Le diagnostic est à la mode et on l’entend partout : « On n’a jamais connu une telle incertitude ! » Il fleurit sur les réseaux sociaux, surtout chez les partisans des candidats en difficulté, François Fillon au premier chef. L’affirmation leur permet de ne pas désespérer, en remettant les compteurs à zéro.
Il se trouve que ce constat est faux. Nous avons toujours vécu dans cette attente anxieuse à trois semaines d’un rendez-vous électoral décisif. En 2012, en dépit des sondages, personne ne pouvait prédire qui de François Hollande ou de Nicolas Sarkozy sortirait en tête du premier tour. En 2007, nul ne pouvait prévoir que l’effondrement de Jean-Marie Le Pen placerait le même Sarkozy hors de portée de Ségolène Royal. En 2002, le suspens était à son comble dans la rivalité Chirac-Jospin et il s’est passé ce qu’on sait. En 1995, les paris se jouaient entre Chirac et Balladur et c’est Jospin qui les a mis d’accord au premier tour. Etc.
Les sondages étant des sondages, et l’élection une élection, il y a toujours une totale incertitude à l’approche d’un scrutin, et souvent des surprises au moment d’ouvrir les urnes. De ce point de vue, le rendez-vous de 2017 ne fait pas exception. Il est banalement conforme à la règle. La règle de la démocratie. On n’est jamais certain du résultat, c’est même pour ça qu’on organise une élection…
Il y a cependant des événements exceptionnels, depuis le mois de novembre, c’est-à-dire depuis la primaire de la droite. Ils indiquent une direction. Les primaires ont conduit à des résultats qui chamboulent tous les repères, et qui donnent le vertige aux partis jusque-là dominants. C’est ce charivari qui leur fait dire que nous sommes dans un brouillard impénétrable. La radicale nouveauté du rendez-vous de 2017, c’est que d’habitude, dans une attente insoutenable, nul ne savait qui du PS ou de la droite classique apparaîtrait à l’écran comme l’image de Mitterrand en 1981. Alors que là, ce pourrait être ni l’un ni l’autre.
Des lignes de force se dégagent bel et bien de cette campagne extraordinaire. Elles sautent aux yeux. Elles sont tellement évidentes qu’elles ajoutent à l’angoisse du camp Fillon et au désordre du PS.
Depuis novembre, comme on l’a dit maintes fois depuis que Jean-Luc Mélenchon a importé de Grèce le concept de « dégagisme », nous assistons à la chute du personnel politique qui semblait destiné à se perpétuer jusqu’à la fin des temps. Sarkozy a été « blasté », Hollande marginalisé, et son dauphin obligé, Manuel Valls, sorti avec perte et fracas.
Il s’est passé autre chose. Un phénomène identique dans la primaire de droite et dans celle du PS. Non seulement les électeurs ont donné un coup de balai, mais ils ont aussi éprouvé des coups de cœur, quasiment des coups de foudre. Pour qui ? Pour un rival présumé puissant ? Pour un Juppé à droite ? Pour un Montebourg à gauche ? Non, pour un outsider. Pour un battu d’avance. Pour un petit avec lequel les électeurs ont écrasé la certitude des grands. Fillon pesait moins de 10 %, et Hamon était presque un inconnu. Dans les deux cas, le même scénario s’est reproduit. Une émission de télévision, un débat, les sondages qui notent un mouvement en faveur du petit outsider, et au bout du compte l’élection qui multiplie par deux sa montée en puissance.
Cet enchaînement est-il transposable à l’élection présidentielle ? Nous verrons. Mais force est de constater qu’il se passe avec Jean-Luc Mélenchon ce qui s’était produit avec Fillon et Hamon. Une espèce de découverte énamourée, une ascension soudaine dans l’ensemble des sondages. Si le courant des primaires se confirme dans l’élection générale qui nous attend, nul ne peut dire où s’arrêtera le candidat des « insoumis ».
Tout porte à croire que l’électorat est animé par une idée bien arrêtée : éjecter les favoris. Et qu’il le fait en s’attachant au challenger auquel le pronostic officiel n’accorde aucun écho, mais qui sait se faire entendre.
Si c’est le cas, la droite classique a raison de se préparer au pire. Fillon peut toujours se bercer d’illusion en se souvenant de sa percée des primaires, il a changé de statut. Il était un second rôle, ce qui l’a propulsé, mais sa victoire en a fait une tête d’affiche et l’a placé sur le toboggan. Il est devenu un hyper favori de l’élection présidentielle, quasiment un locataire de l’Élysée. Le mélange de ses petites affaires et de l’argent public n’a fait qu’accélérer un processus de « dégagement » qui s’est enclenché dès la fin du mois de novembre.
Pour inverser la donne, il faudrait que survienne en France un mouvement exactement contraire à tout ce qui s’est passé depuis l’automne. Un retour vers les pouvoirs classiques, rejetés depuis des mois, parce que le peuple, dans le secret de l’isoloir, aurait peur de l’inconnu. Fillon le repoussoir deviendrait alors, même en se bouchant le nez, Fillon le rassurant. C’est d’ailleurs cet argument que le candidat, à la barre de son Titanic, essaie d’ancrer dans les esprits, en répétant à tous les vents qu’il serait le seul à disposer d’une majorité insubmersible à l’Assemblée nationale.
Dans ce mauvais contexte pour François Fillon, et cette bonne tendance pour Jean-Luc Mélenchon, quid de Marine Le Pen et d’Emmanuel Macron ?
Marine Le Pen a un atout majeur, en même temps qu’un handicap. L’atout, c’est que son parti est devenu l’outil de référence pour cogner sur les pouvoirs en place. Le handicap, c’est qu’elle-même est une puissance établie. Elle est donnée imbattable ou presque au premier tour, son électorat est stable, mais depuis plusieurs semaines elle campe sur son territoire, sans l’élargir, voire en reculant un peu. Il n’existe aucune raison objective pour que la PME Le Pen, établie depuis trente ans, ne subisse pas, au moins un peu, les effets du dégagisme ambiant.
Emmanuel Macron est un ovni politique, c’est son attrait et sa fragilité. Il a eu l’habileté de s’extraire à temps du gouvernement, ce qui lui donne l’allure d’un transgressif, il attire l’aile droite du PS et rassure l’aile gauche de la droite. Sa nature composite est sa force essentielle mais aussi sa faiblesse consubstantielle. À force de laisser venir à lui des orphelins du PS déchiré et des enfants de la droite à la dérive, il va finir par devenir le rendez-vous des « dégagés ». On le compare à une bulle appelée à éclater, et nous l’avons fait ici même. Il faut pourtant admettre, à trois semaines de la ligne d’arrivée, que le phénomène ne s’est pas produit. Macron n’a pas explosé en vol, et rien ne dit qu’il le fera les jours prochains. Il est le candidat mystère en dépit de son pedigree connu, et même le facteur déterminant d’un scrutin impitoyable avec les figures établies.
Conclusion générale : à moins d’un retournement de tendance qui serait un dernier coup de théâtre, le premier tour a de bonnes chances de se jouer entre trois candidats : Marine Le Pen, Emmanuel Macron, et Jean-Luc Mélenchon…