qui serait la fin de la métropole russe et le début de la colonie tchétchène ? L’avancée progressive de l’empire par l’installation des stanitsas, ces villages cosaques au service de l’armée tsariste, au Caucase du Nord à partir du XVIe siècle, puis de façon accélérée à la fin du XVIIIe siècle, se fait dans un continuum territorial. Il n’en reste pas moins qu’elle est l’expression d’une conquête et se heurte à une résistance farouche de peuples nord-caucasiens, dont les Tchétchènes. Dans le cas ukrainien, on retrouve le même type de questions, avec des singularités, comme celle de la participation active de Cosaques ukrainien·nes à l’affirmation du territoire ukrainien, qui s’inscrit à front renversé par rapport au rôle d’autres Cosaques, eux au service de l’Empire.

Sous le signe de la domination

Concomitance et similarités : l’imam Chamil, qui mena la résistance nord-caucasienne au XIXe siècle, n’a-t-il pas correspondu avec Abd El Kader, autre chef, également militaire et religieux, qui mena quant à lui la résistance à la colonisation française du territoire de l’actuelle Algérie ? L’histoire des relations russo-tchétchènes se poursuit sous le signe de la domination, malgré un discours d’émancipation tenu par les Soviétiques et des dynamiques contradictoires combinant promotion des minorités nationales (T. Martin parle d’« empire de la discrimination positive » pour les années 1920) et réactualisation de logiques de domination et d’oppression, exacerbées à partir des années 1930.

Toujours à l’époque soviétique, la réactualisation d’éléments de la politique tsariste – statut supérieur de la langue russe et russification, supériorité d’une « haute culture », envoi de cadres slaves dans les périphéries – se double du contrôle politique d’un État-parti unique, dont l’idéologie se décline localement selon des modalités complexes. Malgré l’affirmation de droits égaux par la Constitution soviétique, la réalité d’un statut subalterne est maintenue, sans parler des crimes de masse commis par l’État soviétique, qu’il s’agisse de l’Holodomor (environ quatre millions de morts ukrainiens d’après les travaux d’historien·nes) ou des déportations de peuples entiers (Tchétchènes, Ingouches, Karatchaïs, Balkars, Tatars de Crimée notamment) affublés du stigmate de traîtres, dont l’existence même est rayée, tant de l’encyclopédie que des cartes de géographie soviétiques.

Dans le cas ukrainien, les représentations du binôme domination/assujettissement agissent différemment, notamment dans l’imaginaire occidental. La grande proximité linguistique, l’appartenance à la famille slave et au christianisme par-delà les subdivisions, présentent des différences par rapport à la relation russo-caucasienne. Pour autant, l’interdiction de publier en langue ukrainienne promulguée en 1863 et d’utiliser le mot « Ukraine », conjuguées à la promotion d’écrivains de langue russe, confinent la langue ukrainienne, et ce qu’on pourrait appeler « l’ukrainité », à un statut inférieur. La promotion sociale et professionnelle, comme le pouvoir symbolique, passent par l’usage du russe, tandis que la langue ukrainienne est associée à la paysannerie. Les travaux d’historien·nes majeur·es sur l’Holodomor montrent la dynamique anti-ukrainienne en tant que telle, même si la famine touche aussi une partie de l’Ouest de la Russie et du Nord du Kazakhstan. Plusieurs décennies plus tard, la réécriture de l’histoire par Vladimir Poutine – notamment dans sa tribune du 12 juillet 2021, puis dans ses discours de 2022 – nie l’existence sui generis d’un peuple ukrainien distinct du peuple russe, remettant donc en question l’indépendance et la souveraineté de l’État ukrainien, que la Russie avait pourtant reconnu après l’effondrement de l’Union soviétique.

Un paradoxe criant

En filigrane, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, c’est cet attelage entre décolonisation et démocratisation – au cœur des enjeux liés à l’effondrement de l’Union soviétique – qui, aussi étrange que cela puisse paraître, ne semble pas percoler dans une partie de la gauche occidentale, prompte à vouloir voir, dans une logique rappelant le campisme, un bloc de l’Est compact et homogène, dans lequel les individus n’auraient pas de légitimité à s’emparer de leur citoyenneté, ni à revendiquer les droits et libertés dont jouissent les citoyen·nes des démocraties occidentales. Bloc dans lequel le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et les combats anti-impérialistes n’auraient pas droit de cité. Comment, ce qui semble pourtant faire partie du logiciel historique de la gauche, à savoir le soutien aux combats d’émancipation, l’anticolonialisme, l’anti-impérialisme, peut-il à ce point passer par pertes et profits au sein d’une certaine gauche ? Preuve en est, la manifestation du dimanche 26 février 2023, à Bruxelles, qui, par un réflexe anti-OTAN, choisit de ne voir qu’un impérialisme – l’impérialisme américain –, renie sans scrupule les valeurs d’émancipation et dénie à un peuple agressé son droit de légitime défense et, par conséquent, son droit à l’existence.

Aude Merlin

Aude Merlin est chargée de cours en sciences politiques à l’ULB, membre du CEVIPOL et spécialiste de l’espace postsoviétique.

https://www.revuepolitique.be/de-limperialisme-russe-et-de-la-cecite-dune-certaine-gauche/

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